Dans le camp de réfugiés de Harmanli, en Bulgarie, le 27 novembre 2013 (AFP / Nikolay Doychinov)

« Si vous aviez un chien, le laisseriez-vous ici ? »

HARMANLI (Bulgarie), 3 déc. 2013 – Alors que j’attends là, sur le sol boueux, devant le portail du camp de réfugiés de Harmanli, dans le sud-est de la Bulgarie, je me demande qui, parmi tous les responsables européens en charge du droit d’asile et de l’aide aux réfugiés, oserait prendre ma place en cet instant. « Je ne peux pas vous laisser passer. C’est une institution fermée ici. Personne ne m’a prévenu de votre visite », a aboyé le factionnaire quelques instants plus tôt, quand j’ai voulu entrer.

Pourtant, au bout d'un moment, nous sommes à l’intérieur. Entretemps, un de mes collègues locaux appelé à la rescousse a tiré quelques ficelles, le policier a reçu un coup de fil et il nous a ouvert la porte.

Et tout-à-coup, c’est comme si j’avais été téléportée dans une zone de guerre.

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Au milieu des bâtiments défoncés, des tentes kaki et des conteneurs en métal, des hommes courent pour se mettre à l’abri du crachin qui, bientôt, se transforme en tempête de neige. Les enfants, dont beaucoup vont nu-pieds, pataugent dans les flaques glacées ou essayent de se réchauffer devant l’un des feux de bois allumés devant les tentes. Ils toussent, et ont les yeux rougis par la fumée noire envahissante, omniprésente. Plusieurs femmes lavent de la vaisselle dans des seaux pendant que d’autres trempent leurs lèvres dans un verre de thé, assises sur des matelas défoncés ou à même le sol.

Le camp compte plus de 1.250 habitants. Tous des demandeurs d’asile, des Syriens ou des Afghans. Fuyant la guerre chez eux, la plupart ont versé tout l'argent qu'ils possédaient à des passeurs pour traverser la frontière entre la Turquie et la Bulgarie, dans l’espoir de trouver refuge dans un pays européen.

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Mais en lieu et place de refuge, ils se sont retrouvés parqués dans ce camp militaire bulgare désaffecté, dans des conditions qui, selon les mots d’un responsable du Haut comité des Nations Unies pour les réfugiés en visite sur place, « n’ont pas besoin d’un expert pour être qualifiées d’inhumaines ».

« J’avais une maison, une voiture… Mais il n’y a plus de vie pour nous en Syrie », me raconte dans un anglais rudimentaire Abdul Alghni, un avocat de 35 ans originaire d’Alep. «Les bombes pleuvent. Tu sors de chez toi, et tu ne sais pas si tu reviendras vivant ».

Abdul est arrivé en Bulgarie avec sa femme et ses deux enfants d’un et deux ans. Il a payé 300 dollars par personne pour franchir clandestinement la frontière depuis la Turquie. « Ça nous a pris douze heures », dit-il, en me montrant gestes à l’appui comment lui et sa femme ont fait cet éprouvant voyage à pied, en portant leurs jeunes enfants dans leurs bras. « Les animaux vivent mieux que nous mais ce qui est pire, c'est que nous sommes oubliés, sans espoir», ajoute-t-il. Il montre les rangées de conteneurs à l’intérieur desquels s’entassent des centaines de familles comme la sienne. « On a quand même plus de chance que ceux qui vivent sous les tentes ».

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Il veut me montrer quelque chose. Je le suis en enjambant les torrents de pluie, et nous nous dirigeons vers un bâtiment délabré sur la gauche. L’intérieur est rempli de fumée. L'atmosphère est suffocante. C’est comme si l’air lui-même avait été peint en gris. Les deux grandes salles sont divisées, à l'aide de draps jaunis tendus en travers de la pièce, en boxes de trois mètres sur trois, chacun occupé par une famille. Les hommes fument et se réchauffent les mains sur un poêle bricolé à l’aide d’un bidon métallique. Les femmes vont et viennent, des bébés à moitié nus dans les bras, entre leurs habitacles, les six latrines et huit douches du bâtiment. Du linge est étendu à sécher dans le moindre espace disponible.

