Le "plan B" de Moufid

Athènes -- Voici la suite du périple de Moufid, réfugié syrien et restaurateur d'Alep, rencontré à Athènes au mois de juin. J'avais raconté fin août sa chance inouïe d'obtenir en moins de six mois l'asile en Grèce, et par conséquent la possibilité d'aller au moins en visite en Allemagne, où il a vécu plus jeune et où il a deux frères et une fille.

Une rencontre qui m'a offert un autre point de vue sur la vie de ces réfugiés d'Athènes, et sur la manière dont les plus débrouillards, ou les plus aisés, parviennent à s'extraire de la Grèce malgré les murs physiques et légaux érigés par l'UE.

Moufid vise toujours l'Allemagne, mais en attendant de pouvoir la rejoindre pour de bon, son "plan B", rester en Grèce, pourrait l'emporter.

Moufid, à l'aéroport d'Athènes, avant de partir pour l'Allemagne, le 28 octobre 2016. (AFP/ Angelos Tzortzinis)
Des réfugiés à l'aéroport d'Athènes, attendent un embarquement pour la France, le 3 novembre 2016, dans le cadre d'un programme d'accueil de l'UE. (AFP / Louisa Gouliamaki)

 

Des réfugiés dorment à même le sol, dans le camp de Souda, sur l'île de Chios, en novembre 2016, après la destruction de leurs abris par des inconnus. (AFP / Pantelis Fykaris)

 "J'ai 61 ans, j'ai roulé ma bosse, je sais reconnaître quelqu'un en qui je peux avoir confiance" : c'est ma chance. Depuis le premier café que nous avons pris ensemble en juin, Moufid a estimé qu'il pouvait tout me dire, malgré mon métier.

D’emblée, il m’avait raconté que grâce à un passeur et des papiers volés, il avait réussi, en mai, à gagner Athènes en avion juste après son arrivée en canot sur l'île de Chios. Ce qui lui a évité d’être consigné là-bas pendant des mois, comme 16.000 personnes le sont actuellement, par le rigoureux accord UE-Turquie entré en vigueur le 20 mars.

Il m'avait tout aussi spontanément montré la carte d'identité espagnole payée 350 euros, qu'il comptait utiliser pour s'envoler vers l'Allemagne. Moufid fait toujours le même geste pour désigner un vol en avion vers l'Allemagne : il place sa main droite en pente à 45° devant son visage, avec un air entendu.

Mais, et c'était pour lui une confession bien pire, il n'avait pas eu la témérité de braver la police d'aéroport avec sa carte espagnole. Après des semaines de réflexion, il s'était résolu à procéder légalement, en demandant l'asile en Grèce, sans rien cacher de ses conditions d'arrivée. Il avait obtenu l'asile le jour même, un miracle que ni lui ni les professionnels (non grecs) de l'asile que j'ai interrogés ne s'expliquent.

Moufid, dans sa petite chambre d'Athènes, le 28 octobre, avant un voyage de reconnaissance en Allemagne.

J'ai suivi la suite comme on regarderait son feuilleton préféré. Début septembre, dans la foulée de l'asile, Moufid a obtenu un permis de séjour de trois ans. Quatre semaines plus tard, je l'ai accompagné au petit matin à la police, pour récupérer son passeport de réfugié, qui lui autorise des voyages à l’étranger de trois mois maximum, où il veut, sauf en Syrie.

Etre réfugié, c'est apprendre à garder son calme, lorsqu'à 09h40 à peine, après deux heures et demie d'attente, mal protégé de la pluie par des bâches, un agent grec clame : "Les permis de séjour et passeports, terminé pour aujourd'hui!". Le lendemain, en venant encore plus tôt, Moufid a récupéré son sauf-conduit, valable cinq ans.

A lui la liberté. Il a pris l'avion pour Berlin le 28 octobre.

En arrivant à Athènes, il logeait dans un petit hôtel. Il a pris fin août une colocation, moins chère, dans un quartier très fréquenté par les réfugiés. Une chambre, claire et propre, louée par une grande brune polonaise, qui en propose une dizaine dans le quartier. 

