Des journalistes photographient des documents d'archives de l'ère communiste, censées prouver la collaboration entre Lech Walesa et la police secrète, à l'Institut polonais pour la mémoire nationale à Varsovie le 22 février 2016 (AFP / Wojtek Radwanski)

En Pologne, le « complot communiste » a la vie dure

VARSOVIE, 10 mars 2016 - Lech Walesa avait travaillé pour la police secrète communiste, la crainte et détestée SB ! En ce mois de février en Pologne, la nouvelle court en bas des écrans, tache les premières pages, hurle dans les radios. Plusieurs documents, trouvés chez la veuve de l’ancien ministre de l’Intérieur communiste Czeslaw Kiszczak le prouvent, il y a même des reçus signés par « Bolek », son nom de code, à côté de son nom de famille. Et, disent différents représentants du pouvoir, cela démontre que pendant 27 ans et jusqu'à tout récemment, la Pologne était manipulée par les héritiers du régime communiste et leurs sbires, qui tiraient les ficelles dans l'ombre grâce à des documents compromettants pour des hauts responsables actuels.

J’ai beau faire du journalisme depuis quarante ans, avoir vu mon lot de guerres et de coups tordus, j’ai le cœur lourd.

(AFP / Wojtek Radwanski)

Walesa, je le rencontre pour la première fois au Vatican, en 1981, lors de sa première sortie à l’étranger pour voir « son pape », « notre pape». La rédaction en chef de l’AFP – se rappelant que je parle polonais - me prélève au desk étranger et m’envoie couvrir cette visite.

Don du ciel

Avant d’assister à la rencontre historique avec Jean Paul II, par pur coup de chance et d’insolence, j’arrive à me faufiler dans le bus transportant sa délégation. Walesa m’impressionne. Homme très simple – sa langue était celle d’un ouvrier venu de la campagne –, visiblement un peu intimidé par ce qui lui arrive. Mais ce qu’il dit sonne juste, si juste.

Et, venant du chef du syndicat Solidarité, à peine enregistré, cela ouvre de vastes horizons d’espoir, totalement impensables deux ans plus tôt, pour le pays de mon enfance. Walesa me paraît un don du ciel ou du sort. Quelqu’un qui, pour des raisons mystérieuses, a une chance inouïe et réussit tout ce qu’il veut. Sa femme est une ex-fleuriste, belle, digne, intelligente, impression qui se renforce encore quand je l’accompagne – encore un hasard heureux – dans quelques magasins romains pour l’aider à faire ses courses.

Lech Walesa est porté en triomphe par ses camarades aux chantiers navals Lénine de Gdansk, après la signature d'un accord avec le gouvernement polonais le 30 août 1980 (AFP / Lehtikuva)

Moins d’un an plus tard, la nuit noire et froide de l’état de siège descend sur la Pologne. Walesa est interné. Mais il tient le coup, ne cède pas aux manœuvres de séduction des hommes de Jaruzelski, ni aux provocations. Il incarne toujours l’esprit indomptable du mouvement de Solidarité d’alors.

Interdit de visa polonais, je suis de loin la situation. La SB se déchaîne, cherche par tous les moyens à forcer les gens à devenir des mouchards, en les faisant chanter ou en les achetant avec de l’argent ou avec un passeport pour l’étranger. Certains agents seront découverts seulement vingt ans plus tard, provoquant souvent un choc douloureux chez leurs proches, parfois leurs conjoints.

Pas une goutte de sang

Puis, correspondant en Pologne entre 1992 et 1998, je revois Walesa président. Avec des sentiments mitigés. Il est mal entouré, maladroit, visiblement tendu malgré sa gouaille, et ses propos manquent souvent de clarté. Son porte-parole retient les journalistes après ses conférences de presse pour expliquer ce que le chef de l’Etat a voulu dire.

Manifestation du syndicat Solidarité à Zaspa, près de Gdansk, le 12 juin 1987 (AFP / Dominique Faget)

Mais cela n’enlève rien à ce qu’il vient d’accomplir. Des intellectuels et des artistes de haut vol tel Andrzej Wajda lui restent fidèles. La Pologne, libérée du carcan totalitaire par une révolution pacifique, change à vue d'œil. Pas une goutte de sang n’a été versée, en partie grâce à des compromis inévitables passés avec des communistes qui contrôlaient des rouages essentiels de l’Etat, dont l’armée et la police. Et le mouvement n’est plus réversible, même sous la présidence de l’ex-communiste Aleksander Kwasniewski, d'ailleurs converti à l’Europe et à la démocratie. La Pologne rejoint l’Otan, puis l’Union européenne.

Walesa, retiré à Gdansk, reste une icône, malgré des déclarations souvent enflammées et pas toujours réalistes. Il se promène à travers le monde, donne des conférences… On entend des voix sur ses contacts passés avec la SB. Il répond qu’il a « signé quelque chose » mais n’a pas collaboré et l’affaire en reste là.

Mais, pendant tout ce temps, une opposition conservatrice écartée du pouvoir par les libéraux et les centristes, irritée par l’impunité et, souvent, la prospérité insolente des ex-communistes, se persuade de plus en plus qu’un vaste réseau secret est à l’œuvre pour maintenir cet état des choses, animé essentiellement par d’anciens agents des services spéciaux.

De fil en aiguille, on commence à spéculer sur la chute même du communisme : et si la chute du mur avait été organisée par les communistes eux-mêmes, le KGB en tête, pour sauver ce qui pouvait encore l’être ? Et pour soutirer des milliards aux Occidentaux crédules ? Ceux qui n’arrivent pas à trouver leur place dans leur univers bouleversé, qui regrettent la sécurité de l’emploi et un certain égalitarisme de l’ancien régime communiste, sont tentés d’y croire.

