Moufid, réfugié syrien, sur la place Omonia à Athènes en août 2016 (AFP / Angelos Tzortzinis)

« J'ai horreur d'attendre, et je passe ma vie à ça »

Pendant plusieurs mois, les journalistes de l’AFP suivent pas à pas le parcours de réfugiés à différents stades de leur périple vers l’Europe. Après Ahmad, Alia et Adam, famille irakienne échouée aux Pays-Bas au terme d'une périlleuse traversée de l’Europe, voici Moufid, restaurateur d’Alep contraint à une longue attente en Grèce, où il a obtenu l’asile.


ATHENES - Moufid était restaurateur à Alep, en Syrie, et la guerre a détruit ou fermé ses quatre établissements. Seul, il s'est lancé à son tour vers la Grèce, comme 1,15 million de personnes avant lui depuis l'an dernier, avec l’espoir d’arriver en Allemagne où il a vécu jeune, et où vit une partie de sa famille.

Sauf qu’arrivant au mois de mai, deux mois après l'entrée en vigueur de l'accord UE-Turquie qui prévoit, d’abord la consignation sur leur île d’arrivée (généralement Lesbos, Samos, Chios, Leros ou Kos) puis  le renvoi systématique en Turquie des migrants et réfugiés arrivés après le 20 mars, il prenait tous les risques de voir son voyage tourner court.

Il a néanmoins réussi à gagner Athènes. Il a demandé l'asile en Grèce, espérant obtenir permis de résidence et document de voyage « Convention de 1951 » des réfugiés, qui lui permettront d'aller en Allemagne rendre visite à sa famille. S'il ne succombe pas à la tentation d'y rester pour de bon.


En attendant, ce sexagénaire pressé, contraint à l'attente, promène sa longue silhouette de café en café - il en boit huit par jour à peu près - place Omonia : à Athènes, cette place populaire, aux abords de laquelle la crise grecque se ressent fortement, est le rendez-vous de tous les migrants passant par la capitale. De nombreux trafics aussi, dont il est le témoin intéressé, jour après jour.

Combats dans le quartier de Leramun à Alep, le 26 juillet 2016 (AFP / George Ourfalian)

« J’ai résisté cinq ans à Alep, puis je suis parti en janvier. Je suis allé Beyrouth chez mon fils aîné, puis quatre mois chez ma fille à Mersin en Turquie. J'ai pensé y rester, mais je n'aime pas la politique, là-bas.

« En mai, aux alentours d'Izmir, j'ai pris un canot pneumatique avec des passeurs turcs, avec plusieurs dizaines d'autres personnes. On est arrivés sur l’île de Chios en pleine nuit. La police nous a accompagnés jusqu’au camp. Mais là, on nous a dit qu'il n'y avait pas de place (depuis l’entrée en vigueur du plan UE-Turquie, Chios est de loin l’île d’arrivée des migrants la plus débordée, avec désormais presque trois fois plus de personnes retenues que de places d’hébergement) et qu’il fallait revenir le lendemain pour s’enregistrer.

Le port de Chios, en avril 2016 (AFP / Louisa Gouliamaki)

« Je me suis fait conduire en taxi dans un petit hôtel, j’y ai passé six jours et je ne suis jamais revenu. Je me suis « débrouillé » pour gagner Athènes, comme beaucoup de monde depuis l’entrée en vigueur du plan UE-Turquie.

« Je vis à l'hôtel, place Omonia. C'est vraiment simple, mais correct.

« Des passeurs ici m’ont proposé l’Allemagne pour 5.000 euros. On consigne la somme, et ils fournissent passeports et billets d'avion jusqu'à ce que ça marche. Comment ils font ça, je n'en sais rien. Ils sont très professionnels.

« Mais 5.000 euros, c’est beaucoup. J’ai préféré acheter cette carte d’identité espagnole beaucoup moins cher. Tu trouves que la photo est ressemblante ? Si je mets mes lunettes sur mon crâne, comme ça, ça cache que j’ai un peu moins de cheveux que le type sur la photo, non ?

Moufid dans sa chambre d'hôtel à Athènes (AFP / Angelos Tzortzinis)

« Tout le monde sait bien ici qu’on ne risque rien à se servir de faux papiers. Au pire la police te les prend à l’aéroport, et te renvoie à Athènes en te disant de ne pas recommencer… Et tu recommences jusqu’à ce que ça marche.

« Je suis allé en train jusqu’à Thessalonique pour voir comment était la sécurité à l’aéroport. Mais je n’arrive pas à me décider. J’ai peur du moment où on va m’arrêter. La peur est devenue ma meilleure amie. Et je reste là, je ne sais pas pourquoi…

« Des semaines, des semaines, des semaines, des mois, des mois, des mois. J’ai toujours eu horreur d’attendre et maintenant je passe ma vie à ça.

