Jacques Lhuillery, directeur du bureau AFP de Tokyo, en janvier 2013 (AFP / Yoshikazu Tsuno)

Mort d’un vrai de vrai

SAINT-PABU (France), 22 janvier 2015 (AFP) – Ecrire un portrait de Jacques Lhuillery est comme parcourir une route parsemée d’embranchements. Partir du personnage que je connaissais et découvrir à chaque nouvel ami interrogé, au fil des anecdotes tordantes ou douloureuses, un autre Jacques, un autre pays lointain, une autre de ses vies dont j’ignorais tout.

Le directeur du bureau de l’AFP au Japon, mort d’un cancer à l’âge de 61 ans, avait appris le néerlandais en Arabie saoudite. Il était chaque année la vedette du mardi gras dans une petite ville du Limbourg et jouait aux boules avec un chef d’Etat africain en sirotant du pastis. Il avait été dévasté par l’assassinat en Côte d’Ivoire de son ami et confrère Jean Hélène, avant d’être grièvement blessé dans l’incendie de sa maison au Nigeria. Et il n’avait jamais perdu la gouaille, le culot et le talent de comédien qui, où qu’il se trouve, lui ouvraient toutes les portes.

« J’ai fait du théâtre dans ma jeunesse », disait-il un jour pour encourager son adjoint au bureau de l’AFP à Abidjan, Laurent Banguet, « et ça me sert tous les jours pour jouer mon rôle de directeur. Laurent, dis-toi que tu es en représentation, ce n’est pas plus compliqué que ça !»

Jacques Lhuillery dans un village bété en Côte d'Ivoire en 2003 (AFP / Georges Gobet)

Oui, il aurait pu gagner sa vie sur les planches, en imitant Chirac, ou Coluche, ou n’importe qui. Mais c’est sur des théâtres bien plus dangereux que Jacques Lhuillery bâtit sa carrière de journaliste : l’Iran à la chute du Shah, le Liban en proie aux violences, la Côte d’Ivoire en pleine crise politico-militaire, le tumultueux Nigeria, la Tunisie révolutionnaire, avec des passages plus paisibles par l’Espagne, les Pays-Bas et le Japon, son dernier poste. Un incroyable don pour les langues lui permet de se débrouiller très vite où qu’il se trouve. Il est un des rares journalistes de l’AFP à parler couramment le néerlandais, appris en quelques mois alors qu’il était jeune coopérant en Arabie saoudite, où il s’ennuyait ferme.

Star d'un carnaval aux Pays-Bas

« L’une des seules distractions qu’il y avait là-bas, c’était les soirées cinéma organisées par l’ambassade de France », se souvient son grand ami Ruud Zwaans, un homme d’affaires néerlandais expatrié dans l’austère royaume à la même époque. « C’est là où on s’est rencontrés. Pour tuer le temps, j’enseignais le néerlandais à Jacques qui, en retour, m’apprenait le français. Comme élève, il était très fort. Plus tard, une fois nommé directeur du bureau de La Haye, il venait chaque année participer au carnaval de Littard, la ville du Limbourg où j’ai mes origines. Il avait appris toutes les chansons typiques en dialecte local et avait fini par devenir une vraie star locale, que tout le monde surnommait ‘le Français’. Il avait une capacité incroyable pour s’immerger dans le monde des autres, l’apprécier et se faire aimer en retour ».

Jacques Lhuillery interviewe le Premier ministre japonais Shinzo Abe en 2013 (AFP / Toshifumi Kitamura)

« Il savait parler au paysan qui cultive le cacao et interroger un chef d’Etat en guerre dans son pays », confirme le photographe Georges Gobet, qui avait travaillé avec lui à Abidjan. « Il était à l’aise dans tous les milieux et réussissait à ramener des infos là où d’autres échouaient ». Son idée fixe, dès qu’il débarque dans un nouveau pays, est d’obtenir une interview exclusive du chef d’Etat en place. Il ne se décourage jamais et le plus souvent, le Breton cabochard qu’il est parvient à ses fins. Y compris au Japon, où décrocher un entretien en tête à tête avec le Premier ministre est un objectif quasiment inaccessible pour les journalistes étrangers.