Un jeune garçon, dans un camp de fortune, près du village grec d'Idomeni, à la frontière avec la Macédoine, le 8 mars 2016. (AFP / Dimitar Dilkoff)

Sur les quelque 48.000 réfugiés actuellement coincés en Grèce continentale par la fermeture fin février des frontières au nord, la majorité vivent dans des camps répartis dans tout le pays. Dans la capitale, il y a surtout ceux en voie d'être "relocalisés" dans un autre pays de l'UE, et qui sont logés par l'Etat et les ONG, ceux qui ont les moyens de louer un logement comme Moufid, ou ceux qui vivent dans les squats autogérés mis en place par la mouvance grecque de gauche.

Moufid avait pour colocataire Eva, une autre Polonaise, retraitée, qui n'aimait pas qu'il fume dans le logement, mais qu'il amadouait en lui cuisinant des petits plats.

Il passait de toute façon l'essentiel de ses journées à boire des expressos à la terrasse d'un café qu'il avait surnommé "mon bureau". Son air respectable, son humour et son autorité naturelle en avaient fait en deux mois une figure du quartier, à qui on vient aisément parler.

A la fois Syrien, musulman sunnite pas très pratiquant, et bon connaisseur de l'Europe après dix ans en Allemagne de 1975 à 1985, il avait notamment un regard aiguisé sur les autres réfugiés d'Athènes.

Et sur les effets induits par un soudain changement de culture : la jeune et jolie mère de famille syrienne, voilée, qui se demande si elle a toujours envie de rejoindre en Allemagne le mari qu'elle n'a pas vu depuis deux ans.

Le couple dont la femme est tombée amoureuse d'un autre réfugié ("non mais vise-moi cet idiot, elle flirte sous ses yeux et il ne voit rien"); l'Irakienne de 23 ans, enceinte de sept mois et demi, refoulée une première fois à l'aéroport d'Athènes, qui cherche à la fois un nouveau passeur et une échoppe où se faire faire un piercing à la lèvre inférieure...

Des réfugiés en attente d'un transfert au Portugal, reçoivent des informations de l'Organisation international pour les migrations, à Athènes le 9 novembre 2016. (AFP / Louisa Gouliamaki)
Des femmes font la vaisselle dans une école désaffectée transformée en asile pour réfugiés syriens et afghans, à Athènes, en juillet 2016. (AFP / Aris Messinis)

 

Depuis son café, Moufid avait aussi un point d’observation en or sur les passeurs et leur trafic. "Regarde, ils sont en plein deal"...La scène était toujours la même, les passeurs et leurs clients attablés, tous plutôt raides, parlant peu, et d'argent sans aucun doute.

La fermeture des frontières et l'accord UE-Turquie sont clairement un obstacle très relatif pour ceux qui ont 5.000 euros par personne à mettre dans un aller simple vers l'Europe du nord. Aussi paradoxal que cela paraisse, m'avait expliqué Moufid, au niveau de rémunération qu'ils exigent pour un résultat garanti (du premier coup ou pas), les passeurs sont plutôt des gens sérieux. Ils ont une réputation à défendre et n'encaissent l'argent que lorsque le client est arrivé à bon port.

Moufid étant très à l'aise avec ces voisins de table, comme avec le reste de la terrasse, il a régulièrement mis des compatriotes en contact avec eux. "Sans jamais prendre un euro", m'a-t-il affirmé, et je le crois.

Dans une Grèce théoriquement verrouillée aux arrivées comme aux départs illégaux, il disait régulièrement des choses aussi iconoclastes que : "J'ai des amis d'Alep qui arrivent la semaine prochaine, ils me demandent de les aider à se débrouiller dans Athènes en attendant que..." . Geste de la main à 45°.

Une autre fois, il attendait une autre de ses connaissances, devant être directement amenée de Turquie à Athènes sur le yacht personnel d'un Grec qui arrondissait ainsi ses fins de mois.

