La sentinelle et les voleurs d'enfants

Lagos - Lorsqu’elle avait 8 ans, la fille d’Aminu Abubakar, le correspondant de l’AFP à Kano, la deuxième ville du Nigeria, a demandé à son papa pourquoi il travaillait tout le temps. “Je lui ai expliqué que j’avais besoin de dire aux gens dans le monde ce qu’il se passe ici”, raconte le journaliste, la voix posée. 

“Ici” pour Aminu, c’est tout le Nord du Nigeria: environ 100 millions de personnes, douze années de conflit entre l’armée et Boko Haram, trois zones de graves troubles sécuritaires, des millions de déplacés, et à peu près tous les records en termes d’extrême pauvreté, de crise humanitaire et de violences.

Policier en patrouille dans le village de Unguwar Busa, dans l'Etat de Kaduna, après une tuerie ayant fait plus de 130 victimes dans la région en février 2019 (AFP / Cristina Aldehuela)
Enfant peule dans l'Etat de Kaduna (nord ) en avril 2019 (AFP / Luis Tato)

Nous, au bureau de l’AFP, nous sommes “dans le Sud”. A Lagos, mégalopole économique et culturelle bouillonnante. La vie à Lagos n’est ni facile, ni reposante, et elle est parfois dangereuse aussi, mais pour les Lagosiens, “le Nord” reste aussi étranger qu’un lointain pays. Et pour l’AFP, Aminu Abubakar, qui vient de fêter ses cinquante ans, est sa sentinelle. “Je ne peux pas aller me coucher sans être sûr que tout est calme”, m’a-t-il un jour confié.

Au bureau de Lagos, malgré toute l’admiration et le respect que nous portons à notre correspondant à Kano depuis déjà 21 ans, on redoute de voir le nom d’Aminu s'afficher sur nos téléphones. On sait qu’en général ça n'annonce rien de bon et que la nuit va être courte.

Je me souviens très bien du 31 décembre 2016, mon premier nouvel an de permanence au Nigeria. A 23h50, alors que je m'apprêtais à sabrer  le champagne et que les premiers feux d’artifices coloraient le ciel de Lagos, Aminu m’a envoyé une dépêche à éditer et à traduire: 

Qu’est-ce que l’on peut bien répondre après avoir reçu un mail pareil? “Happy New Year”? En vérité, on s’habitue malheureusement à traiter ce genre de nouvelles sinistres. Sûrement trop d’ailleurs. On finit par les écrire sur le coin de notre table de cuisine, tasse de café à la main, écouteurs sur les oreilles crachant de l’afrobeat et les derniers tubes de Wizkid ou Burna Boy. La vérité, c’est qu’au bureau de Lagos, nous n’écrivons pas de dépêche pour chaque tuerie de moins de dix personnes. Car sinon, nous ne ferions que ça. 

Le Nigeria, géant de 200 millions d’habitants, est en proie à de nombreux conflits, au jihadisme, au banditisme, à la piraterie. Mais pas seulement. C’est aussi un pays divers, dynamique, ouvert sur le monde. C’est le peuple le plus fier et le plus curieux qu’il m’ait été donné de rencontrer.

Festival de Gidi à Lagos, en avril 2019 (AFP / Emmanuel Arewa)

Sa jeunesse est créative et incroyablement talentueuse, sa classe moyenne explose et entreprend. Nous ne pouvons pas réduire le Nigeria à ses atrocités seulement… Cela ne serait pas honnête. Mais je déteste toujours autant répondre à Aminu que non, nous ne traiterons pas cette attaque à Monguno ou à dans le sud de Kaduna qui a fait six morts. Je sens toujours un silence gêné au bout du fil.