Le président : "Que Jacques m'appelle à 8h12 précises!"

« Charme, persuasion, voire cabotinage si les circonstances l'imposaient… Jacques savait s'adapter à son public, qu'il s'agisse d'un gardien de parking, d'un diplomate en costume ou d'un général-président à la poitrine bardée de breloques », continue Laurent Banguet. « Même le président togolais Gnassingbé Eyadéma applaudissait des deux mains et en redemandait à l'occasion. Comme pour cette mémorable partie de pétanque dans son fief du nord Togo, avec pastis de rigueur. Ou lors de réguliers entretiens téléphoniques pour livrer au directeur de l'AFP sa vision des coulisses de la crise ivoirienne. Eyadéma ne voulait pas me parler à moi, son adjoint. "Que Jacques m'appelle demain matin à 8h12 précises!" Mais pourquoi donc 8h12 ? Jacques m'a expliqué plus tard qu'Eyadéma père était un fidèle de RFI et que cette tranche horaire le passionnait moins que la précédente… »

Gnassingbe Eyadema, alors président du Togo et ami de Jacques Lhuillery, joue à la pétanque en 2003 (AFP / Georges Gobet)

La carrière de Jacques n’est pas qu’une partie de plaisir. En avril 1996, alors qu’il dirige le bureau de l’AFP à Beyrouth, l’armée israélienne lance l’opération « Raisins de la colère » contre les positions du Hezbollah dans le sud du Liban. Les obus s’abattent sur un camp de casques bleus près du village de Cana et tuent plus d’une centaine de civils. Dépêché sur place, Jacques se rend dans les hôpitaux et, pour fournir à l’agence un bilan de la tragédie, se met à compter les cadavres, parmi lesquels beaucoup d’enfants. L’épisode le marque à vie. En témoigne le message que, dix-sept ans plus tard, il adresse de but en blanc à une reporter vidéo, Agnès Bun, qui vient de rentrer des Philippines où elle a couvert un typhon dévastateur. Les deux journalistes ne se connaissent pas, mais Jacques a été ému aux larmes par le témoignage que la jeune femme, de trente-cinq ans sa cadette, a publié sur le blog Making-of de l’AFP:

"Moi qui n’étais pas fait pour ça, je me suis retrouvé dans la guerre"

« Je veux te dire combien j’ai été touché, voire secoué par ton témoignage, où l’indicible le partage à la pudeur. Ceci me fait hélas remonter des souvenirs et des émotions », lui écrit-il avant de raconter sa macabre besogne dans les hôpitaux libanais. « Je n’avais jamais autant pleuré de ma carrière. Quand je suis rentré à Beyrouth, j’ai pris mes quatre enfants et je les ai serrés, serrés contre moi et couvert de baisers. Moi qui n’étais pas fait pour ça, je me suis retrouvé dans la guerre civile iranienne, celle avec l’Irak, des coups d’Etat africains (pas beau), etc. On s’en sort, avec bien sûr quelques blessures au cœur, des balafres à la mémoire, mais crois-moi on s’en sort. Sois tranquille, cela ne va pas t’endurcir, mais te faire apprécier encore plus ton bonheur, te faire aussi entrevoir à quel point parfois ce bien précieux est fragile. »

Des casques bleus et des civils évacuent les corps des victimes du bombardement de Cana, le 18 avril 1996 (AFP / Joseph Barrak)

Un bonheur que Jacques trouve jusqu’à la fin de sa vie auprès de son épouse, Denise, sa « petite chérie » qui le suit dans tous ses postes y compris les plus dangereux, et de ses quatre enfants dont il parle tout le temps.

