Le tueur aimait ses enfants
Kampala -- Je connaissais la réputation de Joseph Kony bien avant de le rencontrer. J’avais suivi les atrocités de son Armée de Résistance du Seigneur (LRA), en Ouganda, dont une en 1996 que je n’oublierai jamais. C’était dans le village d’Acholpii, où ses hommes avaient massacré environ 100 personnes. Comme à l’habitude, le village avait été brûlé et les corps dispersés alentours. Mais le plus marquant pour moi, je l’ai trouvé en m’aventurant dans les fourrés, en tombant sur un petit enfant, tétant le sein de sa mère morte.
La LRA a rasé quantité de villages. En 1995, elle a tué 300 personnes à Atiak, et en 2004 elle en tuera plus de 200 à Barlonyo. Kony, un mystique et prophète auto-proclamé, a lancé une rébellion sanglante contre le pouvoir à Kampala, en cherchant à imposer sa version des Dix commandements dans le nord de l’Ouganda. Au prix, depuis 1987, de plus de 100.000 morts et 60.000 enfants enlevés, pour les transformer en soldats ou en "épouses" esclaves sexuelles.
La LRA a fini par être expulsée d’Ouganda en 2004, après une série de pourparlers de paix ayant échoué. C’est à cette occasion que j’ai rencontré son chef et ses principaux lieutenants, dont Dominic Ongwen, dont le procès vient de commencer à la Cour pénale internationale à La Haye. Il doit y répondre de 70 accusations de crimes de guerre et crimes contre l’humanité, entre 2002 et 2005. C’est le premier chef de la LRA traduit en justice.
Quand des pourparlers de paix ont été annoncés, je me suis précipité là-bas, en l’occurrence un hameau dont personne n’avait entendu parler. Un avion Antonov des Nations-Unies nous a conduit jusqu’à Maridi, au sud-Soudan. Nous avons atterri sous une pluie battante, moteurs tournants, les pilotes russes étant impatients de quitter l’endroit aussi vite que possible.
J’ai trouvé refuge dans un bar, où des soldats sud-soudanais échangeaient un verre en plastique rempli de cartouches contre son équivalent en gin de contrebande ou en bière ougandaise. Une fois dehors, ils titubaient dans la nuit, arme en bandoulière et verre à la main, menaçant d’abattre quiconque se dresserait devant eux.
Les branches et épines cinglaient mes vêtements à l’arrière du pick-up auquel je m’accrochais désespérément. A trois reprises des chauffeurs ont renversé leurs véhicules, envoyant valser passagers et bagages.
Après une longue journée nous avons atteint un camp isolé de l’armée sud-soudanaise, Nabanga. L’hébergement consistait en des huttes abandonnées, envahies de puces, et sans portes pour dormir. Mon lit était fait de sacs de maïs et mes repas de biscuits avec de l’eau. Tout ça en attendant que Konya paraisse. En vain.
J’ai tenté ma chance une deuxième fois. Cette fois les Nations Unies nous ont transportés directement à Nabanga par avion. De là, nous nous sommes enfoncés loin dans la jungle, jusqu’à un endroit appelé Ri-Kwangba, où nous attendait Vincent Otti, le numéro deux de Kony, lui-même un criminel de grande envergure.
A l’arrivée, de jeunes rebelles de la LRA avec des dreadlocks nous ont fouillés avant de disparaitre avec nos bagages. La marche a commencé. Six heures d’angoisse, à travers la forêt et les rivières, à se demander si Kony ne changerait pas d‘avis avant de nous faire exécuter.
A la tombée de la nuit nous avons atteint une clairière, le camp principale de la LRA. Il était caché dans une forêt épaisse, avec un grand rocher protégeant son côté nord et un autre à l’est servant de tour de guet.
La source jaillissant d’un des sommets était réputée sacrée pour Kony. L’eau, pure, claire et glacée, s’engouffrait dans une gorge surplombant le campement. Une autre clairière abritait des potagers de patates douces, haricots et légumes. Dans son genre, c’était un endroit idyllique.
On nous a interdit d’utiliser un téléphone ou appareil-photo sans permission. Nos hôtes ont allumé un feu pour nous réchauffer.
