Des photographes se réfugient derrière une barricade pendant des heurts au Caire, en décembre 2011 (AFP / Mohammed Abed)

Cette odeur de mort qui ne disparaît pas

PERPIGNAN (France), 10 sept. 2013 – Voir de ses propres yeux, photographier les atrocités des guerres ne laisse pas indemne. Professionnels et médecins s’accordent à le dire: nombre de reporters souffrent à des degrés divers de symptômes traumatiques. Des maux qu'il faut traiter sans tabou.

«Je n'ai jamais vu un reporter de guerre sans aucun symptôme», affirme le professeur Anthony Feinstein, du département de psychiatrie de l'Université de Toronto. Directeur de plusieurs études menées sur des centaines de journalistes, il estime qu'à l'instar des soldats, les reporters exposés aux combats n'échappent pas à leur retour à des troubles de stress post-traumatique ou PTSD («Post Traumatic Stress Disorders»), voire à des dépressions de degrés divers.

«En moyenne, un individu est confronté une fois dans sa vie à une réelle menace de mort. Chez les reporters, ce peut être des dizaines de fois, parfois en quelques mois», relève-t-il lors d'un colloque à Visa pour l'Image, la grand-messe mondiale du photojournalisme à Perpignan, dans le sud de la France. «Il faut se souvenir que c'est un métier dangereux. Je rappelle que lors de la Première guerre mondiale, 2 journalistes avaient été tué, la Deuxième 69 et que le seul conflit irakien a vu tomber plus de 200 journalistes et reporters».

Un photojournaliste couvre un attentat à la bombe à Mogadiscio en juin 2013 (AFP / Mohamed Abdiwahab)

Dans ses travaux, il compare les reporters de guerre aux autres journalistes. Ceux qui couvrent les guerres recourent trois fois plus que les autres à la consommation de drogue ou d'alcool. «C'est clairement une forme d'automédication», dit-il.

Troubles du sommeil, bouffées d'émotion incontrôlables, images qui tournent en boucle mais parfois aussi comportements violents: les symptômes peuvent être multiples. Certains ne peuvent dormir que la lumière allumée. D'autres ont besoin d'avoir toujours une arme à leur côté. On relève aussi des cas de violence conjugale. Si on regarde leur vie privée, on compte trois fois plus de divorces chez les reporters de guerre, et le double de problèmes d'alcool.

Le photographe Jérôme Delay, de l’agence américaine Associated Press, raconte avoir été hanté par des visions «de fantômes et de monstres». «Quand tu te casses la jambe, on te met un plâtre. Les PTSD, c'est vraiment autre chose».

Sur plus de 1,5 millions de militaires américains ayant servi en Irak entre 2003 et 2008, un tiers sont passés par des soins psychiatriques en hôpital, souligne Jean-Paul Mari, grand reporter du Nouvel Obs, auteur d'une enquête fouillée sur le retour parfois dramatique des soldats américains après le conflit irakien («Sans blessures apparentes», Robert Laffont).

Un photographe palestinien gît à terre après avoir été passé à tabac par des colons israéliens près d'Hebron, en octobre 2008 (AFP / Meged Gozani / Active Stills)

Grand reporter, Édith Bouvier dit avoir eu «la chance d'avoir été gravement blessée en Syrie. Du coup j'étais à l’hôpital et la visite hebdomadaire du psy a été précieuse».

«Parmi mes collègues, beaucoup rentrent de reportage avec des blessures à l'intérieur que personne ne voit», raconte-t-elle. «Le cliché, c'est de dire : si tu craques, c'est que tu n'es pas fait pour ce métier. Pourtant à la guerre, ce n'est pas "normal" de voir ce qu'on voit».

Pour Jérôme Delay, «il faut savoir dire: "ça m'a rendu malade et je dois m'en occuper"».

«Fréquemment les journalistes sont dans le déni», remarque Jean-Paul Mari, «Le problème, c'est que si on avoue, on craint de passer pour un faible et on a peur de ne pas être envoyé à nouveau en reportage. On pense aussi dans ce cas trahir la profession et sa réputation», dit-il, considérant que «seuls les pervers-psychopathes et les imbéciles ne sont pas touchés».

«La guerre, c'est cette chose qui fait que les hommes les plus forts se réfugient sous la table en criant "maman"», résume Jean-Paul Mari.

Pour Édith Bouvier, la guerre «c'est l'odeur de la mort qui ne disparaît pas, même après dix douches, il faudrait pouvoir s'en défaire, comme on range son gilet pare-balles et son téléphone satellitaire».

Le reporter de guerre indépendant américain James Foley (à gauche) au travail près de Syrte, en Libye, en septembre 2011. Il est porté disparu en Syrie depuis le 22 novembre 2012 (photo: AFP / Aris Messinis)

Santiago Lyon, aujourd'hui directeur du département photo d’Associated Press, raconte qu'à 40 ans, dont dix à couvrir les guerres, il avait confié son malaise à son patron d'alors. «Ma responsabilité s'arrête à la réception de tes photos», avait-il répondu. «A l'époque le déni était aussi du côté des patrons. Aujourd'hui on se doit de conseiller à nos reporters de se faire aider».

«J'ai vu des photographes souffrir en reportage avec des niveaux d'émotivité qu'on n'imagine pas», confie Patrick Baz, responsable photo de l'AFP pour le Moyen Orient et qui a lui-même couvert de nombreux conflits. «C'est à la hiérarchie d'aider les reporters à être pris en charge».

«Il faut aussi s'assurer que les DRH et les médecins soient à l'écoute», poursuit Santiago Lyon. «On doit travailler dans un climat de confiance entre rédacteurs en chef et reporters, il faut qu'ils aient envie de se confier, qu'on leur apprenne à faire un autodiagnostic pour mesurer les conséquences de ce qu'ils ont enduré».

«Beaucoup de gens croient que le temps guérit tout, il ne faut absolument pas le croire», assure Anthony Feinstein.

Pour Santiago Lyon «il faut savoir s'arrêter à temps, au moment où on se demande si on va finir mort ou bien fou».

Mais les reporters sur le terrain ne sont pas les seuls à pâtir de la guerre. Les éditeurs, confortablement installés devant leurs écrans voient eux aussi déferler des images d'horreur. «Voir çà cinq heures par jour, cinq jours par semaine n'est évidemment pas sain», selon le Pr Feinstein. «Il fait d'avantage réfléchir à l'exercice du métier de journaliste, sous toutes ses nouvelles formes».

Un boîtier du photographe britannique Don McCullin, endommagé par une balle pendant la guerre du Vietnam, est montré lors d'une exposition à Londres en octobre 2011 (AFP / Leon Neal)