La mort de Jean Hélène

Le drame frappe Jacques d’encore plus près en 2003, quand son ami Jean Hélène, correspondant de RFI à Abidjan, est assassiné par un policier nourri du climat de haine distillée par les médias affiliés au pouvoir. « Submergé par la peine et la colère, Jacques est pourtant le premier à se rendre sur les lieux du crime, en compagnie de l’ambassadeur de France Gildas Le Lidec», raconte Michèle Léridon, alors chargée de l’Afrique à la rédaction en chef de l’AFP. « Il gardera toujours cette blessure, témoignera pour la BBC lors du procès du meurtrier (« quand on n’a pas un QI très élevé et qu’on lit tous les jours que la France c’est l’ennemi, c’est dangereux », résumera-t-il avec son sens aiguisé de la formule). Et lorsque, des années plus tard, la compagne italienne de Jean Hélène s’interroge encore sur ce drame, Jacques écrit un long récit, juste pour elle, pour l’aider, l’émotion toujours intacte ».

Le reporter de RFI Jean Hélène, ami de Jacques Lhuillery assassiné en Côte d'Ivoire en 2003, ici en reportage au Liberia (AFP / Massimo Alberizzi)

Diplômé de chinois aux Langues O, Jacques ne réussira jamais à faire valoir cette compétence linguistique auprès de l’AFP, malgré de multiples tentatives. « Je suis rentré à l’AFP pour partir en Asie, c’est ma passion. Résultat, je me suis retrouvé à La Haye, Madrid, Beyrouth, Abidjan», se plaint-il à Michèle Léridon en rigolant, avec force imitations des directeurs qui l’ont toujours nommé là où il ne voulait pas aller, le jour où il apprend que sa candidature au bureau de Hanoï a été rejetée. « Mais je ne regrette pas », poursuit-il. « L’AFP c’est ça aussi, saisir les occasions au vol, découvrir des horizons auxquels on n’aurait pas pensé ».

Respect pour les Africains

Quel que soit l’horizon vers lequel il se dirige, même contre son gré, Jacques ne lésine jamais sur les efforts pour comprendre sa nouvelle terre d’accueil. Les centaines de dossiers jaunis qui, aujourd’hui encore, s’entassent dans son ancien bureau de directeur de l’AFP au Nigeria témoignent de sa volonté de s’immerger dans ce pays fascinant et compliqué. Il sait aussi se faire apprécier rapidement par tous ceux qu’il côtoie, que ce soit par ses sources d’information ou par ses subordonnés.

Jacques Lhuillery dans un village bété en Côte d'Ivoire en 2003 (AFP / Georges Gobet)

« C’était quelqu’un qui, dès lors que vous aviez envie d’apprendre, vous apprenait tout », se rappelle Fiacre Vidjingniou, que Jacques recrute comme correspondant de l’AFP au Bénin. « Il n’était pas un de ces Blancs qui débarque accroché à leurs connaissances livresques. Il savait se faire une opinion en se basant sur ses propres expériences. Et il avait du respect pour les Africains ». Quand, en 2010, Jacques Lhuillery est grièvement brûlé dans l’incendie accidentel de son immeuble à Lagos, au Nigeria, le président togolais dépêche d’ailleurs immédiatement un de ses ministres à son chevet.

Version sonore des baffes à la Lino Ventura

Culotté, drôle, charmeur, Jacques sait aussi gueuler quand la situation l’exige. « Tonnerre de Brest ! De ces colères de bande-dessinée qui vous plaquent les cheveux en arrière et vous laissent les oreilles qui tintent, le cerveau qui clignote en technicolor », se rappelle Laurent Banguet. « Une vague de décibels pulsés par une voix de rogomme dont on ne sortait pas émotionnellement indemne, version sonore des baffes à la Lino Ventura. Sommaire, mais efficace. »

Mais l’arme ultime de ce gaillard d’1 mètre 86, c’est le rire. « Jacques était quelqu’un d’exubérant et de très, très drôle, avec un formidable sens de l’humour, un peu à la Charlie Hebdo d’ailleurs. Un vrai boute-en train, doué d’un réel talent d’animateur », confirme un autre de ses amis, le journaliste de l’AFP Christian Chaise. « Il avait le don de voir le côté amusant de toutes les situations ». Personnage droit, généreux, travailleur, Jacques a aussi la dent dure pour les faux jetons qu’il prend un malin plaisir à affubler de surnoms corrosifs, défiant l’imagination, avant d’éclater d’un rire goguenard.

