Manifestation de soutien aux victimes des attentats en France, le 10 janvier 2015 à Beyrouth (AFP / Anwar Amro)

Je suis un kaléidoscope d’émotions

BEYROUTH, 26 janvier 2015 - Le samedi 10 Janvier,  à la veille de la formidable « marche républicaine » à Paris, deux kamikazes se font exploser dans un café du quartier Jabal Mohsen à Tripoli, dans le nord du Liban. L’attentat fait 9 morts et 37 blessés.

Tout en alternant les « alertes » et les « urgents », je pense à l'horreur que peut engendrer la haine confessionnelle. Les deux jeunes djihadistes libanais du Front al-Nosra connaissaient bien le quartier où ils ont commis l’attaque suicide : ils habitaient à 500 mètres du café. Ils ont fait exploser le quartier de leur enfance… Car c’est un quartier alaouite, alors qu’eux étaient sunnites.

Tard ce soir-là, toujours en plein travail, je reçois l’appel d’une amie journaliste. « Quoi ? Tu es toujours au boulot !» s’exclame-t-elle. « Va dormir ma chère. Personne ne reprendra ton papier. Demain, c’est la marche de Paris. Tout le monde s’en fout de Jabal Mohsen ». Elle ajoute que ça lui fait de la peine de parler comme ça…

Mais je sais qu’elle a raison.

Funérailles des victimes de l'attentat du quartier Jabal Mohsen de Tripoli, au Liban, le 11 janvier 2015 (AFP / Ibrahim Chalhoub)

Comme beaucoup de mes compatriotes ici au Liban, pays fruit d’un formidable mélange de culture arabe et de civilisation française et occidentale, je suis remuée par des sentiments de tristesse et d’empathie par ce qui s’est produit à Paris. Le leader druze Walid Joumblat a bien résumé ces émotions en écrivant sur son compte Twitter, le jour de l’immense défilé : « Nous sommes Charlie, mais nous sommes aussi la Palestine et la Syrie ».

A l’image du Liban et de toute cette région mouvementée, divisée, déchirée par des conflits interminables, j’enregistre autour de moi des sentiments opposés et des réactions contradictoires. Je les partage aussi.

Le lendemain de la « marche républicaine », le journal libanais An-Nahar publie à la une la photo de la Place de la République éclairée à la nuit tombante et envahie par la foule, et titre : « Paris, capitale du monde, une réponse sans précédent au terrorisme ».

La une du quotidien libanais L'Orient Le Jour du 8 janvier 2015 (AFP / Joseph Eid)

Une photo bouleversante, un commentaire qui dit tout! Le journal reflète toutes les émotions que j’ai vécues, collée à mon écran de télévision jusqu’à deux heures du matin.

Cependant la marche n’inspire pas que de l’émotion. «Je ne suis pas Charlie », m’a dit un prêtre ce même dimanche, en répétant tous les griefs des chrétiens pratiquants contre l’hebdomadaire qui a toujours tourné les religions en dérision, « mais je suis contre le terrorisme ». Et je me rends compte que je partage cet avis.

Je comprends aussi la déception reflétée par des tweets et des commentaires sur Facebook critiquant la présence du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu à la manifestation de Paris, alors que les images des bombardements sur Gaza sont encore dans toutes les mémoires.

A l’image du Liban, je suis un kaléidoscope d’émotions.

Des manifestants brandissent des pancartes en faveur de Charlie Hebdo et à la mémoire de deux journalistes libanais assassinés, le 10 janvier 2015 à Beyrouth (AFP / Anwar Amro)

Ce même dimanche après-midi, dans le centre de Beyrouth, des centaines de journalistes, d’intellectuels et d’activistes se rassemblent pour affirmer leur solidarité avec la France, avec la liberté d’expression, et avec un journal que très peu d’entre eux ont eu l’occasion de feuilleter. Car Charlie Hebdo n’a jamais été distribué au Liban, pays aux multiples confessions où la question religieuse est très sensible.

Ils portent aussi des pancartes sur lesquelles ils ont écrit: «Je suis Gebrane Tueini », « Je suis Samir Qassir », les deux journalistes assassinés en 2005 par des voitures piégées, des meurtres pour lesquels le régime syrien a été pointé du doigt.

D’autres entonnent le slogan: «Non au terrorisme, non au Hezbollah», mouvement chiite libanais dont certains membres sont accusés par un Tribunal spécial des Nations unies d’avoir assassiné l’ancien Premier ministre Rafiq Hariri en 2005.

