La secrétaire permanente de l'Académie suédoise Sara Danius dévoile le nom de la lauréate du prix Nobel de littérature, le 8 octobre 2015 à Stockholm (AFP / Jonathan Nackstrand)

Prix Nobel de l'angoisse

STOCKHOLM, 20 octobre 2015 – Couvrir le rituel annuel de l’annonce des prix Nobel, c’est un peu comme passer un examen scolaire majeur. A une nuance près : vous n’avez jamais étudié la matière sur laquelle vous allez être interrogé.

Chaque automne, début octobre, les lauréats des récompenses les plus prestigieuses du monde dans les domaines de la médecine, des sciences physiques, de la chimie, de la littérature, de la paix et de l’économie sont annoncés cérémonieusement par les différents comités Nobel au rythme d’un par jour pendant une semaine. A l’issue de quoi le reporter peut s’estimer heureux s’il a échappé à la crise de nerfs.

Tout commence plusieurs semaines plus tôt, courant septembre, quand les spéculations sur les gagnants potentiels dans chaque discipline atteignent leur paroxysme, la littérature et la paix étant les prix qui attirent le plus l’attention. Mais les comités Nobel ne laissent jamais rien filtrer à l’avance et leurs délibérations sont maintenues secrètes pendant cinquante ans.

Dans cet univers du secret absolu, les journalistes en sont réduits à jouer aux devinettes avec les experts en tout genre. Nous essayons d’écrire les avant-papiers les plus prophétiques possibles sur les favoris, tout en sachant très bien que le pronostic d’un « expert » ne vaut jamais plus que le pronostic d’un autre, c’est-à-dire finalement pas grand-chose...

Arrive la semaine des prix. Autrefois, les comités Nobel dépêchaient des porteurs spéciaux dans chaque rédaction. Ils arrivaient avec une enveloppe contenant le nom du lauréat fermement tenue sous le bras, et ne la lâchaient aux journalistes impatients que lorsqu’ils recevaient le feu vert du comité par téléphone. « Go ! Go ! Go ! » Et la course effrénée démarrait…

L’année où j’ai commencé à couvrir les Nobel, l’AFP et les autres agences internationales se réunissaient dans les locaux de l’agence de presse suédoise TT, où le coursier remettait une enveloppe à chaque média. Je m’en emparais puis je courais à toutes jambes jusqu’au bureau de l’AFP situé à proximité pour écrire mon article. Le système a fait ses preuves, jusqu’au jour où un de mes talons s’est pris dans un fil électrique pendant mon sprint, éteignant l’ordinateur d’un malheureux confrère au pire moment imaginable…

Les journalistes attendent la proclamation du lauréat du prix Nobel de littérature 2015, le 8 octobre à Stockholm (AFP / Jonathan Nackstrand)

Mais les temps ont changé. L’annonce est désormais retransmise en direct à la télévision, et le communiqué de presse est mis en ligne simultanément sur le site internet de la Fondation Nobel. Seul le comité de médecine, fidèle à la tradition, continue à envoyer un messager à notre bureau, toujours la même dame depuis une quinzaine d’années. La page principale du site de la Fondation montre un grand chronomètre qui compte à rebours les minutes et les secondes avant l’annonce. Cinq, quatre, trois, deux, un, et le lauréat est…

Site en rade au moment crucial

Et voilà la course qui commence. Il s’agit de décocher au plus vite une « alerte » avec le nom du vainqueur (sans fautes d’orthographe, SVP) et sa nationalité, pas toujours précisée dans le communiqué Nobel. Si vous avez de la chance, le site internet fonctionne correctement. Mais comme bien sûr, tout le monde se connecte au même moment, il se peut que le serveur sature et tombe en rade, comme cela m’est arrivé une fois pour un Nobel de physique. Après avoir proféré des torrents d’injures, j’avais été tirée d’affaire par un collègue qui avait réussi à se connecter sur le site juste avant le crash et qui avait imprimé la page. Ouf, sauvée ! Mais pourquoi diable les comités ont-ils arrêté d’envoyer des coursiers ?

La présidente du comité Nobel de chimie, Sara Snogerup Linse, fournit des explications aux journalistes après avoir annoncé les noms des lauréats du prix Nobel 2015, le 7 octobre à Stockholm (AFP / Jonathan Nackstrand)

Chaque prix comporte son lot de difficultés. Pour les prix scientifiques, tout le défi est de rendre intelligibles par le plus grand nombre, et en un temps record, des travaux de recherche extrêmement techniques dont vous n’avez probablement jamais entendu parler avant. Pour le commun des reporters, ce n’est pas un cadeau (note à moi-même : dans ma prochaine vie, mieux suivre les cours de chimie à l’école).

L'oscillation des neutrinos

Par exemple, prenons le prix de physique de cette année. Selon le communiqué, il a été attribué conjointement au Japonais Takaaki Kajita et au Canadien Arthur McDonald  « pour la découverte des oscillations des neutrinos, qui montre que les neutrinos ont une masse ». Les oscillations des neutrinos ? Euh… Les explications fournies par les comités Nobel et nos recherches sur internet ne sont pas de trop pour bâtir, le plus rapidement possible, une dépêche AFP de 600 mots qui tienne la route…

Pour le prix de littérature, nous avons parfois la baraka. Nous demandons aux bureaux de l’AFP dans les pays dont un ressortissant figure parmi les favoris de se tenir prêts. Cette année, cette précaution a payé : notre bureau à Minsk avait préparé à l’avance un article sur l’écrivaine biélorusse Svetlana Alexievitch, qui a pu être diffusé à nos clients quelques minutes seulement après l’annonce de sa victoire.

Nous avons été moins chanceux avec le prix Nobel de la paix, le seul à être annoncé à Oslo et probablement le plus attendu par le public.

L'écrivaine et dissidente biélorusse Svetlana Alexievitch est félicitée par des admirateurs à Berlin après l'annonce de son prix Nobel de littérature 2015 (AFP / John MacDougall)

Toute l’année durant, notre correspondant en Norvège Pierre-Henry Deshayes traque les indices pouvant laisser entendre quelle personnalité ou quel organisme figurent dans le radar du comité Nobel. Et chaque année, il prépare des tonnes de documentation sur les lauréats potentiels et sur la pléthore de processus de paix et de médiations internationales réussies susceptibles de plaire aux juges. Figuraient ainsi sur sa liste 2015 : la chancelière allemande Angela Merkel, le Haut-comité des Nations unies pour les réfugiés, le prêtre érythréen Mussie Zerai, deux survivants des bombes atomiques de Hiroshima et Nagasaki, le groupe anti-nucléaire Ican, le médecin congolais Denis Mukwege ainsi que les parties au processus de paix en Colombie et aux négociations sur le nucléaire iranien.

Avec tout ça, nous pensions être blindés. Jusqu’au moment où, au micro, la présidente du comité Kaci Kullmann Five a annoncé que le prix Nobel 2015 était attribué… au quartette tunisien pour le dialogue national !

Léger moment de panique au sein de l’équipe AFP : personne n’avait préparé quoi que ce soit sur ces lauréats. Mais nous avons fait ce que nous avons appris à faire : retomber sur nos pieds, et foncer.

Pia Ohlin est l'adjointe du directeur du bureau de l'AFP à Stockholm. Cet article a été traduit par Roland de Courson à Paris (lire la version originale en anglais).

La présidente du comité Nobel Kaci Kullmann Five annonce les noms des lauréats du prix Nobel de la paix 2015, le 9 octobre à Oslo (AFP / NTB Scanpix / Heiko Junge)