Des migrants appartenant à la minorité musulmane Rohingya persécutée en Birmanie dans un bateau à la dérive au large de la Thaïlande, le 14 mai 2015 (AFP / Christophe Archambault)

Rohingyas : d’un cauchemar à l’autre

KOH LIPE (Thaïlande), 15 mai 2015 – Pour nous, l’histoire a commencé il y a plusieurs semaines, avec la découverte dans le sud de la Thaïlande d’une fosse commune où gisaient de nombreux corps, de toute évidence ceux de musulmans Rohingyas ayant fui la Birmanie voisine.

Les Rohingyas sont, selon les Nations unies, une des minorités les plus persécutées du monde. Des milliers d’entre eux, qui fuient les violences sectaires dont il font l’objet depuis 2012 de la part de l’ethnie bouddhiste Rakhine, tombent entre les mains de trafiquants d’êtres humains qui les conduisent dans le sud de la Thaïlande, où ils passent un certain temps dans des campements sordides avant de partir pour la Malaisie, leur principale destination finale. C’est le pire exode que l’Asie du sud-est ait connu depuis la fin de la guerre du Vietnam.

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La mise à jour début mai d’un charnier –et la probabilité que des dizaines d’autres restent à découvrir dans la jungle environnante– a brusquement réveillé la junte militaire thaïlandaise qui cherche maintenant à démanteler les réseaux de passeurs et, par tous moyens, à empêcher les bateaux de réfugiés d’arriver sur les côtes du pays.

Mais cette politique répressive soudaine a été adoptée en plein pic du phénomène, alors que des dizaines d’embarcations transportant des centaines, voire des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants étaient en mer. Ne pouvant toucher terre comme prévu, les trafiquants abandonnent leurs bateaux, allant même jusqu’à saboter les machines, et laissent leurs passagers à leur triste sort dans la mer d’Andaman.

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En début de semaine, nous apprenons par une organisation humanitaire que des migrants, à la dérive sur un bateau sans nourriture et sans eau, ont réussi à passer des appels au secours avec des téléphones portables. Ils se trouvent, probablement, près des côtes méridionales de la Thaïlande. Nous décidons d’essayer de les trouver. Ce ne sera pas facile : des myriades de petites embarcations sillonnent ces eaux parsemées de centaines d’îles. Mais c’est l’occasion où jamais de témoigner de ce drame humain.

Au départ, les autorités thaïlandaises se montrent coopératives. Elles nous proposent d’embarquer à bord d’un patrouilleur qui croise le long de la frontière maritime avec la Malaisie. Nous prenons aussitôt l’avion pour la ville de Hat Yai. De là, nous nous rendons sur le port de Satun et le lendemain matin, un ferry rapide nous conduit sur l’île de Koh Lipe, où nous attend en principe le patrouilleur.

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Mais quand nous nous présentons sur le quai à l’heure prévue, la situation a complètement changé. Les autorités ont localisé le bateau en perdition, probablement grâce aux GPS des téléphones des migrants, mais les médias ne sont plus les bienvenus à bord des patrouilleurs. « Ce sont les ordres : pas de journalistes à bord », nous disent les militaires. Aucune négociation possible.

Voilà qui est frustrant : nous avons fait trente-six heures de voyage pour couvrir une effroyable catastrophe humanitaire et, si près du but, nous voici bloqués à Koh Lipe, île touristique « paradisiaque » du sud thaïlandais avec ses hôtels de luxe et ses plages de rêve. Mais pas question de nous avouer vaincus : nous nous mettons d’accord avec des confrères de deux médias thaïlandais également laissés en rade par les militaires, et nous louons ensemble un hors bord. Puisque nous ne pouvons embarquer sur le patrouilleur, nous nous débrouillerons tous seuls.

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Grâce aux conversations que j’ai eues avec les autorités thaïlandaises, je sais à peu près dans quelle zone il nous faut mener nos recherches. En plus, un des journalistes thaïlandais qui participe à l’expédition est en contact téléphonique avec un des migrants sur le bateau à la dérive. Nous prenons la mer. Pendant longtemps, nous ne voyons rien. Je finis par perdre espoir de trouver ce que nous cherchons. Et tout-à-coup, les voilà, juste sous nos yeux !

C’est un bateau qui mesure peut-être vingt mètres de long. A son bord, environ 300 personnes, hommes, femmes, enfants, bébés.

