« Embedded » au Mali
TOMBOUCTOU (Mali), 10 juin 2015 - Dans le thermomètre accroché dans l'entrée du foyer, près du frigo au bord de rendre l'âme, le mercure est bloqué sur 50°. Dernière graduation. Il n'est pas encore midi sur la base de l'armée française, sur l'aéroport de Tombouctou au Mali.
« C'est souvent comme ça depuis quelques jours », sourit le soldat Sébastien. « On sait qu'il fait plus de 50, mais on ne sait pas exactement combien... »
Depuis que des familles de militaires français déployés en Afghanistan ont été menacées au téléphone après qu'ils eussent été cités dans la presse, il est interdit de citer leur nom de famille. Seul le colonel Luc Lainé, leur chef de corps basé plus à l'Est, à Gao, peut révéler son patronyme. « On n'abdique pas l'honneur d'être une cible », dit Cyrano de Bergerac.
Cette règle fait partie de celles, nombreuses et contraignantes, qu'un reporter doit connaître et appliquer s'il est « embedded » avec l'armée française. Cet anglicisme, que personne ne s'est donné la peine de traduire, signifie que le service de communication de l'Etat-major a accepté notre demande d'accompagner, pendant quelques jours, les troupes françaises sur le terrain, un « théâtre d'opération » dans leur langue fleurie.
Pourquoi l'AFP a-t-elle, comme tant d'autres médias français et étrangers, fait cette demande ? Deux raisons : la première, évidente, pour couvrir l'action des soldats sur le terrain. La seconde : pour pouvoir, grâce à leur protection, accéder à une de ces régions du monde, de plus en plus nombreuses, où les risques d'enlèvement ou de mort sont trop importants pour s'y risquer seuls.
Encadrés par l'« off-com »
Etre « embedded », il faut le savoir et le reconnaître, est tout sauf idéal pour un reporter : dès la première heure et pendant tout son séjour, il va être encadré de près par un officier de communication (« off-com »), transporté dans des avions, hélicoptères, 4x4, blindés sans avoir son mot à dire sur leurs horaires et leurs destinations, forcé d'attendre des heures qu'un convoi arrêté reprenne sa route, hébergé dans des bases militaires à l'orée des villes sans pouvoir y pénétrer, obligé de porter un gilet pare-balles et d'adresser la parole aux populations encadré d'hommes en armes. S'estimer heureux quand ils n'ont pas leurs casques.
Pour un journaliste habitué à faire exactement l'inverse, un purgatoire.
Mais l'équation est simple : sans les militaires, nous ne serions pas là. Le nord du Mali, la mort de nos confrères de RFI à Kidal en novembre 2013 l'a montré, est une région où les risques sont devenus trop importants. Aucun reportage ne vaut d'être tué ou de passer trois ans perdu dans les dunes, enchaîné au pare-chocs d'une Toyota.
Accepter les règles ou renoncer
Alors il faut accepter les règles, connaître les contraintes, et faire malgré elles notre travail le mieux possible. Ou estimer qu'elles sont trop contraignantes et renoncer à l'exercice.
Quand nous sommes arrivés, le photographe Philippe Desmazes et moi, le 28 mai sur la base de Gao où ils nous attendaient, c'est l'une des premières choses que nous avons dite à notre « off-com » et aux officiers supérieurs : idéalement, nous préférerions nous passer d'eux. Etre logés en ville, avoir notre 4x4, notre chauffeur, notre interprète, venir les voir le temps d'un reportage. Ce fut le cas à Gao pendant l'hiver 2013. C'est désormais trop risqué.
Avoir accompagné plusieurs fois les armées française, britannique et américaine m'a appris une chose : avec les militaires, il faut jouer carte sur table. Ils apprécient la franchise. Au début ils sont méfiants, ont tous une mésaventure à raconter lors d'une rencontre avec la presse, craignent de mauvaises répercussions sur leur carrière. Mais une fois qu'ils ont compris que vous connaissez leurs règles et que vous n'allez pas les enfreindre, tout en veillant sur votre indépendance et en refusant de vous mettre à leur service, ils ont tendance à vous faire confiance. Et à faire leur possible pour vous aider dans votre reportage.
