Perdu dans la taïga mongole, un royaume des rennes
TSAGAAN NUR (Mongolie), 23 décembre 2015 – Pour mes vacances, je pars photographier des éleveurs de rennes dans un coin reculé et glacial de la Mongolie. Un incroyable voyage de douze jours à travers les étendues sauvages.
Ma compagne et moi sommes tous deux photographes. En ce milieu du mois de septembre, nous avons à la fois envie de partir à l’aventure en Mongolie et de trouver un endroit intéressant du point de vue visuel. Après quelques recherches, nous tombons sur des histoires d’éleveurs de rennes nomades dans l’extrême-nord du pays.
Ces éleveurs, lisons-nous, sont parmi les derniers à perpétuer un mode de vieux de plusieurs millénaires et font face à de nombreuses difficultés. Ils appartiennent à la minorité Dukha, une ethnie dont le nom mongol est Tsaatan, littéralement : « ceux qui possèdent des rennes ».
Les Dhuka dépendent de leurs bêtes pour le lait et leurs déplacements mais leur habitat est perturbé par le changement climatique. De plus, le gouvernement, dans le souci de préserver la nature, a interdit l’accès à de vastes territoires sur lesquels ils avaient l’habitude d’aller et venir. Une récente interdiction de la chasse les oblige à acheter de la viande au lieu de se servir eux-mêmes dans la nature comme ils l’ont toujours fait, et ils ont cessé d’être autosuffisants. Et il y a aussi l’attrait qu’exerce la vie moderne sur la jeune génération.
L’histoire semble intéressante et le paysage promet d’être magnifique. Nous décidons de partir photographier tout ça. Madoka, ma compagne, prévoit de prendre des portraits, tandis que je me concentrerai sur des sujets plus en phase avec l’actualité, lorsque je ne serai pas mis à contribution pour lui servir d’assistant-éclairagiste.
Femme tsaatan et son renne (photo courtesy of Madoka Ikegami)
Il faut d’abord aller là-bas. Les éleveurs font paître leurs animaux dans la taïga du nord de la Mongolie, aux confins de la Russie. Autant dire au milieu de nulle part. Ce que nous ne savons pas encore, c’est que le voyage va s’avérer aussi incroyable que la destination elle-même.
Quand on se rend dans un lieu aussi loin de tout, une bonne préparation est essentielle. Le correspondant de l’AFP en Mongolie, Khaliun Bayartsogt, fait partie de l’expédition et a mis en place toute la logistique. Il nous faut encore faire des provisions pour ce qui nous attend: quatre jours de voyage, la plupart du temps hors-piste, pour arriver jusqu’au camp des éleveurs. Sitôt posés à Oulan-Bator, la capitale, nous passons donc le reste de la journée à faire des achats.
Comme nous allons dormir la plupart du temps dans nos sacs de couchage sous la tente, nous n’emportons que les choses les plus simples possibles : du riz, des nouilles et des plats cuisinés coréens très populaires par les temps qui courent à Oulan-Bator. Nous achetons des vivres pour nous mais aussi pour en faire cadeau aux gens que nous allons rencontrer, car nous savons qu’ils en ont probablement besoin. Au final, nous remplissons une valise que nous ne serons pas trop de deux pour porter.
Tout commence par un trajet en autobus de treize heures jusqu’à la ville de Murun, où nous avons loué les services d’un chauffeur équipé d’une camionnette tout-terrain russe UAZ, un des véhicules les plus sympas que je connaisse. De l’extérieur, il a l’air très banal et rudimentaire, mais il est puissant comme un cheval de trait et il peut vous emmener absolument partout.
Vers le nord, passé Murun, il n’y a pratiquement plus de routes. Il nous faut deux heures pour rejoindre Khatgal, sur la rive du lac Khovskol, en roulant tout le temps à travers champs. Alors que nous avançons dans la nuit, une météorite passe au-dessus de nous dans un éclair, apparemment à très basse altitude. Dans beaucoup d’endroits du monde, ce phénomène aurait sans doute été digne d’être mentionné dans les médias mais ici, au fin-fond de la Mongolie, peu de gens ont dû avoir la chance de l’apercevoir.
Arrivés après minuit, nous passons la nuit dans un ger, une tente mongole plus connue sous le nom de yourte. Il fait agréablement chaud à l’intérieur, bien que la température extérieure soit tombée sous zéro.
Nous passons la journée et la nuit suivantes au bord du lac, pour nous reposer et admirer le paysage. Le jour suivant, nous sommes de retour à bord de l’UAZ pour un fabuleux périple de neuf heures à travers l’immensité mongole.
Nous escaladons des cols à un rythme vertigineux, nous passons par-dessus des tas de rochers et à travers des torrents. A un moment, nous roulons quinze ou vingt kilomètres dans le lit d’une rivière. C’est la partie la moins cahotante du trajet. Nous devons aussi traverser une rivière en embarquant la camionnette sur un radeau. Notre bonne vieille guimbarde russe nous prouve à chaque instant qu’elle est digne de confiance. En Mongolie, on peut trouver des 4x4 japonais ou coréens beaucoup plus sophistiqués, mais je crois que la plupart des chauffeurs préfèrent la simplicité de l’UAZ, qu’on peut réparer facilement en cas de panne au milieu de la cambrousse.