Jacques Lhuillery en reportage au sanctuaire Yasukuni à Tokyo, où sont vénérés des criminels de guerre, le jour de l'anniversaire de la défaite du Japon, le 15 août 2012 (AFP / Roland de Courson)

« Mais le rire que je préférais chez lui, c'était celui qui venait sans prévenir, sans raison. Juste parce qu'il trouvait la vie marrante, qu'il se sentait bien, avec sa famille, avec ses amis », continue Laurent Banguet. « Ça commençait par un frémissement venu de très loin, quelque part du côté du ventre. Puis ça remontait vers le nez, de plus en plus vite, avant d'opérer un demi-tour au frein à main, direction la gorge, pour éclater finalement comme un coup de clairon tonitruant, proclamant la joie de son propriétaire à des kilomètres à la ronde. Ce rire, c'était un défi au ciel, à la terre, un pied-de-nez aux dieux, une fin de non-recevoir aux imbéciles, une déclaration d'amour à la face du monde ».

Sumo et corrida

L’autre arme secrète de Jacques, c’est son écriture. L’ancien élève de l’Ecole de journalisme de Lille est doué d’une plume brillante, souvent hilarante, dont il régale les lecteurs du blog Making-of avec ses chroniques sur le Japon. Voici un vieux briscard, un journaliste à l’ancienne plus à l’aise avec la tchatche qu’avec le tweet (« je ne me souviens plus si c’est youplalayouplali ou bien youplaliyouplala », avoue-t-il en se marrant un jour où je lui demande le mot de passe de son compte Twitter pour l’aider à le réinitialiser après un piratage) qui comprend tout de suite l’intérêt des nouveaux médias et les nouvelles possibilités qu’ils offrent en termes de narration. Au cours des dernières années de sa carrière, il s’en donne à cœur joie sur le blog de l’AFP dont il devient le contributeur le plus prolifique. Il s’émerveille de tous les aspects de l’archipel nippon, si différent des terrains difficiles où il a roulé sa bosse toute sa vie durant, et dresse d’incroyables parallèles entre le sumo et la corrida, ou encore entre Lagos et Tokyo.

Jacques Lhuillery à Tokyo, en août 2012 (AFP / Roland de Courson)

« Il était brillant, il était intelligent, il savait écrire… et il le savait ! », raconte Pierre Ausseill, un autre de ses grands camarades. « Mais ce qu’il y avait de mieux avec lui, c’est qu’il ne se laissait pas aveugler par son talent. Quand en 2011, en pleine révolution tunisienne, il m’a relayé comme envoyé spécial sur place, je l’ai trouvé tout nerveux. Il avait peur de ne pas être à la hauteur. J’ai dû le rassurer, lui qui avait dix fois plus de bouteille que moi ! Jacques avait ce sentiment permanent d’insécurité qui fait les excellents journalistes. C’était un vrai de vrai ».

Vrai comme sa grosse voix, comme sa silhouette de colosse au perpétuel sourire en coin. Vrai comme les côtes de granit de sa Bretagne natale où, ce soir, il repose.

Roland de Courson est l'éditeur du blog Making-of. L’auteur remercie Pierre Lhuillery, Pierre Ausseill, Laurent Banguet, Agnès Bun, Christian Chaise, Miguel Enesco, Pierre Feuilly, Georges Gobet, Phil Hazlewood, Michèle Léridon, Pascal Mallet, Gérard Vandenberghe, Fiacre Vidjingninou et Ruud Zwaans pour leurs contributions à cet article et/ou pour leur aide.

(AFP / Pius Utomi Ekpei)
Roland de Courson