Quelque chose heurte mes jambes. Je regarde vers le bas, et mes yeux rencontrent ceux, tout noirs, d’une petite fille aux cheveux frisés. Je souris. Elle recule.

Un groupe d’Afghans se rassemble autour de moi. Ils me demandent qui je suis. Aucun d’eux ne parle anglais, à l’exception d’un adolescent qui s’improvise interprète.

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« Mon bébé a la bronchite », se désole Siawash Askary, 32 ans, en berçant dans ses bras son fils de trois mois enveloppé dans une couverture bleu et rose.  Le visage du nouveau-né est tout bleu, j'ai le réflexe de m’approcher de lui pour m’assurer qu’il respire encore. « Il fait très froid ici. Nous n’avons pas d’argent, pas de nourriture. Tous les bébés sont malades. Nous n’avions jamais imaginé que nous allions nous retrouver dans un endroit pareil. Si j’avais su, je ne serais jamais parti de chez moi », se plaint le jeune homme, qui est arrivé de Herat, dans l'ouest de l'Afghanistan.

« Mais à Istanbul, tout le monde nous disait que la Bulgarie, c’était bien, que la frontière avec l’Europe était ouverte », poursuit-il, amer. « Nous voulons des papiers pour aller en Allemagne mais personne ne se soucie des Afghans, il n’y en a que pour les Syriens ».

Une jeune femme s’approche alors et, en anglais, demande à me parler. « Je les entends qui disent de vilaines choses sur les Syriens, mais ce n’est pas vrai. On est tous logés à la même enseigne », se défend-elle. « Regardez, nous partageons tout avec eux ! » ajoute un homme, qui me montre une liste où les responsables du camp cochent les noms de ceux qui ont reçu des rouleaux de papier toilette, du savon ou d’autres produits de première nécessité, tous provenant de dons privés.

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La situation devient gênante. Je suis déjà horrifiée par ce que je découvre. Je ne veux pas, en plus, me transformer en arbitre entre deux communautés de réfugiés hostiles l’une envers l’autre. Je trouve une échappatoire en demandant à l’homme qui m’a abordée en dernier de me servir d’interprète. Je veux aller voir ce qui se passe sous les tentes militaires sordides qui s’alignent dans la cour.

Nous avançons sur les planches qui, posées sur la boue, permettent d’accéder à l’une de ces tentes. A l’intérieur, toujours le même modèle de poêle improvisé, sept lits alignés et du linge qui pend de partout. Les habitants des lieux, une famille syrienne, me font signe d’entrer.

« J’étais chauffeur à Damas, mais nous n’avons pas pu rester là-bas », commence à me raconter Abd Al Jalil Bonja, un Kurde de 48 ans, par le biais de mon interprète. Lui-même, sa femme et ses quatre enfants âgés de 4, 14, 20 et 22 ans ont commencé par retourner dans leur ville d’origine, Kameshli, dans le nord-est de la Syrie. Mais Abd dit y avoir été menacé par des groupes extrémistes liés à Al-Qaïda qui ont enlevé et tué son neveu. Alors, la famille a fui en Turquie, a traversé tout le pays d’est en ouest, et a versé 2.500 dollars à un passeur pour qu’il les conduise en Bulgarie.

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« Nous avions peur de rester en Turquie, les Kurdes ont des problèmes là-bas », explique-t-il.  Les femmes se joignent alors à la conversation. Elles murmurent des phrases à Abd, qui me les répète à toute vitesse : « nous pensions que la Bulgarie, c’était l’Europe, un pays comme l’Allemagne, la France, l’Italie… mais c’est différent » ; « regardez : l’eau coule à l’intérieur de la tente, et maintenant il neige » ; « un enfant doit-il mourir pour que l’Union européenne fasse quelque chose pour nous ? » ; « vous savez quoi ? S’il continue à neiger comme ça, je fais mes bagages et je sors, tant pis si un policier m’arrête ou me tue» ; « laissez-moi vous demander quelque chose : si vous aviez un chien, le laisseriez-vous ici ? »

