Garder le contact, après l’histoire
PARIS, 28 janvier 2015 – Quand il s’agit d’entrer clandestinement dans un pays en guerre, avoir une confiance totale en celui qui vous fait franchir la frontière est essentiel. Au moindre doute, il faut renoncer. Ce genre de relation de confiance, dans les situations dangereuses, crée un lien personnel très fort entre le journaliste et son contact. Ainsi qu’un sens du devoir quand ce contact, plus tard, vient vous demander de l’aide.
Lors de ma dernière mission en Syrie, en juin 2012, j’entre dans le pays depuis le nord du Liban pour me rendre au Krak des Chevaliers, forteresse croisée construite il y a mille ans et tenue par les rebelles depuis le tout début de l’insurrection contre Bachar al-Assad.
Après avoir passé la frontière en cachette, il me faut encore traverser des zones contrôlées par le régime. Je sais que si je me fais prendre, je disparaîtrai dans un trou noir.
Mon fil conducteur, pour organiser cette expédition, est un étudiant nommé Ahmed. Il a 24 ans et n’avait jamais milité dans aucun groupe politique auparavant, mais il a pris les armes contre le régime parce que, dit-il, on ne lui a pas laissé le choix.
J’ai rencontré Ahmed quelques semaines plus tôt, en Syrie. L’AFP est le seul média occidental à garder un bureau permanent à Damas. J’étais à Homs pour accompagner une équipe des Nations Unies qu’Assad, lâchant un peu de lest face aux pressions internationales, avait autorisé à se rendre dans la grande ville assiégée par ses troupes. Dans la rue, nous parlions librement avec les gens et à un moment, un jeune homme m’avait abordé en anglais.
Un fief de la rébellion au pied du château fort
Il se disait originaire d’Azzara, près de la frontière libanaise, où, racontait-il, le régime syrien avait arrêté arbitrairement tous les habitants ayant un diplôme universitaire, comme les médecins ou les ingénieurs. Il m’avait dit aussi qu’il se rendait souvent à Beyrouth, où j’étais basé à l’époque. Nous avions échangé nos coordonnées.
Une dizaine de jours après mon retour dans la capitale libanaise, je reçois un coup de téléphone d’Ahmed. Je lui fais part du projet qu’entretemps, j’ai secrètement élaboré : filmer à l’intérieur du Krak des Chevaliers. Je lui demande de m’y aider. Azzara, son village, est un fief de la rébellion situé juste au pied de la célèbre forteresse, connue en arabe sous le nom de « Qalaat al-Hosn », « le château fort ».
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A cette époque, la rébellion syrienne est constituée d’islamistes modérés et de déserteurs de l’armée. L’organisation Etat islamique ne fait pas encore parler d’elle, même si c’est précisément dans cette région de Tal Kalakh qu’Al Qaïda fera, peu de temps plus tard, ses premières apparitions dans le conflit syrien.
Ma mission, que j’ai déjà racontée sur ce blog, s’avère extrêmement dangereuse. Et si j’en suis revenu vivant, c’est grâce à Ahmed.
Il pointe son fusil sur moi et cherche partout un chargeur
Pendant que je suis en train de filmer au pied du Krak, une fusillade nourrie éclate. Le frère d’un des combattants rebelles que j’accompagne est tué de deux balles en pleine tête. Voyant son frère tomber, le combattant devient ivre de douleur et lorsqu’il voit ma caméra braquée sur lui, sa douleur se mue en rage meurtrière. Il pointe son fusil sur moi et cherche partout un chargeur plein. Il s’est clairement mis en tête de me descendre. Mais Ahmed s’interpose, et parvient à le ramener à la raison. L’homme qui a failli me tuer tombera lui aussi sous les balles quelques minutes plus tard.
Après mon retour à Beyrouth, je reste en contact avec Ahmed via mes contacts dans le nord du Liban. Je communique aussi de temps en temps avec lui sur Facebook ou Skype. Il m’envoie des nouvelles de ses camarades, me raconte qui parmi les siens a été fait prisonnier, qui est mort. Parfois, quand j’allume mon ordinateur le matin, je tombe sur la photo d’un corps ensanglanté car Ahmed complète souvent ses messages par des photos des cadavres de ses amis tués au combat, une pratique courante chez les rebelles syriens.
Et tout à coup, plus de nouvelles. Pendant très, très longtemps, Ahmed semble avoir disparu de la circulation. Est-il mort ? Prisonnier ? Impossible de savoir.