Je sais bien ce qu’il pense. Qui va parler de ces victimes si l’AFP ne le fait pas? Une vie à Katsina a tout autant de valeur qu’à Cotonou ou à Lyon. Sauf qu’à force de les énumérer, les morts n’intéressent plus personne… Ni les médias, ni les lecteurs. Éditorialement, c’est un jeu d’équilibriste compliqué. D’autant plus compliqué que, chaque jour, le pays le plus peuplé d’Afrique s’enfonce un peu plus dans l’extrême pauvreté, et avec elle, dans une violence inimaginable. 

On pensait avoir à peu près couvert tout en termes d’atrocités. Des usines à bébés, où les femmes sont enfermées pour procréer, des enfants kamikazes, des massacres à grande échelle... Mais depuis trois mois, l’horreur a encore gravi un échelon: une grande partie de notre quotidien consiste désormais à couvrir des kidnappings de masse d’enfants... contre rançon. Des bandes criminelles enlèvent des centaines d’élèves, d’étudiants, d’adolescents innocents, au hasard… Tout ça pour de l’argent.  

 

Le dortoir vide de l'école de Kankara (nord-ouest), le 15 décembre 2020 (AFP / Kola Sulaimon)

Le premier, début décembre à Kankara, dans l’Etat de Katsina, où 344 jeunes garçons ont été enlevés par des hommes armés, a été un électrochoc pour nous tous.

Bien sûr, il y avait eu Chibok en 2014: 276 lycéennes enlevées par les jihadistes de Boko Haram, ce n’est pas rien… On aurait dû être préparés. Mais quand Aminu nous a envoyé la première vidéo de demande de rançons filmée par leurs ravisseurs, nous avons découvert que ceux que nous appelions jusque-là “les lycéens” étaient des petits garçons… Ils devaient avoir entre 8 et 13 ans. Ils avaient l’air absolument épuisés, les yeux apeurés, le visage recouvert de poussière et de griffures. Comment aurions-nous pu nous préparer à cela? 

Le père d'un enfant kidnappé, le 16 décembre 2020 (AFP / Kola Sulaimon)

Kola Sulaimon (photographe), John Okunyomih (vidéojournaliste), nos correspondants à Abuja, sont partis aux premières heures en avion pour rejoindre Aminu à Kano, puis ont roulé plusieurs heures vers Kankara, dans le nord-ouest du Nigeria. L’équipe y est restée près d’une semaine, le temps de la libération des enfants, entourée de parents anxieux, en colère, et de quelques dizaines d’autres élèves qui avaient réussi à s’échapper après l’attaque.

“Nous avons interviewé un garçon qui s’était enfui, il me montrait ses pieds ensanglantés parce que les bandits les avaient forcés à marcher pieds nus toute la nuit”, raconte John, JRI pour l’AFP depuis plus de trois ans. “Emotionnellement, c'était difficile parce que j’ai deux filles de 10 et 13 ans, et pendant toute l’interview je me disais que ça aurait pu être elles. Je suis journaliste, bien sûr, mais je suis un être humain, je suis aussi un père de famille. Et aujourd’hui, au Nigeria, en tant que parents, on a peur pour nos enfants.”

 

(AFP / Kola Sulaimon)
Retour des enfants, épuisés, le 18 décembre 2020 à Kankara (nord-ouest du Nigeria) (AFP / Kola Sulaimon)

Je n’étais pas sur le terrain, mais je me souviens très bien aussi de cette interview. Elle m’avait serré le coeur. Nous, ces entretiens on les reçoit comme ça. Par mail ou par message WhatsApp pour actualiser nos dépêches, sans connaître le contexte. Nous ne sommes pas directement confrontés à la tristesse et l’impuissance des parents. Et quand bien même, la violence est là, toujours. L’inquiétude pour l’équipe sur place est permanente, pour leur sécurité évidemment, mais aussi pour la difficulté psychologique à couvrir ce genre de tragédie. 
 