Plus tard, on m’a conduit à un abri de chaume, avec devant une bassine d’eau chaude, un savon, une éponge et une serviette. Tout en faisant ma toilette je me suis demandé comment retrouver mon chemin vers l’Ouganda si les choses tournaient mal. Est-ce que les rebelles nous tueraient pendant la nuit ou bien est-ce l’armée ougandaise lancerait un assaut ?
Le dîner a consisté en un plat de riz, avec du pain de maïs, des patates douces, des légumes frais et de la viande de gibier fumée. Ensuite j’ai discuté au coin du feu avec Vincent Otti. Il était curieux de la vie à Kampala.
J’ai aperçu Kony un peu avant l’aube. Il se tenait derrière une barrière d’herbes tressées, en t-shirt et casquette militaire, jouant avec un bébé à peine plus âgé que celui qui tétait le sein de sa mère morte.
Le moment est venu de rencontrer le chef de guerre et ses lieutenants, dont Okot Odhiambo et Dominic Ongwen, qui comme Kony et Otti étaient recherchés pour crimes de guerre. A ce jour, Ongwen est le seul en détention, après s’être rendu. Kony est en fuite, et Otti et Odhiambo sont réputés morts.
Nous avons bu du thé ensemble, mais sans se dire grand-chose. Ongwen était particulièrement sur la réserve. Quand il est apparu, Kony s’était changé en tenue militaire. Nous nous sommes serrés la main.
Pendant les deux heures d’un discours décousu, Kony, qui se voit en guide spirituel, est apparu souvent incohérent et prompt à de petits éclats de rire timides. Il a démenti tout meurtre, prétendant seulement se « battre pour (son) peuple», c’est-à-dire la tribu Acholi du nord de l’Ouganda. Tout au plus a-t-il fini par admettre que parfois des gens périssaient, « pris entre deux feux ».
Nous sommes restés sur place pendant plusieurs jours, grâce au lent démarrage des négociations entre Kony et le gouvernement ougandais et au fait que les membres de la LRA s’habituaient à notre présence. Un soir, Kony m’a rejoint pendant que nous regardions un film de kung-fu, avec Jackie Chan, sur le lecteur DVD d’Otti. Je ne me souviens plus du titre, mais très bien de Kony gigotant, riant et tapant du pied à chaque fois que le héros lâchait ses coups contre ses adversaires.
Le jour suivant, nous sommes repartis vers Kampala. Les négociations n’avaient rien donné, malheureusement. La LRA, chassée d’Ouganda, continue à ce jour de terroriser des populations, en République démocratique du Congo et en République centrafricaine.
Rencontrer un des hommes les plus recherchés au monde à cause de ses atrocités aura été une expérience incroyable. En lui serrant la main, j’ai pensé aux centaines, voire aux milliers de vies brisées à cause de ces mains. Quand nos regards se sont croisés il paraissait nerveux, et ses yeux étaient fuyants. Paradoxalement, il semblait à la fois enfermé dans son monde et apprécier la compagnie d’autrui.
Mais cette expérience s’est révélée profitable, m’aidant à mieux comprendre le conflit et ses acteurs. Je n’aurai jamais imaginé Kony, un homme responsable de tant de souffrances, être capable d’amour. Pourtant il l’était. Ses nombreuses femmes vivaient dans le campement et il aimait jouer avec ses enfants. Il faisait sauter l’un sur un genou en serrant les autres contre sa poitrine. Sa progéniture avait des nounous, généralement des jeunes filles enlevées dans des raids et qui devenaient ensuite ses épouses.
Il pouvait rire aussi. Cela arrivait rarement, mais il éclatait de rire sans prévenir. Il ne fumait pas et ne buvait pas mais servait, uniquement à ses invités de marque assurait-il, un vin de couleur brune obtenu à partir de la sève d’arbres situés dans le parc de la Garamba. Il était sucré et me fit un peu tourner la tête. Une ivresse de courte durée qui me laissa un goût amer en bouche. Il se révéla un hôte excellent.
Je ne couvre plus les affaires de la LRA, mais l’histoire n’est pas terminée pour moi. Elle se poursuit avec le procès d’Ongwen à La Haye, et avec l’histoire de ses victimes, comme celle de cette mère dont le bébé se retrouva orphelin un jour dans le village d’Acholpii.
Ce blog a été écrit avec Yana Dlugy à Paris.