Rapatriement du corps du président polonais Lech Kaczynski, tué dans une catastrophe aérienne à Smolensk, en Russie, le 11 avril 2010 (AFP / Andrey Smirnov)

Puis, en 2010, la catastrophe de l’avion du président Lech Kaczynski à Smolensk, en Russie, relance les théories de complot : les plus extrêmes – quoique sans aucune preuve – l’attribuent à un attentat russe. Un cran en dessous, on spécule sur un complot polono-russe pour faire capoter l’enquête sur les causes de ce drame national sans précédent.

Toute une littérature naît entretemps corroborant implicitement les théories du complot, ou tout du moins celles d’un « réseau » d’influences occultes, telle une toile d’araignée invisible. Un best-seller intitulé « Les enfants du département » retrace la généalogie de plusieurs journalistes influents, surtout ceux du puissant quotidien Gazeta Wyborcza, et montre que leurs parents avaient des liens soit avec la police politique, soit avec les hautes sphères du parti communiste. Il laisse entendre aussi que les deux principales chaînes de télévision privées ont été créées par des hommes du même milieu. Un roman de l’ancien opposant Bronislaw Wildstein, « La vallée des ténèbres », décrit la Pologne sous le même jour.

Mais la découverte de documents attribués à l’agent Bolek – un engagement à collaborer avec la SB, des rapports, des reçus pour de petites sommes d’argent, étalés sur six ans -, au moment où les conservateurs du parti Droit et Justice, conduits par Jaroslaw Kaczynski, ennemi juré de Walesa, viennent d'arriver au pouvoir, est accueillie par les partisans de la théorie du complot comme une confirmation ultime. Le chef de la diplomatie Witold Waszczykowski dit que Walesa avait pu être une « marionnette » aux mains de ses officiers traitants. Que l’on devrait savoir enfin si certaines décisions prises lors de la refondation de la Pologne indépendante répondaient à l’intérêt national ou, au contraire, étaient inspirées par « quelques services spéciaux intérieurs ou extérieurs ». La télévision publique TVPInfo passe en boucle des images vidéo des entretiens de Walesa souriant avec le général Czeslaw Kiszczak, ministre de l’Intérieur communiste. Une méthode de propagande qui rappelle de mauvais souvenirs.

Lech Walesa (à dr.) plaisante avec le ministre Czesaw Kiszczak (à g.) et le père Alojzy Orszulik avant une séance de négociations gouvernement-opposition à Varsovie, le 5 avril 1989 (AFP)

La réponse des partisans de Walesa – qui organisent d’importantes manifestations de soutien à Varsovie et à Gdansk – pourrait être réduite à deux mots : « Et alors ? »

En résumé : oui, il a eu des contacts avec la SB. Il leur a peut-être même donné quelques renseignements. Mais cela ne pèse rien face à son rôle historique extraordinaire. La tempête baisse un peu d’intensité après un démenti ferme de Walesa – « je n’ai jamais trahi personne, ni pris de l’argent » - et après la publication d’un des documents censés l’incriminer où la SB rompt avec lui en 1976, pour cause « d’attitude arrogante » et de « résultats insatisfaisants ».

Une "déclaration de coopération" signée Lech Walesa est exhibée parmi des archives de l'ère communiste, le 22 février 2016 à Varsovie (AFP / Wojtek Radwanski)

Mais cela n’empêche guère les hauts responsables de l’Etat, y compris le président Andrzej Duda lui-même, de répéter que ces documents « jettent une lumière nouvelle » sur la manière dont la Pologne était gouvernée depuis 27 ans. Un euphémisme pour accuser les gouvernements libéraux précédents d’avoir fait partie du « réseau ».

Douche froide

Cette idée de « complot » ou de « réseau » apparaît extrêmement utile pour le pouvoir, voire une arme à usage multiple. Ainsi, l’affaire du Tribunal constitutionnel, que le pouvoir cherche à paralyser, est justifiée par le fait que cette instance était prétendument acquise à des « intérêts » de certains groupes… Un autre complot – ou le même - qui ne dit pas son nom, mais qui s’étend à l’étranger expliquerait les critiques venant de la Commission européenne ou du Conseil de l’Europe et visant les conservateurs de Droit et Justice.

Des manifestants antigouvernementaux brandissent des portraits de Lech Walesa, le 28 février 2016 à Gdansk (AFP / Janek Skarzynski)

Cette vision des choses a encore de beaux jours devant elle. D’autant qu’elle n’est pas totalement inventée : le président de l’Institut de Liberté, un think tank conservateur, Igor Janke, me dit, raisonnablement, que s’il ne croit absolument pas à l’existence d’un grand réseau ex-communiste, il a pu y avoir des ententes locales, ponctuelles, de gens liés à l’ancien régime, pour promouvoir ou défendre leurs intérêts.

Le niveau d’émotion en Pologne ne risque pas de baisser dans les mois qui viennent. Dernière preuve : lorsqu’un pneu de la limousine du président polonais éclate et que le véhicule se retrouve dans le fossé (personne n’est blessé), un site web de droite suggère que c’est une tentative d’attentat.

Reste à savoir si l’esprit bagarreur propre aux Polonais est conciliable avec la croissance économique dont ils sont si fiers jusqu’à présent. Et si Bruxelles, qui a d’autres chats à fouetter, aura la volonté et les moyens de leur prodiguer une douche froide pour calmer leurs ardeurs.

Michel Viatteau est le directeur du bureau de l’AFP à Varsovie.

Lech Walesa à Caracas, le 19 février 2016 (AFP / Federico Parra)