Salle de classe désertée après l'enlèvement de plus de 250 jeunes filles dans l'Etat de Zamfara, à Jangebe, fin février 2021 (AFP / Kola Sulaimon)

Fin février, lors du kidnapping de Zamfara, lorsque 279 jeunes adolescentes ont été à nouveau enlevées, le témoignage d’un père m’a particulièrement marqué. L’homme disait qu’il aurait préféré que ses deux filles soient mortes, plutôt que de les savoir entre les mains des “bandits”. Nous avons même hésité à la glisser dans la dépêche. Est-ce qu’un lecteur en France, en Allemagne ou au Japon pourrait comprendre cette douleur si grande sans juger ce père de famille ? 

Je me demandais bien comment Aminu, John et Kola avaient réagi eux-aussi devant une telle confession. Bien entendu, en tant que reporters, nous avons tous été, un jour ou l’autre, face à des situations humainement difficiles. Mais rencontrer un père qui explique souffrir tellement de ne pas savoir où sont ses filles, ce qu’elles vivent, ce qu’elles subissent, qu’il préfèrerait qu’elles soient mortes... Non, ça, sincèrement, je ne sais pas comment je l’aurais supporté.

(AFP / Kola Sulaimon)

Je leur ai demandé comment ils faisaient pour tenir le choc. Pourquoi ils nous avaient tout de suite dit qu'ils voulaient repartir sur le terrain pour couvrir ce troisième kidnapping de masse en moins de deux mois. “Après Kankara (le 1er enlèvement, début décembre), j’étais submergé de tristesse. C’était dur de me relever de ça, j’étais vidé”, m’a expliqué Kola, talentueux photographe nigérian de 32 ans. “Mais je me sens responsable d’une mission pour tous ceux qui ont été enlevés. Je me dis que ça pourrait être mon frère, ma soeur, mon ami, et leur esprit me donne la force d’avancer”, raconte le jeune homme.

“La route pour arriver jusqu’au village de Jangebe n’était pas facile et elle est dangereuse, on risquait nous même de nous faire kidnapper, mais je gardais la pensée de la douleur des parents dans mon coeur pour me donner du courage.”
 

Des proches des enfants enlevés à Kankara, le 15 décembre 2020 (AFP / Kola Sulaimon)

Lorsque l’équipe de l’AFP est arrivée dans le village, les habitants, en colère, bloquaient la route à tous les journalistes. L’un d’eux avait même dû être envoyé à l’hôpital après avoir essuyé des jets de pierres. La situation sécuritaire était extrêmement tendue. “Les habitants reprochaient aux journalistes d’être à la botte du pouvoir et de minimiser l’enlèvement”, explique Aminu. “On a dû leur expliquer que nous étions des journalistes pour une agence de presse internationale, et qu’il était dans leur intérêt de nous parler, que plus ils témoigneraient, plus le monde serait au courant de ce qu’il se passe et plus le gouvernement serait obligé d’intervenir.”

Après un long moment de discussion avec les chefs de la communauté, l’équipe a pu finalement s’entretenir avec une mère de famille. “C’était difficile, elle pleurait beaucoup”, se souvient Aminu. “Au début, on ne voulait pas trop insister, mais elle nous a dit qu’en fait, ça lui faisait du bien de parler, qu’elle se sentait soulagée.”

 

Humaira Mustapha, dont les deux filles ont été kidnappées fin février dans l'Etat de Zamfara (AFP / Kola Sulaimon)

La photographie de cette femme prise par Kola Suleimon, les yeux fermés remplis de larmes, a fait le tour du monde. De nombreuses ONGs et grandes figures internationales, jusqu’au pape, ont condamné cet acte ignoble, forçant le gouvernement de l’Etat de Zamfara à reconnaître l’attaque et à agir vite. Et comme à Kankara, quelques jours plus tard, les 279 jeunes lycéennes ont été relâchées, après des négociations avec les criminels -et vraisemblablement une rançon versée. 

“C’était un grand moment”, rapporte Aminu, qui n’a quasiment pas dormi pendant quatre nuits, pendu aux rumeurs d’une libération imminente. “Mes yeux étaient aussi lourds que des pierres, mais j’étais heureux et fier. En tant que journaliste, nous avons un impact sur la vie des gens, nous ne pouvons pas prendre ce métier à la légère.”

