Rendez-vous avec la « Sainte Mort »
TULTITLAN (Mexique), 8 mars 2016 – A l’entrée d’Arteaga, le repaire montagneux du boss du cartel de la drogue des « Chevaliers du Temple » Servando « La Tuta Gómez », on trouve deux sanctuaires à la gloire de la Santa Muerte. C’est la première fois que je pénètre dans une de ces chapelles dédiée à la « sainte » mexicaine de la mort. Sur les autels, des fidèles ont déposé des cierges, des petits mots manuscrits et des statuettes à l’effigie de ce qui ressemble fort à la célèbre « Faucheuse ».
Nous sommes en mai 2014. Cette vision est trop étrange, trop puissante pour que je l’omette dans mon article sur cette ville du nord du Mexique où beaucoup voient dans le puissant baron de la drogue local un bandit au grand cœur qui envoie des cadeaux aux enfants à Noël. Devant les sanctuaires, un panneau de signalisation routière est troué de sept impacts de balles. Je raconte la scène, en décrivant la Santa Muerte comme « la sainte-squelette à la faux vénérée par les criminels ».
Je tweete mon article, et peu de temps plus tard un professeur de la Virginia Commonwealth University spécialiste de la Santa Muerte, Andrew Chestnut, m’écrit pour m’expliquer que les narcotrafiquants sont loin d’être les seuls fidèles de la « Sainte Mort ». En fait, il estime qu’entre dix et douze millions de personnes au Mexique, en Amérique centrale et aux Etats-Unis sont adeptes de ce culte, qui est selon lui le mouvement religieux à la progression la plus rapide sur tout le continent américain.
T-shirts et tatouages
En fait cela ne m’étonne pas vraiment : à Mexico, j’ai vu pas mal de gens ordinaires porter des T-shirts ou des tatouages à l’image de la lugubre « sainte ». Pris en flagrant délit de raccourci journalistique, je me promets d’écrire, un jour, un vrai article de fond sur la Santa Muerte, dont la popularité croissante est vue d’un très mauvais œil par l’Eglise catholique.
L’occasion survient quand le pape François annonce sa visite au Mexique, le deuxième pays catholique du monde, du 12 au 17 février. Comprendre pourquoi, dans un pays aussi complexe que le Mexique, certains se tournent vers une religion ou une croyance particulière peut facilement se transformer en chemin de croix pour le profane. Alors j’appelle Andrew Chestnut, et je lui demande un cours particulier de Santa Muerte.
Priée par des femmes trompées
Quand les conquistadors espagnols débarquent dans l’Empire Aztèque, au début du XVIème siècle, ils amènent avec eux des images de la Mort telle qu’on la connaît en Occident, sous les traits d’une Faucheuse, me raconte-t-il. Environ deux cents ans plus tard, l’Eglise catholique découvre que des indigènes ont transformé la Faucheuse en sainte. Horrifiés, les missionnaires font détruire les sanctuaires, et le squelette de la Santa Muerte se tapit dans la clandestinité pendant des siècles jusqu’à ce que des anthropologues le redécouvrent dans les années 1940. Cette fois, ce sont des femmes trompées qui la prient, pour lui demander de faire disparaître les maîtresses de leurs maris.
Mais il faut attendre 2001 pour que la popularité de la « Santa Muerte » s’envole véritablement, quand une habitante du quartier chaud de Tepito à Mexico, Doña Queta Romero, décide de dresser au grand jour un autel en l’honneur de la « sainte ». Tout à coup, les fidèles viennent s’y recueillir par milliers, dévoilant l’étendue de ce culte jusque-là souterrain.
La Mort en fibre de verre
Chestnut me suggère d’aller rendre visite à Doña Queta ainsi qu’à une autre femme, Enriqueta Vargas, qui dirige une congrégation à Tulitlán, dans la banlieue de la capitale. Par un dimanche matin ensoleillé, nous voici donc en route vers cette ville poussiéreuse et bétonnée, quand une gigantesque Santa Muerte vêtue de noir s’élève en face de nous, au bord d’un boulevard fort encombré. Nous comprenons que nous sommes arrivés à destination.
La statue de fibre de verre mesure vingt-deux mètres de haut. Ses bras squelettiques sont tendus en avant, mais elle ne tient aucune faux à la main. Elle domine une esplanade de béton où des dizaines de chaises en plastique ont été disposées à l’ombre d’une tente.