Nous arrivons finalement dans la petite ville de Tsagaan Nuur, où nous logeons chez l’habitant. Pas de douche, rien que nos sacs de couchage, mais au moins nous avons un toit au-dessus de nos têtes.
Le lendemain, nous entamons la dernière étape du voyage. Elle se fera à cheval.
Pour cette expédition, nous sommes cinq: outre Madoka, Khaliun et moi, il y a le guide des chevaux et notre chauffeur. Ce dernier nous accompagne parce qu’en fait, nous avons besoin de deux guides. En plus de nos quatre montures, nous avons loué deux bœufs pour transporter nos bagages. Notre petite caravane se met en route à travers les plaines, en direction de la forêt où les Tsaatan ont établi leur camp.
Les bœufs nous donnent du fil à retordre. Ils portent sur leurs dos les sacs qui contiennent nos appareils photos et qui, de temps en temps, glissent sur le côté au risque de heurter un arbre au passage. Heureusement, nous avons bien emballé notre matériel et tout arrivera intact.
Quand enfin nous arrivons à destination, nous nous apercevons que l’endroit est plein de monde. Le secteur est bien connu des touristes et plus d’une douzaine sont là, ce qui est un nombre assez inhabituel. Je suis un peu inquiet pour mes photos. C’est un camp très petit, où vivent seulement six ou sept familles. Avec autant de visiteurs, il va être difficile de prendre des images qui ne soient pas remplies d’étrangers. Coup de chance : la première nuit que nous passons sur place est incroyablement glaciale. Le matin au réveil, les bouteilles d’eau minérale ont gelé sous les tentes. Eprouvés, tous les touristes plient bagage sans demander leur reste.
Les éleveurs ont préparé une tente pour nous. C’est un ortz, une sorte de tipi. Contrairement aux yourtes, il n’y a pas d’isolation thermique. A l’heure du coucher, alors que le poêle fonctionne encore, il fait agréablement chaud. A partir de trois heures du matin, le feu s’arrête et la température chute brutalement, jusqu’à deux ou trois degrés en-dessous de zéro. Ce n’est toutefois rien à côté des conditions dans lesquelles vivent les éleveurs, qui au plus fort de l’hiver peuvent endurer des températures de moins quarante degrés la nuit.
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Je ne commence pas tout de suite à prendre des photos. Je passe la première journée à faire connaissance avec les gens. Khaliun fait la traduction. Le chauffeur et le guide des chevaux, qui sont déjà venus plusieurs fois ici et connaissent les familles, nous aident également un peu. Le lendemain, quand nous sortons nos appareils, nous communiquons essentiellement par gestes. C’est amusant de voir à quel point on peut se débrouiller avec des signes.
Un jour plus tard, vers huit heures du matin, je pars faire un tour dans le campement alors que les éleveurs se préparent à emmener leurs bêtes à l’extérieur. L’un d’eux, en me voyant, fait de grands gestes pour m’inviter à le suivre. Il s’appelle Ganbat, découvrirai-je plus tard. Il conduit son troupeau d’une vingtaine de rennes dans la forêt pour le faire paître. Il est nécessaire de trouver un lieu différent tous les jours. Pendant que nous marchons sous les bois, il émet des sons étranges, à mi-chemin entre le souffle et le grognement, pour contrôler la direction des animaux.
(AFP / Greg Baker)
Nous marchons pendant environ une heure. Ganbat a entravé les pattes des rennes de façon à ce qu’ils puissent marcher mais pas courir. De toute façon les bêtes sont si bien domestiquées qu’elles restent tout le temps groupées. Je prends des photos pendant qu’elles broutent. Ganbat retourne alors au camp en laissant les animaux sur place. Il reviendra les chercher vers midi.
Nous nous mettons d’accord pour accompagner à nouveau Ganbat le lendemain et au lever du soleil, nous partons avec les rennes jusqu’au lieu de pâturage. Alors que les bêtes mangent, leur propriétaire nous invite à le suivre sur les hauteurs où il commence à couper un petit sapin. Pendant que le soleil s’élève au-dessus des collines, il allume un petit feu, puis il commence à lancer dans les airs autour de lui des objets qu’il a apportés : du lait, des biscuits et des cigarettes. Comme Khaliun n’est pas avec nous, je n’arrive pas à comprendre ce qu’il est en train de faire. Il doit s’agir d’une sorte de cérémonie, mais j’en ignore la signification.
Plus tard, de retour au camp, j’apprends qu’il a accompli cette cérémonie en l’honneur de sa mère morte plusieurs années plus tôt. Je réalise qu’il m’a invité à participer à ce rituel. Je me sens honoré.
Je garderai aussi le souvenir de la femme de Ganbat en train de traire les rennes avant l’aube, puis du magnifique lever de soleil au-dessus du camp. Le dernier jour, je vois Ganbat qui quitte le camp à dos de renne avec ses enfants, qui vont passer la semaine à l’école à Tsagaan Nuur. Un long voyage et une étonnante expérience dans un des endroits les plus beaux et les plus reculés du monde, où des gens essayent de maintenir leur mode de vie et leurs traditions.
Greg Baker est un photographe de l’AFP basé à Pékin. Cet article a été écrit avec Yana Dlugy et traduit de l'anglais par Roland de Courson à Paris.