« J'ai fait tant d'allers-retours dans ma vie entre la Syrie et l'Europe, où j'ai vécu treize ans dont neuf en Allemagne, ou la Turquie, l'Egypte, le Liban, rarement plus de deux ans au même endroit, que je me sens un peu comme Christophe Colomb.

Moufid, place Omonia (AFP / Angelos Tzortzinis)

« Et pour mes enfants - j'en ai quatre, mon fils de 39 ans né à Berlin qui habite à Beyrouth, ma fille de Turquie, un garçon qui est resté faire ses études à Alep, et une fille de 15 ans qui est en Allemagne avec sa mère - je suis Dieu. Mais qu’est-ce qui se passe quand Dieu a des problèmes ?

« J’ai décidé de demander l’asile en Grèce. De prendre un nouveau départ. Mais tout le monde me disait que c’est risqué de demander l’asile vu que je suis arrivé après le 20 mars, et que je ne suis pas enregistré. Je ne savais pas ce que j’allais leur raconter.

« En tant que Syrien, ayant un passeport et demandant l’asile en Grèce – et non une relocalisation dans un autre pays d’Europe -  j’ai obtenu l’interview en trois semaines.

Chambre d'hôtel avec vue (AFP / Angelos Tzortzinis)

« Je suis arrivé pour l’interview à sept heures du matin. Toute la nuit avant, j’avais fait du training psychologique entre moi et moi, je m’étais dit qu’il fallait être prudent. Finalement, j’ai dit la vérité.

« Un agent de l’asile m’a demandé « pourquoi la Grèce ? », j’ai répondu « Pourquoi pas ? ». Elle a dit : « Vous êtes sûr à 100% de vouloir rester ici ? » J’ai dit « à 110% ».

« A son collègue, j’ai dit qu’en mai  j’avais fait « Beyrouth, Turquie, Grèce », sans autre précision, je n’ai pas évoqué Chios et l’histoire de l’enregistrement, et ils ne m’ont rien dit.

« Ils m’ont posé des questions par rapport aux militaires, au gouvernement en Syrie. J’ai dit que je ne m’occupais pas de ça. Ils voulaient savoir si  j’avais des enfants, si j’étais chrétien ou musulman. J’ai dit que j’étais musulman, et sunnite.

(AFP / Angelos Tzortzinis)

« Chaque mot que j’ai prononcé était la vérité. Mais je ne suis pas rentré dans les détails. Et eux ne m’ont pas posé plus de six ou huit questions.

« Puis j’ai attendu un peu dans un couloir. Soudain la femme est arrivée en souriant. Elle m’a dit « félicitations », qu’on m’accordait le statut de réfugié, que je pourrais avoir le permis de résidence pour trois ans et des papiers pour voyager dans toute l'Europe.

« Je n’en revenais pas que ça ait l'air d'aller si vite, et les gens que je connais non plus. Pourquoi moi ? Je suis spécial ? Je suis Superman ? Ils ont écrit sur le papier que je craignais des problèmes en Syrie à cause de ma religion… Ah ? Je ne me souviens pas d’avoir dit ça…

« On m’a aussi donné un numéro. On m'a dit que dans cinq ou six semaines, le numéro allait apparaître sur le site de l'asile grec, et que je pourrai aller chercher mon permis de résidence. Et après mon titre de voyage. Avec ce document, peut-être que je vais quand même tenter de m’installer en Allemagne ou aux Pays-Bas. Mais si ça ne marche pas, je vais m’installer ici comme prévu, et je ferai du business avec ces pays, on verra.

(AFP / Angelos Tzortzinis)

« Je donne des cours d’allemand à des enfants de réfugiés dans un squat. Les enfants ont vite fait de te rendre dingue…  « Assieds-toi, ne bouge pas, écoute-moi… » Mais ça me fait plaisir de les aider.

« Avec la carte temporaire de demandeur d'asile, on m’a donné un fascicule, avec des noms d’ONG. Mais je ne suis pas une femme, je ne suis pas malade, j’ai honte de demander leur aide.

« Je vais quitter l’hôtel, j’ai trouvé pour moins cher une chambre au mois, plus grande, dans un appartement à dix minutes à pied d’Omonia, par une Polonaise qui en loue pas mal de cette façon, électricité comprise, autour de 200 euros.

« Ça ne me plaît pas vraiment, mais j'ai juste besoin d’un endroit à moi. Enfin. Pour y préparer mon café, et ma propre nourriture, avoir ma vie à moi, dormir, me lever quand je veux.

(AFP / Angelos Tzortzinis)

« En ce moment, je regarde le foot ou les JO à la télé. Pour le sport, ce n'est pas grave que les commentaires soient en grec.

« J'avais sympathisé avec un autre Syrien. Il m'a appelé l'autre jour pour voir si je voulais me balader en Grèce avec lui. J'ai dit, "mais enfin tu es là pour demander l'asile ou pour faire du tourisme"?

