« Ils veulent faire de nous des femmes taliban ! »
KHARTOUM, 12 septembre 2013 - Fin août, un tweet à propos d'une femme de 35 ans citée à comparaître devant un tribunal soudanais pour avoir refusé de porter en public le hijab, le foulard islamique, attire mon attention. Je n'ai jamais entendu parler de cette Amira Osman Hamed. Mais le tweet donne un lien vers le site internet de la SIHA, un réseau régional de militantes pour les droits des femmes, qui décrit l'affaire ainsi que les peines -y compris la flagellation- qu'elle encourt pour ce délit.
Cela me rappelle tout de suite l'arrestation, en 2009, de la journaliste Loubna Ahmed al-Hussein, condamnée à recevoir le fouet pour avoir porté un pantalon en public. L'affaire avait eu un retentissement mondial et mis en lumière la situation des femmes au Soudan. La journaliste avait finalement échappé à la flagellation mais elle avait tout de même passé un jour en prison. Et dix femmes arrêtées en même temps qu'elle avaient, elles, reçu dix coup de fouet chacune. Hamed va-t-elle devenir la nouvelle Hussein?
Nous décidons d'assister au procès. Le lendemain matin, mon collègue de l'AFP Abdelmoneim Abu Idriss Ali se rend au tribunal, situé dans la banlieue de Khartoum, où il découvre que l'audience a été reportée au 19 septembre et qu'elle se déroulera à huis-clos. Sur Twitter, le débat commence à prendre de l'ampleur. Je décide d'interviewer Hamed et de publier un papier sur elle avant l'ouverture du procès.
Il me faudra trois jours pour entrer en contact avec Hamed. Un de mes contacts chez les militants pour les droits des femmes me fournit son numéro de portable et son adresse mail, mais le téléphone est toujours éteint et je n'ai aucune réponse à mes messages. Mon contact me donne un deuxième numéro, qui ne fonctionne pas mieux que le premier.
Il apparaît finalement que le téléphone de Hamed a disparu au tribunal peu après son arrestation, et que rétablir son numéro lui a pris du temps. Je parviens finalement à la joindre et elle accepte de me rencontrer, chez elle, deux heures plus tard.
Depuis le coup d'Etat d'Omar el-Béchir en 1989, le gouvernement du Soudan se déclare lui-même "islamiste". De strictes lois sur la moralité, notamment sur la façon dont les femmes doivent s'habiller, sont en vigueur dans le pays. "Ils veulent faire de nous des femmes taliban", s'écrie Hamed pendant l'interview.
Il est exceptionnel de voir, dans la rue, des femmes qui ne portent pas le hijab. Les rares que l'on croise appartiennent à la minorité chrétienne, qui a très nettement diminué depuis la sécession et l'indépendance du Soudan du Sud en 2011. A l'extrême opposé, on trouve une autre minorité, beaucoup plus nombreuse celle-là: les femmes intégralement vêtues de noir, dont seuls les yeux sont visibles. "Je les appelle: les tentes noires", m'a un jour dit une autre femme qui, comme Hamed, refuse de porter le foulard. Ce type de vêtement rigoriste, sous lequel les femmes suffoquent dans la fournaise désertique du Soudan, est plus habituel dans les monarchies du Moyen-Orient. "Ce n'est pas la tradition soudanaise", m'affirme Hamed.
Amira Osman Hamed dit avoir été arrêtée le 27 août alors qu'elle se trouvait dans un bâtiment public près de Khartoum. Un policier lui a demandé, de façon agressive, de se couvrir les cheveux. "Tu n'es pas Soudanaise? Quelle es ta religion?" lui a demandé l'homme. "Je suis Soudanaise. Je suis musulmane, et je ne couvrirai pas mes cheveux", lui a rétorqué Amira. Elle a alors été emmenée au commissariat, détenue quelques heures, puis libérée sous caution dans l'attente de son procès".
Alors que nous parlons, Hamed dénonce des lois à géométrie variable. Au Soudan, dit-elle, les femmes les plus riches ne se font pas arrêter quand elles dînent tête nue dans les restaurants chics. "Pourquoi les femmes qui habitent ici n'ont-elles pas le droit de s'habiller comme elles veulent?" s'interroge-t-elle. Elle se dit prête à toute condamnation, y compris au fouet. "Je prends ce risque pour dire ce qui se passe dans notre pays, et j'espère que ce sera la dernière fois qu'une femme soudanaise est arrêtée en vertu de cette loi".
Et pourtant, les Soudanais sont beaucoup plus libéraux, pour ce qui est de la place de la femme dans la société, que ne le sont les habitants de bien d'autres nations musulmanes. La plupart des femmes, ici, portent des robes traditionnelles multicolores et ne couvrent leurs cheveux que très partiellement. Certaines occupent des postes élevés au sein du gouvernement. Les Soudanaises conduisent des voitures, vont à l'école et à l'université, et personne n'est choqué de les voir saluer un homme en lui serrant la main.
Seulement, mieux vaut pour elles de porter le foulard, et de ne pas être en pantalon, lorsqu'elles le font.
Ian Timberlake est le chef du bureau de l'AFP à Khartoum.