Au début du printemps 2014, une photo publiée sur Facebook par un autre de mes contacts attire mon attention : c’est Ahmed, dans un lit d’hôpital au Liban.
Une balle en plein visage pendant la reconquête du Krak
J’apprends que le jeune homme a été grièvement blessé lors de la reconquête du Krak des Chevaliers par les forces d’Assad. Il a reçu une balle en plein visage et a besoin d’une intervention chirurgicale lourde et urgente. Il n’est qu’un simple réfugié syrien au Liban, il est impossible pour lui d’obtenir ce type de soins sans de solides contacts dans le monde des organisations humanitaires. Et il me demande de l’aide.
Beaucoup des gens avec qui j’ai passé du temps dans la forteresse ont été tués dans les combats par la suite. Pour ceux-là, je ne peux rien faire. Mais, par gratitude, je peux toujours offrir mon soutien matériel à Ahmed et l’aider à tenir le coup psychologiquement.
Le jeune homme est hospitalisé dans le Akkar, la région la plus pauvre du Liban. Depuis le début de la guerre en Syrie, cette contrée misérable où certains écoliers vont en classe les pieds nus doit faire face, en plus, à un afflux gigantesque de réfugiés. Ces derniers ne sont pas les bienvenus au Liban, petit pays de seulement 4,5 millions d’habitants noyé sous un flot de plus d’un million de personnes qui ont fui la guerre civile en Syrie. Quand je communique avec Ahmed, j’ai un peu l’impression de correspondre avec un prisonnier. Converser avec le monde extérieur est comme un bol d’air frais pour ce garçon. Il est loin de ses proches, blessé physiquement et moralement dans un pays étranger qui ne veut pas de lui, mais il ne peut pas non plus retourner d’où il vient. Il est un pauvre parmi les plus pauvres…
Se porter au secours de ceux qui vous ont aidé
Je commence par faire jouer mes contacts pour le faire admettre dans le système hospitalier libanais. Puis je le mets en relation avec une organisation humanitaire qui, depuis, fait son possible pour qu’il bénéficie des soins chirurgicaux reconstructeurs dont il a besoin.
J’ai couvert tous les soulèvements du « Printemps arabe » et je suis resté en contact avec beaucoup de personnes rencontrées sur le terrain. Continuer à communiquer avec eux, parfois pendant très longtemps, fait partie du travail. Cela permet de se tenir au courant de la suite des événements. Mais d’un autre côté, si après chaque mission on devait voler au secours de tous ceux qui vous ont donné un coup de main, on ne s’en sortirait pas...
En dehors d’Ahmed, il m’est arrivé de venir en aide, après-coup, à trois autres personnes rencontrées en reportage. Je ne peux pas en dire plus long ici, pour ne pas leur nuire. Heureusement, toutes se sont comportées avec beaucoup de dignité, et aucune n’a jamais formulé la moindre exigence déraisonnable.
On s’attache facilement aux gens qu’on rencontre sur les terrains de guerre. Des étudiants qui se retrouvent brusquement immergés dans un conflit atroce. Des innocents qui vous aident à faire votre travail de reporter sans rien demander en retour. C’est touchant. On se sent moralement lié à eux, et parfois un peu pris au piège. Ce sont des sentiments contradictoires.
J’ai effectué mon reportage au Krak des Chevaliers il y a plus de deux ans et demi mais cet épisode, de loin le plus intense de ma vie, hante encore mes nuits. Comme tous ceux qui ont accompli ce type de mission, je fais des cauchemars. Ahmed est le contact avec lequel j’ai conservé les liens les plus solides même si je ne sais pas si on peut qualifier ces liens de véritable amitié
Ahmed m’a permis de faire quelque chose d’important que j’avais envie de faire et pour cela, ensemble, nous avons failli mourir. Il m’a sauvé la vie. Après des moments pareils, il faut du temps pour réapprendre à vivre sereinement. Rester en contact est une sorte de thérapie mutuelle. Une façon, pour nous deux, de tourner la page, de dire que la vie continue, ici et là-bas.
Djilali Belaïd, coordinateur vidéo de l’AFP pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord de 2008 à 2012, est actuellement un des responsables du service vidéo de l’AFP à Paris. Son reportage au Krak des Chevaliers avait obtenu le 2ème prix Bayeux-Calvados des correspondants de guerre 2013, dans la catégorie "vidéo format court" .