Des enfants, dans le port du Pirée, attendent avec d'autres migrants et réfugiés un transfert vers un camp de réfugiés au centre du pays, le 10 mars 2016. (AFP / Louisa Gouliamaki)

Certes, il faisait un drôle de réfugié, Moufid, toujours habillé de frais, chemise ou polo de marque, très loin de l’image misérable que l’on peut s’en faire. Il s'insurgeait qu'on puisse douter de sa condition. "Je suis un réfugié! J'ai tout perdu chez moi... J'ai besoin de paix, comme tous les Syriens". "Mais, ajoutait-il fièrement, je ne suis pas là pour demander de l'argent ou de l'aide". Il soulignait "ne même pas savoir où se trouve Praxis à Athènes", l'une des principales ONG de soutien aux réfugiés.

Il convenait qu'il avait eu une chance incroyable avec sa demande d'asile. "Mais la chance n'est pas tout. Tu vois, je n'ai jamais joué au loto dans ma vie, mais je n'étais pas mauvais au poker. Parce qu'au poker, quand tu n'as pas de chance, il reste le calcul et la psychologie".

Une famille syrienne, réfugiée en Grèce depuis sept mois, et ayant abandonné tout espoir d'atteindre l'Allemagne, repart vers la Turquie. Alexandropouli, 26 octobre 2016. (AFP / Sakis Mitrolidis)

Avant de partir en Allemagne, attendu avec joie par sa famille, il était confiant de pouvoir, avec un bon avocat, y obtenir l'asile : "j'y ai vécu dix ans, je parle allemand, j'y ai tenu un restaurant, deux de mes enfants y sont nés, et ma dernière fille, qui a 16 ans, y est actuellement réfugiée".

La jeune fille est arrivée avec sa mère, dont Moufid est séparé, fin 2015, quand l'Allemagne accueillait encore les réfugiés à bras ouverts.

Le jour du départ à Berlin, son visage ne rayonnait pas autant qu'on aurait pu s’y attendre : "Je repars de zéro. Il va falloir que je me remette à être dynamique. L'attente en Grèce est terminée, j'entame mon attente en Allemagne".

Quinze jours après, au téléphone. "Tout a tellement changé à Berlin! Je ne reconnais rien, j'ai perdu pas mal de mon allemand... Je me sens comme un étranger, j'ai besoin de temps... Et il y a tellement de réfugiés ici, tellement..."...

Et cette semaine : - "J'ai vu hier l'avocat, il m'a dit que ma seule chance de pouvoir rester en Allemagne est d'obtenir une réunification familiale avec ma fille... Elle est dans une structure pour réfugiés à Magdebourg (à 150 km à l'ouest de Berlin)... Je ne l'ai même pas encore vue, on n'a pas le droit de lui rendre visite"...

Un jeune garçon du camp de réfugiés de Skaramangas, à Athènes, le 24 juin 2016. (AFP / Aris Messinis)

En attendant que son dossier avance, Moufid va revenir à Athènes, pour ne pas perdre le bénéfice de son asile en Grèce.

Il veut ouvrir une nouvelle affaire de restauration. Il a calculé que cela lui en coûterait au moins 100.000 euros à Berlin, mais peut-être pas plus de 30.000 à Athènes. S'installer pour de bon ici, avec la faculté d’aller quand il le désire en Allemagne, lui paraît finalement un plan B très acceptable....

- "Au fait..." - "Oui?" - "Tu te souviens de la petite Irakienne enceinte?" - "Evidemment! Tu as de ses nouvelles, depuis un mois?" - "Mais oui. Elle est ici, à Berlin".

Avant de quitter Athènes, Moufid avait demandé à un passeur de faire quelque chose pour la jeune femme. Celui-ci lui a finalement donné pour rien des papiers bulgares très ressemblants... Tête nue, arborant un pendentif en forme de croix et son piercing tout neuf, elle a passé sans encombre les contrôles d'aéroport jusqu'à Rome, avant de prendre des trains jusqu'à Berlin, où naîtra son fils ...

 

Odile Duperry