Trois jours sur les traces d' « El Chapo »
TAMAZULA (Mexique), 22 octobre 2015 - Le soleil s’acharne depuis quelques heures sur notre Jeep aux vitres baissées. À l'affût du moindre son étranger au pacifique paysage des montagnes du « Triangle d’or » de la drogue mexicaine, nous parcourons peu de kilomètres mais traversons mille embûches. La boue, les pentes abruptes, les immenses trous sur la « route » montagneuse nous soumettent à rude épreuve depuis déjà plus de trois heures.
Nous nous aventurons dans cette région isolée et désolée de l’Etat de Durango car c’est ici que, selon des habitants, des hélicoptères de la Marine mexicaine auraient tiré sur des fermes et des véhicules civils le 6 octobre. Cette « bavure » se serait déroulée pendant une opération visant à mettre la main sur Joaquín Guzmán, alias « El Chapo », le puissant baron de la drogue en cavale depuis juillet dernier. Les autorités ont confirmé le raid, mais ont démenti avoir attaqué la population.
Plus de dix jours ont passé depuis les faits lorsque nous arrivons sur le terrain. Six cents personnes se sont réfugiées à Cosalá, la ville la plus proche. Par chance, nous arrivons au moment où une dizaine de familles reçoivent de l'aide dans un gîte temporaire municipal. Leurs récits sont similaires : ils ont fui la « pluie de balles » des hélicoptères de la Marine. Terrifiés, ils nous disent qu'ils ne veulent pas retourner chez eux pour le moment mais qu'ils sont préoccupés pour leur bétail, pour leurs fermes et pour tout ce qu'ils ont laissé derrière.
Gilets pare-balles à portée de main
Le lendemain, de famille en famille, de contact en contact, nous parcourons Cosalá pour trouver quelqu'un qui se risquerait à nous accompagner dans la zone montagneuse. Pour nous guider, mais aussi, nous le présentons de cette manière, pour vérifier l'état des fermes, abandonnées depuis l'attaque.
Après quelques heures de recherche, Felipe vient à nous, averti par d'autres déplacés. Il veut voir dans quel état se trouve le ranch de son cousin et il connaît la montagne ; il y est né. Après avoir peinturé « PRENSA TV » sur toutes les vitres de notre Jeep, acheté une réserve d'eau potable et placé les gilets pare-balles à portée de main, nous partons vers les montagnes du « Triangle d’or ».
Chasse à l'homme impitoyable
À chaque sursaut de réseau cellulaire, nous envoyons notre position GPS au bureau de Mexico. Plus nous avançons, et moins la carte nous indique une position claire.
A bord, l'ambiance est tendue. Nous ne croisons personne durant tout le trajet rocailleux à l’exception d’une camionnette, stationnée en retrait de la route. Nous sommes seuls dans la Sierra Madre Occidentale, sans réseau cellulaire, au beau milieu du territoire où bat son plein une impitoyable chasse à l’homme pour capturer le chef du cartel du Sinaloa. « El Chapo » s’était fait la belle de façon spectaculaire le 11 juillet dernier par un tunnel de 1,5 kilomètre, en circulant sur une moto fixée sur des rails et débouchant dans une maison en construction au milieu des champs près de la prison d’Altiplano. Son évasion avait ridiculisé le gouvernement mexicain.
Après près de trois heures de route, nous arrivons à hauteur d’une clôture de bois amarrée par des fils de fer. L'entrée d’un des ranchs qui aurait été attaqué par les forces gouvernementales. La ferme, une maison basse, une camionnette, un enclos à bétail et quelques structures de rangement forment toute la propriété.
Le pare-brise de la camionnette est criblé de balles. Des fragments de vitre sur le sol se juxtaposent à une petite icône de la « Santa Muerte », une « divinité » païenne rejetée par la majorité des églises mais réputée pour être vénérée par les délinquants mexicains. Le toit de tôle de la maison laisse entrer la lumière par divers impacts de balles, directement dans la chambre à coucher que Heraclio, sa femme et leur petite fille de quatre mois ont dû fuir précipitamment la semaine dernière.
Nous continuons notre vertigineuse et cahoteuse ascension vers le ranch « El Limón », le plus touché par l'attaque matinale de la Marine, selon les témoins que nous avons interviewés. De bifurcations en bifurcations, Felipe nous indique le chemin. Il connaît toutes les fermes que nous croisons.
Nous nous arrêtons brièvement à la ferme du « Comedero Colorado ». La veille, nous avons interviewé les propriétaires des lieux, Inés et Gonzalo, qui nous ont raconté comment ils ont dû fuir au milieu des balles dans la forêt montagneuse, marchant quatre jours durant sans nourriture ni eau avec leur bébé jusqu'à Cosalá. Ils nous ont dit que leur camionnette avait été réduite en cendres durant l'opération de la Marine. Un pickup calciné trône en effet à l'entrée de leur résidence. Une odeur de brûlé flotte encore dans l’air. L’épave est criblée d’impacts de balles de petit calibre et de trous de jusqu’à une dizaine de centimètres de diamètre.
Crevaison au pire endroit
Nous ne traînons pas. Nous n’avons que quelques heures devant nous pour nous rendre jusqu'au « Limón » puis revenir à Cosalá avant la tombée de la nuit. Nous avons crevé, mais les pneus de la Jeep sont solides, la crevaison est légère et nous ne voulons surtout pas risquer, en nous arrêtant pour changer la roue en rase-campagne, d’être surpris par les ténèbres au beau milieu de cette zone dangereuse.
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Une quarantaine de kilomètres plus loin, la route est bloquée par trois troncs d’arbres et plusieurs herses. A une centaine de mètres, des militaires nerveux nous crient depuis la forêt :
-Qui êtes-vous ? Descendez du véhicule !