Les jeunes filles, libres, le 2 mars 2021 (AFP / Aminu Abubakar)

Quelques jours à peine après Jangebe, il y a eu une autre attaque sur un autre lycée, puis une autre encore sur une école primaire. Il y en a tellement, qu’on perd même le fil. Entre nous, au bureau, il y a débat. Le kidnapping de masse à Kaduna de la mi-mars est-il le 5e ou le 6e enlèvement d’écoliers des derniers mois? Quid de celui de la mi-décembre, où 80 garçons avaient été kidnappés le temps d’une nuit? Doit-on le compter? Peut-on écrire “énième” enlèvement dans le titre? Ou doit-on mettre “l’un des nombreux”? Est-ce qu’il faut, ou non, alerter s’ils sont moins de cinquante enfants enlevés?

Voilà désormais les questions que nous nous posons. Trente-neuf  lycéens et leurs professeurs, puis trois enseignants, ont été enlevés il y a deux semaines, à Kaduna, un autre Etat du nord du Nigeria. L’AFP en a parlé, bien sûr. Mais nous avons décidé de ne pas faire une alerte, ces informations urgentes qui apparaissent en rouge chez nos abonnés et parfois défilent sur les écrans télé. Aucune équipe n’est partie sur place, comme c’est le cas d’ailleurs, de la plupart des médias internationaux. 


C'est, encore une fois, un jeu d’équilibriste éditorial: une couverture importante de chaque enlèvement ne risque-t-il pas d’en encourager d’autres ? De servir la stratégie de communication de l’horreur, menée consciemment par ces groupes criminels ? Jusqu’où iront-ils pour se faire entendre, pour choquer l’opinion publique mondiale, et donc, pour demander toujours plus d’argent?
 

Image tirée d'une vidéo diffusée par Boko Haram en 2016, montrant des écolières enlevées en 2014 à avril Chibok (AFP / Ho)

Les 39 personnes enlevées à Kaduna sont toujours entre les mains de leurs ravisseurs. Le 22 mars, leurs proches ont manifesté pour protester contre l’inaction des autorités. Ils ont bloqué les routes, et portaient des pancartes espérant que le monde voit leur souffrance et leurs pleurs. “Nous vous supplions, Dieu, d'avoir pitié de nous, d'aider à sauver nos enfants, de toucher le coeur de leurs ravisseurs”, implorait une mère vêtue de noir, les deux mains levées vers le ciel, en signe de supplication. Mais les images n’ont pas fait le tour du monde. 

Aminu Abubakar, lui, monte toujours la garde, et au moment où j’écris ces lignes, il vérifie l’information sur deux massacres, l’un de 15 personnes et l’autre de 8 dans le centre et le nord du pays. “Il faut en parler, car c’est en exposant ces crimes que des personnes pourront être tenues pour responsables de la situation sécuritaire dans le pays. L’AFP a cette force”, défend ce fils de transporteur routier passionné par l'information dès l'adolescence, au point d'avoir abandonné des études de chimie pour se rediriger vers le journalisme.

Mais le plus grand souvenir journalistique de ce père de famille nombreuse, n’est ni un massacre, ni un kidnapping. C’est le portrait d’un jeune bricoleur de 24 ans, qui avait réalisé dans la cour de son université un hélicoptère 4-places avec des vieilles pièces de voiture et de moto. “Grâce à mon article, il a été remarqué et il a eu une bourse pour faire des études d’ingénieur en Angleterre”, m’a raconté Aminu avec fierté. “Comme quoi, tu vois. Je ne raconte pas que des histoires tristes!”.

Moubarak Abdoullahi et son hélicoptère, à Kano, le 22 août 2017 (AFP / Pius Utomi Ekpei)

Récit: Sophie Bouillon. Edition: Michaëla Cancela-Kieffer 
 

Sophie Bouillon