Les interdits sont peu nombreux, mais ils existent : attendre la fin de la mission pour révéler l'itinéraire, ne pas photographier ni citer les membres des Forces spéciales (« les hommes invisibles », comme les appelle un officier) que l'on pourrait croiser.
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Nous savions, avant de partir, qu'il était question d'un séjour de deux jours à Gao puis d'une patrouille de cinq jours, à partir de la base de Tombouctou, dans une région à l'ouest de la ville qui échappe, comme à peu près tout le reste du nord du Mali, à l'autorité de Bamako. Une région où se côtoient jihadistes d'Aqmi, indépendantistes touaregs en guerre contre l'état central et tout ce que le Sahel compte de brigands, contrebandiers, coupeurs de routes et bandits armés de tout poil.
Explosion et sirène d'alarme
Coup de chance : nous sommes réveillés, avant l'aube le premier jour, par une explosion lointaine suivie des longs coups de la sirène d'alarme. Nous sommes logés, comme les soldats, dans de grandes tentes climatisées, séparées en chambres individuelles par des parois de toile, couchés sur des lits Picot. La consigne est de se précipiter dans l'abri le plus proche, un tunnel à hauteur d'homme fait de sacs de sable géants et d'un toit renforcé. Lampe sur le front, on y retrouve les soldats des tentes avoisinantes, plus ou moins habillés. Une heure debout à chuchoter, écouter la radio, pour apprendre qu'une roquette est tombée pas bien loin, dans le camp du contingent néerlandais des casques bleus. Ni dégâts, ni victimes.
« Alors là, vous n'avez pas de chance », dit un officier. « Pour votre arrivée, c'est la première alerte depuis Pâques... »
« Au contraire... Vous savez, pour les journalistes, l'important est qu'il se passe quelque chose».
Le projectile a été tiré, on ne saura jamais exactement par qui, depuis un plateau voisin vers lequel décollent des hélicoptères. Les jihadistes ou rebelles touaregs les installent sur des rampes bricolées en bois, parfois sur trois rochers, avec un minuteur pour pouvoir être déjà loin à la mise à feu. Précision très relative.
Nous avions demandé, depuis Paris, à pouvoir à Gao sortir de la base pour aller en ville prendre le pouls de la population. Notre « off-com », le lieutenant Jean-Baptiste, s'est adressé à l'officier chargé des programmes d'aide aux habitants. Le lendemain de notre arrivée nous voilà partis, en petite colonne, pour une zone de jardins maraîchers où une pompe plongeant dans les eaux du fleuve Niger, offerte par l'armée française, a changé la vie des cultivateurs.
Là, comme partout ailleurs, il faut veiller à s'isoler des soldats pour tenter d'obtenir des paysans, dans leurs réponses, autre choses que ce qu'ils imaginent que les militaires, s'ils les écoutaient, voudraient entendre. Poser plusieurs fois la même question, en des endroits et moments différents, à différentes personnes, recouper les réponses, ne garder que celles qui concordent. Il est impossible que vos interlocuteurs se soient concertés, avant votre arrivée dont ils n'avaient aucune idée, pour vous servir le même mensonge.
Pas de censure
Même chose dans les allées bondées du marché de la ville et auprès d'un animateur de radio locale, auquel l'armée a offert des batteries de camion pour stocker l'électricité produite par des panneaux solaires.
S'ils vous accompagnent, les militaires français ne dictent jamais les sujets du reportage - nous sommes libres de les choisir - et ne peuvent exiger de les relire avant publication. Ils peuvent regretter, parfois, tel ou tel passage, dire que ce n'est pas exactement ce qu'ils voulaient dire, mais c'est toujours après que les dépêches et photos soient passées sur le fil, disponibles dans le monde entier. En cas de passage particulièrement technique, ou pour s'y retrouver dans leurs innombrables acronymes, je lis parfois un paragraphe à un officier, pour être sûr d'avoir bien compris.
Pour la diffusion des papiers et photos, nous avons emporté deux stations B-Gan, petits satellites autonomes, ainsi qu'un téléphone satellitaire Inmarsat, pour ne dépendre de personne.
