La distance à l’épreuve du choc
JERUSALEM, 21 octobre 2015 – Dans notre compte rendu général de la journée, l’événement n’a fait qu’un paragraphe. Il n’en « vaut » pas plus, noyé au milieu des violences qui ont ensanglanté Israël et les Territoires palestiniens tout au long de ce mercredi 14 octobre. Vers dix-neuf heures, à la gare centrale de Jérusalem, un Palestinien a sorti un couteau de sa poche et s'est jeté sur une Israélienne qu'il a blessée légèrement. Il a été abattu en quelques secondes par un garde israélien armé. Une attaque comme il peut s’en produire plusieurs par jour en ce moment en Israël, et tout particulièrement à Jérusalem.
Depuis près de deux ans que je travaille comme reporter pour le bureau de l'AFP ici, j'ai couvert une dizaine de drames comme celui-là. Souvent, ils se ressemblent et mon travail, quelle que soit la situation, passe par plusieurs étapes presque ritualisées : arriver au plus près de la scène, jouer des coudes avec la foule, retrouver un de nos photographes. Puis, carnet de notes à la main, suivre les ambulanciers, trouver des témoins de l'attaque, me hisser sur la pointe des pieds au-dessus du cordon de police pour essayer d’apercevoir les indices laissés au sol, me faire épeler le nom des victimes, parfois celui de l'auteur, voir les manifestants en colère arriver. Le tout en liaison permanente au téléphone avec le bureau. Mon boulot c'est de comprendre, puis de rentrer chez moi.
Ce jour-là, je rentrais justement chez moi et je n'ai rien compris.
En quittant le bureau de Jérusalem, je me dis que je vais prendre le train pour rentrer à Tel-Aviv. C'est quand même plus prudent que le bus par les temps qui courent, même si c'est plus long. Et puis je change d’avis. Je refuse de céder à la psychose, celle des autres, des Israéliens, celle que je décris à longueur de papiers depuis des jours avec toute la distance que m’impose mon métier. J’arrive donc à la gare centrale routière de Jérusalem. Un lieu qui a la réputation d'être une cible privilégiée.
Sinistre loi des probabilités
Tout Israélien ou presque a déjà assisté à un attentat, s'est trouvé à proximité ou y a perdu un proche lors des deux dernières Intifada, celle de 1987 et 2000. C'est statistique. Et c'est ce qui glace le sang : la même loi des probabilités s’applique de nouveau aujourd’hui, en pleine escalade de la violence entre Palestiniens et Israéliens, alors que les attaques aveugles et isolées contre la population juive au cœur même d’Israël se succèdent. Là dans un centre commercial d'une banlieue chic de Tel-Aviv, là sur une route perdue du centre de pays, là dans un bus de Jérusalem. Elles peuvent désormais survenir à n’importe quel moment, dans n’importe quel endroit, et tomber sur n'importe qui. Y compris sur moi.
Je viens de monter dans le bus pour Tel-Aviv quand j’entends des cris, puis des tirs, puis des sirènes. Je vois des gens courir dans tous les sens. Je ne comprends pas s’il s’agit d’une bombe, d’une fausse alerte, si c’est déjà fini ou si ça continue. Je ne sais pas ce que je fais au milieu de ce chaos. Je ne comprends rien.
Panique générale
Hébétée, mon premier réflexe est d’appeler le chef du bureau de l’AFP à Jérusalem, Laurent Lozano, pour essayer de raconter ce que je vois. Mais il me fait rapidement comprendre que je ne suis pas opérationnelle, que je dois me mettre à l’abri. Un journaliste, dans cette région du monde, est souvent témoin de violences, comme en atteste la production quotidienne de mes collègues en texte, photo et vidéo. Et pour cause : le métier de reporter consiste justement à aller là où ces violences ont lieu pour les observer et en rendre compte. Mais quand une violence que l’on n’est pas allée chercher vous tombe soudain dessus, hors du travail, alors que l’on est un passant dans la rue parmi d’autres, on est dans une toute autre configuration. C’est finalement Laurent, à dix kilomètres de la scène, qui me donnera les premières informations – celles qu’envoie la police à la presse – sur l’événement au cœur duquel je me trouve.
Alors que je commence à peine à avoir une image plus nette de ce qui se passe, j’entends hurler : « A l'intérieur, tout le monde à l'intérieur ! » Des hommes masqués et lourdement armés font irruption de partout. Je comprends rapidement que je suis en train d'assister à un raid du Yamam, l’unité spéciale antiterroriste de la police. Ils cherchent donc un ou plusieurs autres assaillants peut-être retranchés dans la gare.
En transe, prêts à se défendre jusqu'au bout
Je finis par me cacher sous le comptoir d'un vendeur de cigarettes qui dégaine un marteau tandis qu'un autre brandit, lui, une sorte de long coupe-coupe. Ils sont en transe, visiblement prêts à se défendre jusqu'au bout. Recroquevillée au sol, j'entends des bruits de bottes, des bruits d'armes que l'on charge, des gens qui crient, d’autres qui sanglotent autour de moi. D'autres qui profèrent des insultes, qui crient déjà à la vengeance.
Tout à coup, après plusieurs longues minutes, le commando sort de la gare en courant. La scène déclenche un mouvement de panique générale. Tout le monde sort de sa cachette et se met à courir dans la direction opposée. Moi aussi. Je tombe. La seule chose que je vois devant moi, c'est le gros sac à dos d'un soldat abandonné au sol. Je me cache derrière ce monticule mou et kaki, mais je sens que je suis totalement « à découvert ». Je ferme les yeux. Je me dis que je vais y passer.
Et puis plus rien.
Fausse alerte, il n'y a jamais eu de « deuxième terroriste ».
Quelques jours plus tard, dans la gare de bus de Beersheva dans le sud d’Israël, un immigré érythréen de 29 ans est abattu par un garde de sécurité puis lynché par la foule, pris à tort pour un « deuxième terroriste » après une attaque perpétrée par un homme finalement seul qui s’est emparé de l’arme d’un soldat israélien et a tiré sans discrimination. Atroce méprise, l’Erythréen ne faisait que se mettre à l’abri comme les autres… Cette panique collective et potentiellement meurtrière, cette réaction irrationnelle qui peut subitement s’emparer d’une foule entière et que l’on pourrait appeler le « c'est moi ou eux » est un phénomène psychologique bien connu dans la région. Je l’ai vu et ressenti physiquement. Je peux désormais le décrire et même le comprendre, sans aller bien sûr jusqu’à le justifier.
Ce condensé de peur et de violence que j'ai vécu ce soir-là dans la gare routière de Jérusalem me permettra-t-il de mieux saisir ce qui est en train de crisper à tel point les sociétés palestinienne et israélienne ? Cette expérience m’aidera-t-elle à faire mon travail ?
La réponse est oui. Et j'aurais préféré ne pas en passer par là.
Daphné Rousseau est journaliste au bureau de l’AFP à Jérusalem. Suivez-la sur Twitter.