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Les voir soudain devant moi me cause un choc. Je sais que ces migrants n’ont pas mangé depuis des jours, voire des semaines. Selon ce qu’ils ont raconté au téléphone, ils en sont réduits à boire leur urine pour survivre. Leurs visages sont décharnés, leurs cheveux longs et hirsutes. On peut voir leurs côtes et leurs omoplates saillantes. Mon regard se fixe sur un jeune homme. Il ne doit pas peser plus de trente-cinq kilos. Nous avons, sous nos yeux, une situation d’horreur absolue.

Quand ils nous aperçoivent, les réfugiés se mettent à pleurer, à crier, à se bousculer pour mieux nous voir. Ils nous lancent des regards désespérés. Ils nous font comprendre, avec des gestes, qu’ils sont en train de mourir de faim et de soif. Nous avons, avec nous, un interprète rohingya. Par son intermédiaire, nous apprenons que dix occupants du bateau sont déjà morts depuis le début du voyage.

Des réfugiés rohingyas récupèrent des vivres larguées en mer par un hélicoptère thaïlandais (AFP / Christophe Archambault)

Nous sommes deux mondes, séparés de quelques mètres à peine. D’un côté la misère humaine la plus extrême. De l’autre côté nous, dans notre hors-bord confortable. Le tout à quinze kilomètres à peine de Koh Lipe, un haut lieu du tourisme où les gens viennent du monde entier pour se prélasser au soleil et faire de la plongée sous-marine.

Nous n’avons pas apporté de nourriture mais nous disposons d’une dizaine de bouteilles d’eau. Que faire ? Devons-nous les leur lancer, au risque de provoquer une ruée aux conséquences dangereuses ? Finalement, c’est ce que nous faisons. Nous promettons aux réfugiés d’attendre avec eux l’arrivée des secours.

Un hélicoptère de la Marine thaïlandaise largue des vivres aux réfugiés rohingyas en mer d'Andaman (AFP / Christophe Archambault)

Peu à peu, quelques chalutiers thaïlandais approchent. Effarés comme nous l’avons été, les pêcheurs n’hésitent pas à lancer aux Rohingyas le peu de vivres qu’ils ont à leur bord. A la tombée du jour, un hélicoptère de la Marine thaïlandaise fait son apparition. Il transporte des rations alimentaires mais, en raison de la petite taille de l’embarcation à la dérive, il ne peut les larguer directement sur le pont. Alors, faute de mieux, il les balance en mer, et les immigrants plongent désespérément dans l’eau pour s’en emparer.

Deux images me restent gravées dans la tête. La première est celle d’un homme ouvrant frénétiquement un paquet de nouilles séchées et les dévorant au beau milieu de l’océan. Il ne peut tout simplement plus attendre. L’autre image qui me hante, c’est celle de ces deux hommes engloutissant des aliments les pieds dans l’eau contre la coque du bateau, avec l’un d’eux qui regarde droit dans mon objectif comme s’il me disait : « oui, je sais, je devrais apporter cette nourriture aux autres, mais d’abord je dois manger moi-même ».

(AFP / Christophe Archambault)

Tous les jeunes hommes qui se sont jetés à la mer pour récupérer les rations larguées par l’hélicoptère finissent par regagner leur bateau, aidés par les pêcheurs et par les hommes du patrouilleur thaïlandais qui a fait son apparition entretemps. Nous balançons un de nos gilets de sauvetage à l’un des réfugiés qui nage. Nous rentrons au port alors que la nuit tombe. Quelques heures plus tard, le moteur sera réparé par des mécaniciens montés à bord et les malheureux pourront repartir, vers la Malaisie ou l’Indonésie toutes proches.

Il y a trois ans, j’ai visité des camps de réfugiés rohingyas en Birmanie. J’y ai vu des gens vivre dans des conditions effroyables, des femmes accoucher littéralement dans la boue. Ceux qui fuient cette horreur ne sont pas nécessairement promis à un avenir radieux, loin de là. Beaucoup finissent dans des fermes en Malaisie, à travailler dans des conditions proches de l’esclavage. Et pourtant cela reste préférable au cauchemar quotidien auxquels ils sont confrontés en Birmanie.

Depuis ce voyage, je me sens vraiment proche des Rohingyas. J’espère que mes images contribueront à donner un visage humain à la terrible crise dont ils sont les victimes. Qu’elles toucheront suffisamment de gens pour inciter les dirigeants à agir pour mettre fin à leur désespoir.

Christophe Archambault est le responsable photo de l’AFP à Bangkok. Il s’est rendu dans le sud de la Thaïlande avec les reporters Preeti Jha et Thanaporn Promyamyai. Cliquez ici pour visionner la totalité de la série photo sur notre plateforme AFP Forum.

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(AFP / Christophe Archambault)