Le photographe Ronaldo Schemidt descend, carte d’identification dans sa main levée. « Presse, presse ! » crie-t-il. « Nous sommes deux hommes, deux femmes, de la presse. Nous descendons du véhicule ! »
Nous quittons la voiture à notre tour, juste à temps pour voir qu'un des soldats nous met en joue.
On peut comprendre la réaction de ces militaires qui, dans une zone montagneuse isolée, traquent un des narcotrafiquants les plus dangereux du monde. Nous sommes tout de même un peu inquiets : depuis deux jours, nous avons récolté plusieurs témoignages faisant état d’agressions perpétrées contre la population civile par ces mêmes militaires, et nous avons observé dans la région des dizaines d’impacts de balles qui tendent à accréditer cette version. On ne peut pas dire que nous soyons vraiment en danger de mort, mais il est clair que dans ce genre de situation, chaque parole, chaque geste peut soit apaiser ces soldats qui ont le doigt sur la gâchette, soit au contraire être interprété comme une provocation.
Duel de caméras
Nous gardons les mains en l'air pour quelques minutes. La scène est digne d’un film d’action. D'un côté des lignes de clous, trois journalistes et un « fixeur » les mains en l'air; de l'autre, trois Marines l'arme d'assaut bien en main. S'ensuivent les négociations d’usage.
« Un seul s'avance. Accréditation en main ».
Sur la route, vers le repaire d'El Chapo :
Contrôle d'identité. Fouille du véhicule. Finalement, un officier arrive, visage découvert et go-pro semi-cachée à la main. « Nous ne pouvons partager aucune information », dit-il. « Cet endroit est sous l’autorité de la Marine mexicaine. »
J’ai ma caméra à l’épaule, mais elle est éteinte. Le photographe répond à l’officier : « si vous nous filmez, nous vous filmerons aussi ! »
Sourire contrit, l’officier Alegria éteint sa go-pro. Il n’a rien à nous dire, même hors caméra. Il affirme seulement que nous ne sommes pas sur le chemin du ranch « El Limón », mais sur celui d’un autre dénommé « El Durazno ». « Votre guide pourra vous le confirmer. Ici, c’est une autre ferme ». Felipe ne dit rien. Il nous confirmera plus tard que le chemin sur lequel nous sommes mène bien au « Limón » mais sur le moment, il n’ose pas contredire le militaire, lequel profite de son silence pour aller demander à ses supérieurs ce qu’il doit faire de nous.
Durant son absence, nous sortons notre valise-satellite pour aviser le bureau de notre position, mais aussi et surtout pour montrer aux militaires que nous ne sommes pas laissés pour compte au milieu de ce nulle part montagneux, dans une région où le « Chapo » et ses sbires ont la réputation de régner en maîtres absolus.
Après avoir discuté avec leur commandant, les soldats reviennent, visages couverts. L’officier Alegria a toujours sa caméra à la main. « Il faut que je me filme en train de vous dire que l'accès vous est interdit », nous explique-t-il. Ma propre caméra toujours à l'épaule, je lui réponds que mon travail, c’est aussi d'obtenir une déclaration officielle. « Si vous devez nous filmer, je devrai aussi vous filmer. Comme ça tout le monde sera satisfait: vous obtenez la preuve d'avoir fait votre travail, et moi j'obtiens une déclaration officielle des autorités ».
De nouveau, Alegria baisse sa caméra: « Restons-en là, c’est mieux ».
Il ne nous reste plus qu’à rebrousser chemin. Notre roue crevée donne des signes de fatigue de plus en plus évidents mais pas question de nous arrêter. Chaque minute de jour compte. Trois heures et demie plus tard, nous sommes de retour à Cosalá avant la tombée de la nuit.
Scoop inattendu
De retour à l'hôtel de la pittoresque ville, les os endoloris par notre journée passée à sauter sur des nids de poule, nous envoyons nos textes et nos images, soulagés d'être revenus à bon port sans trop de problèmes. Nous ne pensons absolument pas avoir décroché un « scoop ». Certes, nous sommes le seul média international sur le terrain en ce moment. Mais l'intervention militaire a eu lieu plus d’une semaine plus tôt, c’est-à-dire il y a une éternité en termes journalistiques. Il est probable que des journalistes locaux aient eu accès aux lieux bien avant notre arrivée.
Nous ne devinons pas l'impact que notre reportage aura le lendemain dans les médias mexicains et du monde entier.
Ce n'est qu'au réveil que nous apprenons que nous sommes les seuls journalistes à nous être rendus jusqu'à ce point reculé de la montagne. Que nous sommes les seuls à disposer de preuves visuelles de l'attaque présumée de la Marine sur les fermes civiles de la Sierra Madre. Qu'au final, nous aurons été les seuls, ou du moins les premiers, à nous faire mettre en joue par la Marine et à nous approcher d’El Limón, sans pour autant percer le mystère qui entoure cette ferme aux accès si efficacement bloqués par les militaires.
Le « Chapo » court toujours. Les montagnes restent sous la surveillance de l’armée, et les habitants du coin n’ont toujours pas pu rentrer chez eux. L'équipe de l’AFP est revenue à Mexico, avec peut-être un scoop en main mais aussi avec plus de questions que de réponses. Que se passe-t-il au « Limón » dont on nous a interdit l’accès? Où se cache « El Chapo »? Quel est le secret que la Marine garde si précieusement au fin-fond de la Sierra Madre ?
Ce sera, on l’espère, pour une prochaine mission.
Daphné Demelin est une reporter vidéo de l’AFP basée à Mexico. Suivez-la sur Twitter.