Tequila, cierges et marshmallows
Le complexe compte six sanctuaires. Chacun d’eux a sa statue de la Santa Muerte habillée de différentes façons, et est dédié à un thème particulier comme l’amour, l’argent ou la santé. Les fidèles ont laissé des offrandes : des bouteilles de tequila, des roses, des cigarettes, des cierges, des pommes ou des friandises en tout genre (beaucoup de marshmallows, apparemment la Sainte Mort est très gourmande). Il y a également des portraits de personnes disparues, ainsi que des petits papiers contenant des suppliques : aidez mon fils à sortir de prison, aidez-moi à vendre ma maison, merci d’avoir rendu la santé à untel… Pour les affaires de cœur, les fidèles se rendent dans un sanctuaire où la Santa Muerte est parée d’une robe rouge.
Puis vient l’heure de l’office. Environ 300 personnes y assistent. Pas de barons de la drogue ou de tueurs à gages aux mines patibulaires ici. Juste des couples avec des enfants, des personnes âgées, un pharmacien, un enseignant, un vendeur de chapeaux, un ouvrier de la construction, un chômeur... S’il est vrai que les narcotrafiquants demandent à la Santa Muerte d’exterminer leurs ennemis ou de faire en sorte que leurs cargaisons de drogue arrivent sans encombre à destination, la plupart des gens lui adressent des prières pour trouver la santé, l’amour ou pour obtenir toute autre faveur inoffensive.
Baptême à l'eau de rose
Ce dimanche matin à Tulitlán, nous rencontrons un jeune couple habillé de blanc venu faire baptiser pour la deuxième fois leur petite fille de trois mois, après une première cérémonie à l’église catholique deux semaines plus tôt. Cette fois, la prêtresse de la Santa Muerte Enriqueta Vargas déverse de l’eau infusée aux pétales de rose sur le front du bébé endormi, à l’ombre de la statue géante.
Avant la « messe », Vargas demande à des gens dans l’assistance de dire tout haut ce qu’ils font comme métier. Elle explique que les journalistes viennent toujours ici à la recherche de criminels, mais qu’ils ne trouvent jamais ce qu’ils veulent. J’en prends bonne note... Mais il est vrai que la Santa Muerte a du mal à se débarrasser de son image de déesse de la pègre.
Beaucoup de dévots de la Sainte Mort ne voient aucune incompatibilité avec leur foi catholique, malgré les mises en garde de l’Eglise contre ce culte jugé blasphématoire. Chestnut relève que le pape François lui-même a adressé une mise en garde voilée contre la squelettique « sainte » pendant une réunion avec des évêques mexicains, se disant « particulièrement inquiet pour tous ces gens qui, séduits par la vanité du pouvoir, véhiculent des illusions et embrassent des symboles macabres pour faire commerce de la mort ».
Quant à Doña Queta, la figure autour de laquelle le culte de la Santa Muerte a prospéré, elle a aujourd’hui 70 ans et se déclare fervente catholique. « D'un côté j'ai Dieu et de l'autre la Mort. Et quand je mourrai, Dieu dira à la maigrelette (la Sainte Mort) d'emporter Doña Queta », dit-elle.
Peu avant la visite du pape, une autre histoire me donne l’occasion de parler de la Santa Muerte. Après une mutinerie qui a fait 49 morts dans une prison de Monterrey, dans le nord du Mexique, les autorités fouillent les cellules de fond en comble et saisissent des téléviseurs géants, des climatiseurs et toutes sortes d’objets incongrus comme des aquariums et des saunas portables. Et quoi d’autre ? Des centaines et des centaines d’icônes de la Santa Muerte. Que pouvaient bien demander les prisonniers à la macabre « sainte » ? La liberté ? La mort d’un ennemi ? L’amour ? La santé ? La réhabilitation ? Qui sait…
Dans mon article, j’écris : « les autorités ont également découvert des centaines de figurines de la Santa Muerte, une Sainte de la Mort ressemblant à la Faucheuse et vénérée par les criminels, mais aussi par des millions de Mexicains ordinaires ».
Cette fois, j’ai retenu la leçon.
Laurent Thomet est journaliste au bureau de l’AFP à Mexico. Suivez-le sur Twitter (@LThometAFP) Cet article a été traduit de l’anglais par Roland de Courson à Paris (lire la version originale).