Il pleut encore lorsque je sors de la tente. Nous nous dirigeons vers la sortie et apercevons un groupe d’hommes et de femmes qui font la queue sur les marches menant vers un bâtiment. Mon interprète est appelé à l'aide aux cris de « Rachid ! Rachid ! »  

« Ils me demandent si je sais ce qui se passe là-dedans », m’explique Rachid. Visiblement, quelqu’un a donné l’ordre à ces gens de se présenter devant ce bâtiment, mais aucun ne sait pourquoi. « Certains disent que c’est pour des examens médicaux. D’autres que c’est pour prendre leurs empreintes digitales. Et vous, vous savez ? » m’interroge mon interprète improvisé.

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Non, je n’en sais rien, je ne peux pas les aider.

On dirait qu’il n’y a personne à l’intérieur du bâtiment. La porte est fermée à clé. C’est une situation absurde.

« Bashar Assad good! Bulgaria no good ! » hurle tout à coup un home, ajoutant à la confusion et au désespoir général.

A l’intérieur du camp, le manque d’informations sur les procédures bulgares et l’incompréhension linguistique favorisent l’émergence de rumeurs en tout genre: « il y avait un homme ici qui a payé un avocat, et deux semaines plus tard il était en Allemagne », « si vous donnez de l’argent aux autorités, vous recevrez des papiers », « si seulement nous pouvions sortir d’ici et aller à Sofia! Il parait que les choses vont plus vite là-bas ».

Mais en réalité, tout cela est faux bien sûr. Complètement dépassé par l’afflux de plus de 11.000 réfugiés depuis le début de l’année, le gouvernement du pays le plus pauvre de l’Union européenne est incapable d’offrir à ces malheureux de meilleures conditions de vie, ou d’accélérer les procédures de demande d’asile. C’est ce que j’explique à Rachid. « Je suis désolé d’avoir à vous le dire, mais c’est la même chose partout. Les formalités sont longues. Au moins, les autorités assurent que les gens qui sont dans les tentes seront bientôt déplacées vers un meilleur endroit », dis-je.

(AFP / Nikolay Doychinov)

Je réalise tout à coup que cet homme de 35 ans, vêtu d’une fine veste et coiffé d’une casquette de baseball, a sauvé ma journée. Il a traduit mes questions pour mes dizaines d’interlocuteurs qui ne parlaient que l’arabe. Il a aussi traduit toutes leurs réponses, et a transcrit leurs noms en caractères romains sur mon carnet de notes. Le moment des adieux est presque arrivé et pourtant, je ne lui ai encore rien demandé à propos de lui-même.

- Rachid, vous aussi vous êtes originaire de Kameshli, n’est-ce pas ?

- Oui.

- Et vous faisiez quoi, comme métier ?

- J’étais guide touristique à Damas. Presque la même chose qu’ici, quoi…

- Vous êtes venu seul ?

(AFP / Nikolay Doychinov)

- Oui.

- Vous avez une famille là-bas ?

- Oui. Mon père. Mais il était trop vieux pour faire le voyage.

- Vous avez de ses nouvelles ?

- Non. Je ne sais rien de lui. J’ai essayé de l’appeler, mais les lignes étaient coupées.

Je vois ses yeux qui brillent, et je suis sûre que ce n’est pas à cause de la pluie. A court de mots, je le remercie pour son aide et exprime le souhait que les choses s’améliorent pour lui et pour tous les autres. J'ai un peu honte de faire mes adieux sur un vœu aussi plat, mais que pourrais-je faire d'autre?

Il ne me reste plus qu’à quitter cet endroit sinistre. Laisser derrière-moi tous ces miséreux qui, fuyant la guerre, sont partis à la recherche d’un avenir plus digne et plus juste pour eux et leurs enfants, et n’ont trouvé au bout de leur voyage que la boue et le froid du camp de Harmanli.

Des barbelés prêts à être installés le long de la frontière bulgaro-turque, le 28 novembre 2013 (AFP / Nikolay Doychinov)

Diana Simeonova est journaliste au bureau de l'AFP à Sofia.