Le coureur de fond éthiopien Kenenisa Bekele dans son centre d'entraînement près d'Addis-Abeba (AFP / Jenny Vaughan)

Courir avec une légende

SULULTA (Ethiopie), 13 septembre 2013 – Quand on fait la course avec Kenenisa Bekele, il est parfois difficile de se rappeler qu’on se trouve aux côtés d’une légende mondiale de l’athlétisme.

Cet Ethiopien élancé de 31 ans est effacé de nature. Souvent, il s’arrête de parler au beau milieu d’une conversation et esquisse un sourire timide. Il fait preuve d’une étonnante modestie à l’égard de ses exploits à couper le souffle: détenteur du record du monde des 5.000 mètres depuis neuf ans et de celui des 10.000 mètres depuis huit ans, trois fois champion olympique, cinq fois champion du monde sur piste…

On ne commence à réaliser vraiment à qui on a affaire que lorsqu’on le voit s’entraîner. Il court à une vitesse hallucinante. Ses jambes musclées semblent équipées de ressorts. Ses pieds battent la surface de la piste à rythme régulier et s’envolent à nouveau comme si l’homme ne pesait rien.

Il boucle le tour de la piste une fois, deux fois, trois fois… Il continue pendant plus d’une heure, sans laisser couler une goutte de transpiration. Cela a l’air si facile, quand on le voit…

Je suis venue interviewer Kenenisa Bekele au sujet de la piste sur laquelle il court. C’est lui qui a construit ce centre d’entraînement de classe mondiale pour promouvoir l’athlétisme tant auprès des Ethiopiens que des étrangers de tous les âges, qu’ils soient professionnels ou amateurs.

Kenenisa Bekele (à gauche) et son frère Tariku (AFP / Jenny Vaughan)

A 2.700 mètres au-dessus du niveau de la mer, le centre de Sululta, dans les collines verdoyantes qui surplombent Addis-Abeba, est l’endroit idéal pour s’entraîner à la course de fond en altitude. Ce matin-là, Bekele se prépare à la Great North Run, un semi-marathon qui doit se dérouler dans le nord de l’Angleterre le 16 septembre. Il se mesurera à son compatriote Haile Gebreselassie et au Britannique Mo Farah. Les organisateurs n’y vont pas par quatre chemins et affirment qu’il s’agira «du plus grand affrontement de l’histoire du semi-marathon».

Avant de partir à la rencontre de Kenesisa Bekele, je décide d’emporter ma tenue de course. Histoire de ne pas être prise au dépourvu si l’envie me prend de tenter moi-même quelques tours de piste.

"Je ravale ma honte et je chausse mes Nike"

Mais en regardant Bekele, qui court ce matin avec son frère Tariku, détenteur du bronze olympique dans les 10.000 mètres, je me sens tout à coup un peu idiote. Comment ne pas avoir l’air ridicule en courant péniblement derrière ces deux vedettes mondiales?

Au final, je ravale ma honte et je chausse mes Nike. Mon but est de courir trois modestes kilomètres. Deux de moins que mon parcours habituel dans la capitale éthiopienne.

Je m’attends à perdre haleine. Je m’attends à subir le coup de pompe du siècle avant de franchir la ligne d’arrivée. Je m’attends à avoir trop honte pour finir la course.

Mais rien de cela n’arrive. Kenenisa m’encourage avec son sourire chaleureux, charismatique. «Alors, c’est comment?» me lance-t-il en me dépassant avec son frère.

Haile Gebreselasie (à droite) et Kenenisa Bekele aux Jeux Olympiques de Pékin en 2008 (AFP / Olivier Morin)

Et c’est plutôt agréable, en fait. La piste synthétique couleur brique fait du bien à mes genoux qui, d’habitude, me font mal au bout de quelques minutes quand je cours sur l’asphalte d’Addis-Abeba ou sur les sentiers des forêts d’Ethiopie.