« Toute la journée je monte et je descends de l'hôtel sur la place. De 11h00 à 03H00 du matin à peu près. Je bois des cafés et je fume deux ou trois paquets de cigarettes. Tout le monde sait ici que je ne bois que du café, sans sucre. Je ne mange qu'une fois par jour, vers cinq ou six heures l'après-midi, des choses simples, du pain et du fromage, des fruits... Je n'aime pas rester longtemps à table, et je n'ai aucun appétit.

« Avec mon expérience de restaurateur, je pense qu'ils pourraient faire beaucoup plus d'argent, parfois, ici. Dans mes établissements en Syrie je faisais la promotion des spécialités d'Alep, place Omonia ils ne font pas ça. Alors qu'il y a des touristes partout parce qu'on est dans le centre d'Athènes et qu'il y a plein d'hôtels autour de la place!

La place Omonia à Athènes (AFP / Angelos Tzortzinis)

« Le patron égyptien de ce café, à vue de nez, il fait 700 ou 800 euros par jour de chiffre d'affaires. Mais il ne vend que des sandwiches au gyros (la viande qui tourne sur le grill), et des salades grecques sans sauce!  Moi je gagnerais au moins le double, rien qu'en installant un salad-bar. À Alep, je faisais des salades au thon en forme de fleur!

« Si tu restais ainsi comme moi toute la journée sur la place Omonia, tu verrais le nombre de gens qui ont besoin d'aide. Beaucoup de gens me parlent. Ils ont tous quelqu'un en France, en Allemagne, et eux sont ici... 90% des Syriens auxquels je parle disent qu'ils sont prêts à payer pour ne pas rester en Grèce.

« Moi si ça allait mieux en Syrie j'y retournerais demain. Mais je crois plutôt qu'il va falloir attendre dix ans. On est dans une sorte de troisième guerre mondiale lente...

(AFP / Angelos Tzortzinis)

« J'ai aussi commencé à rencontrer des gens arrivés après le 20 mars, qui ont demandé l'asile et viennent d'arriver de Mytilène (Lesbos) à Athènes légalement.

« Et depuis deux semaines, je vois quelque chose de nouveau : des Syriens qui ont obtenu l'asile en Allemagne et aux Pays-Bas, qui veulent retourner en Turquie parce qu'ils ne sont pas bien. Ils reviennent à Athènes, essaient de revendre leurs papiers de réfugiés, et partent ensuite vers le nord de la Grèce pour essayer de traverser le fleuve (Evros) et gagner la Turquie, où ils ne peuvent pas aller sans visa.

« Le garçon en tee-shirt noir, là-bas, c'est un Irakien, hier il a acheté ce genre de papiers pour 500 euros, je crois... C’est incroyable de se battre pour avoir des papiers de réfugié, et après de les abandonner si  facilement... »

(AFP / Angelos Tzortzinis)

Il y a actuellement, selon le gouvernement grec, 57.000 migrants et réfugiés en Grèce.

Un peu plus de 47.000 sont dans des camps, des squats ou à l'hôtel comme Moufid, en Grèce continentale. La plupart sont arrivés juste après la fermeture des frontières au nord de la Grèce, fin février, se retrouvant piégés dans le pays qu'ils comptaient simplement traverser en direction de l'Europe du nord.

Beaucoup de ceux-ci, quand ils y sont éligibles (surtout les Syriens et les Irakiens) sont enrôlés dans le programme de relocalisation permettant d'espérer l'asile dans un autre pays de l'UE, mais seulement 2.735 avaient effectivement bénéficié de ce programme fin juillet (dont 1.093 à destination de la France).

Les quelque 10.000 autres, auxquels Moufid aurait dû normalement appartenir, sont les personnes arrivées malgré l'entrée en vigueur du plan UE-Turquie le 20 mars - à un rythme quotidien considérablement ralenti depuis l'an dernier - et consignées depuis sur leurs îles d'arrivée, alors qu’à Lesbos, Chios et Samos, les camps sont plus que saturés.


Le plan, qui prévoyait le renvoi de tout le monde en Turquie, n'a pas du tout marché, la quasi-totalité de ces personnes ayant demandé l'asile en Grèce pour gagner du temps. Au 21 juillet, seules 468 des arrivés depuis le 20 mars (chiffres de la Commission européenne) avaient été renvoyés, les six derniers le 16 juin. Et il n’est pas sûr qu’une fois ces milliers de demandes d’asile traitées, la Grèce renverra finalement ces personnes en Turquie. Depuis le coup d'Etat manqué du 15 juillet en Turquie, l'UE s'inquiète aussi d'une possible recrudescence des arrivées, qui pour l'instant ne s'est pas matérialisée.

Des bateaux et des gilets de sauvetages abandonnés par les réfugiés à Lesbos, en juillet 2016 (AFP / Louisa Gouliamaki)

 

Odile Duperry