Un matin, nous retrouvons sur la base de l'armée malienne à Tombouctou un groupe de 70 soldats maliens qui va nous accompagner dans notre virée de cinq jours dans le désert. La plupart viennent du Sud du Mali, découvrent la région et, hélas pour notre moyenne horaire, les subtilités de la conduite sur sable. Ils s'entassent à six ou huit à l'arrière de pickups Toyota dont les pneus lisses sont inadaptés au sable mou. Dès que la piste va se durcir, ça va être un festival d'ensablement, obligeant les blindés français 4 roues motrices ou les camions 6x6 à les tirer de là.
Villages isolés, lacs sans eau
Le but de la patrouille est de se rendre dans des villages isolés, bordant des lacs qui, s'ils figurent sur les cartes, n'ont pas vu une goutte d'eau depuis des années. Dans ce territoire immense, les habitants se plaignent d'avoir été abandonnés par Bamako, dont la police, l'armée et la gendarmerie ont disparu. Résultat : ils sont régulièrement attaqués et pillés par des bandits armés, que personne ne pourchasse. Notre bureau de Bamako avait plusieurs fois évoqué cette insécurité, qui a provoqué l'exode de dizaines de milliers de personnes dans la région. Nous allons pouvoir mettre de la couleur et des mots sur le calvaire de ces populations oubliées.
Philippe s'installe, pour pouvoir photographier, « en tap » d'un véhicule blindé, c'est à dire à l'extérieur. J'ai la chance, au mois les deux premiers jours, de prendre place à bord du blindé médical, le seul à être climatisé. Jusqu'à ce que la clim, épuisée par l'effort, ne rende l'âme dans un grand jet de poussière. Il fait plus de 50° dehors à la mi-journée, 46° à l'intérieur de nos blindés transformés en saunas roulants. Nous sommes, comme les soldats, trempés de transpiration du lever au coucher du soleil.
Le « frigo touareg »
Une chaussette, mouillée en permanence, autour de la bouteille d'eau accrochée à l'extérieur du blindé (le « frigo touareg ») permet de garder l'eau à température à peu près tiède. Certains, sans la chaussette, préfèrent glisser un sachet de thé dans leur bouteille d'eau brûlante.
En fin d'après-midi, la patrouille forme le cercle, comme dans les westerns. Les deux camions non-blindés, qui transportent matériel et fût de carburant, au centre. Certains équipages de blindés, rompus à l'exercice, ont emporté table et chaises pliantes, réchaud, machine à café, bouilloire à brancher sur les batteries. Bières fraîches, du moins les deux premiers jours, tant que les glacières remplissent leur office. Un lieutenant-colonel passe devant une tablée de soldats, bière en main, leur jette un coup d’œil envieux et passe son chemin. Au bivouac, c'est chacun pour soi, gradé ou pas, avec une prime aux plus débrouillards. Pour tous, ce sont les rations de combat, pour lesquelles l'armée française est réputée dans le monde entier (taux de change avec les rations US : cinq contre une).
Le meilleur moment de la journée est celui de la douche : poche plastique et raccord, achetés chez les spécialistes du camping, installés à l'arrière du véhicule de l'avant blindé, une bâche tendue entre les deux portes pour un peu d'intimité. L'eau est plus chaude que sous ma douche parisienne, mais le simple fait de laver la poussière qui fait une croûte sur le visage est divin. Il faut laisser le petit vent du soir vous sécher, première sensation de fraîcheur depuis la veille.
Peu à peu le silence descend sur le camp. Lampes blanches interdites, visible de trop loin, les frontales doivent être placées sur la lumière rouge, suffisante pour installer son duvet et même lire quelques pages d'un livre de poche. Les ronfleurs sont mis à l'écart. Les tours de garde sont distribués, les premiers s'installent avec leurs jumelles à vision nocturne.
A 21H00, à part eux tout le monde dort. Réveil avant les premières lueurs de l'aube, 04H30, pour avoir le temps de faire chauffer du café, replier le camp et démarrer à 06H00.
Michel Moutot est un journaliste de l’AFP basé à Paris, spécialisé dans les questions de terrorisme. Suivez-le sur Twitter.