Un enfant blessé dans une attaque aérienne est soigné dans un hôpital de la ville rebelle de Douma, dans la banlieue de Damas, le 21 janvier 2015 (AFP / Abd Doumany)

Après avoir passé quatre ans à couvrir la guerre en Syrie, je réalise tristement qu’on ne verra jamais quatre millions personnes défiler dans les rues pour protester contre le carnage qui se poursuit.

Et pourtant les tueries sont quotidiennes. Déjà plus de 200.000 personnes sont mortes, dont environ un millier en une nuit dans une attaque à l’arme chimique dans la Ghouta Orientale près de Damas en août 2013. Et en quelques mois, les djihadistes ont exécuté 2.000 personnes. Un nombre incalculable de malheureux ont été décapités, torturés, humiliés… Des milliers aussi ont été tués par des barils explosifs dans la province d'Alep, dans le nord syrien, dont des enfants qui jouaient devant leurs maisons, dans une cour d'école. Souvent, les victimes étaient tout simplement cachées, terrorisées par le vrombissement d’avions au-dessus de leurs têtes. La mort les a happés quand même.

Pour ceux-là, on n'a pas vu des millions de personnes, même pas de milliers, défiler dans les capitales arabes ou occidentales.

Des volontaires de la Croix Rouge libanaise distribuent du pain à des familles de réfugiés syriens dans le village de Debbine, dans le sud du pays, le 8 janvier 2015 (AFP / Mahmoud Zayyat)

Les manifestations après l’attentat contre Charlie Hebdo et l’épicerie casher à Paris remuent chez moi la nostalgie de la première année de la «révolution» en Syrie. Il y eut un temps où nous autres journalistes, attendions le vendredi avec impatience pour narrer les manifestations qui se formaient un peu partout en Syrie pour scander «Liberté, Liberté». Les graffitis, les caricatures, les slogans, l’atmosphère de ces défilés étaient bon enfant. Ils en disaient long sur les aspirations de ce peuple meurtri par de longues années de dictature. Et nous avions un plaisir réel à couvrir tous ces mouvements, en nous ingéniant à trouver les bons mots en français et en anglais pour traduire les slogans les plus inattendus, les plus drôles et les plus expressifs.

Depuis, les choses ont changé. Les militants pacifiques, les activistes qui organisaient ces manifestations, les jeunes qui rêvaient de démocratie et de liberté sont morts ou ont quitté la Syrie. Certains se sont radicalisés. D’autres ont sombré dans la corruption et la criminalité. La terreur l’a emporté.

Manifestation anti-Charlie Hebdo à Alep, en Syrie, le 15 janvier 2015 (AFP / Zein Al-Rifai)

Je ne sais pas si les choses vont changer. Je ne sais pas si «l’après Charlie Hebdo sera différent de l’avant Charlie hebdo», comme beaucoup l’ont écrit en commentant la tragédie du 7 Janvier. Mais je sais que cet écrivain français reçu par une chaîne de télévision le soir du 11 Janvier exprimait exactement ce que nous ressentons dans cette partie du monde, quand il a dit : «Il a suffi que cinq occidentaux soient décapités (par les djihadistes en Syrie) pour que le monde s’en aille en guerre. Il a fallu qu’une attaque terroriste ait lieu à Paris pour que le monde entier manifeste». Il soulignait que ce même monde n’avait pas protesté ni fait la guerre malgré les milliers de victimes en Syrie et ailleurs dans le monde arabe.

Car il n’y‎ a pas que la Syrie! On ne verra jamais non plus quatre millions de gens et des dizaines de chefs d’Etat manifester pour protester contre la guerre à Gaza. Chez les journalistes arabes revient sans cesse le sentiment que l’Occident juge à une aune différente Israël et le monde arabe. Les événements qui ont fait suite aux attentats de Paris ont ravivé ce sentiment d’injustice.

Un collègue libano-égyptien, moitié déçu moitié admirateur, me dit dans la soirée de dimanche: «Moi je respecte tous ces Français qui sont descendus dans les rues pour défendre leurs valeurs et leurs convictions. Je les envie même. Ce qui me choque et me révulse plutôt, c’est de voir des leaders arabes participer à la marche comme si tout allait bien dans le meilleur des mondes dans leurs pays».

Rita Daou est l'adjointe du directeur du bureau de l'AFP à Beyrouth.

Manifestation à la mémoire des victimes des attentats de Paris, le 11 janvier 2015 à Beyrouth (AFP / Anwar Amro)
Rita Daou