Comme Kenenisa me l’avait promis, l’air est propre et vivifiant. Contrairement à Addis-Abeba, pas de vieilles voitures crachant une fumée noire dans les embouteillages ici. Mes poumons peuvent sentir la différence. Les collines qui entourent la piste, encore humide après une violente averse matinale, offrent une vision apaisante. De hauts eucalyptus enveloppés d’une épaisse couche de nuages gris que le soleil matinal tente à grand peine de percer.

Etre encouragée par Bekele n’est pas désagréable non plus. J’aurais du mal à trouver, dans le monde, un partenaire de course moins impressionnant.

Les deux frères ont entamé une série de courts sprints. Ils me dépassent une nouvelle fois en planant, sans donner l’impression d’accomplir le moindre effort. Cela fait plus de soixante minutes qu’ils courent.

Kenenisa Bekele pendant une course à Eugene, Oregon (Etats-Unis), en mai 2013 (AFP / Getty Images / Jonathan Ferrey)

Je commence à fatiguer. Je peux entendre le bruit forcé de ma propre respiration. Mes poumons travaillent à marche forcée pour trouver l’oxygène dans l’air de la montagne. Au bout de trois kilomètres, je ralentis. Kenesisa et Tariku, eux, continuent sur leur lancée.

Pourtant, Bekele m’avoue qu’il a plus de mal à courir qu’il n’y parait. Depuis trois ans, il traine une blessure au mollet à cause de laquelle, dit-il, il peine à retrouver son niveau d’antan.

Piste trop dure

Cette blessure est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles il a ouvert son centre d’entraînement athlétique de haut niveau, l’un des deux seuls dignes de ce nom en Ethiopie. L’autre, dans la capitale, a été récemment équipé d’un revêtement matelassé. La piste était auparavant beaucoup trop dure, ce qui a contribué à aviver l’affection au mollet qui a nui à ses performances ces dernières années.

Le nouveau centre d’entrainement offre une alternative à tous les coureurs, quel que soit leur niveau. Depuis son ouverture fin 2012 à Sululta, à dix kilomètres du centre d’Addis-Abeba, il a déjà accueilli un certain nombre de professionnels, comme l’Algérien Taoufik Makhloufi, le champion olympique des 1.500 mètres en 2012, ou le Soudanais Abubaker Kaki et le Djiboutien Ayanleh Souleiman, deux spécialistes du 800 mètres.

Départ de la Great Ethiopian Run à Addis-Abeba en novembre 2011 (AFP / Jenny Vaughan)

Bekele espère attirer également des amateurs.  Son rêve est de promouvoir d’avantage la culture de la course de fond en Ethiopie, berceau de plusieurs athlètes légendaires comme le «coureur aux pieds nus» Abebe Bikilia, qui remporta le marathon olympique de Rome en 1960 sans mettre de chaussures.

Les Ethiopiens sont fiers de leur héritage en matière de course à pied. Les courses locales attirent chaque année des dizaines de milliers de participants. Ils étaient près de 40.000, l’an dernier, à la Great Ethiopian Run annuelle d’Addis-Abeba, une épreuve de dix kilomètres dans les rues de la capitale.

La plupart des concurrents, moi comprise, participent à ces courses massives purement pour le plaisir, pour m’immerger dans la tradition du pays et partager l’enthousiasme enivrant de la foule de coureurs. Mais disposer d’une piste de classe mondiale –et des engouragements d’un des meilleurs coureurs du monde– à quelques minutes d’Addis-Abeba pourrait bien m’inciter, de même que d’autres joggeurs amateurs, à prendre ce sport plus au sérieux.

Je n’ai aucun record du monde en vue pour le moment. Mais tout à coup, un semi-marathon ne me semble plus si hors de portée que ça...

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Jenny Vaughan est la correspondante de l'AFP à Addis-Abeba, en Ethiopie.

Jenny Vaughan