Dans le marché de la peur
TEGUCIGALPA, 20 mai 2015 – Il n’y a pas si longtemps, le quartier d’El Chiverito hébergeait un marché parmi les plus populaires de Tegucigalpa. Il est désormais l’un des endroits les plus dangereux, dans la capitale du pays le plus violent du monde.
Nous sommes ici pour voir comment, à force de meurtres et d’extorsions, les gangs armés qui terrorisent le Honduras sont parvenus à faire de ce lieu autrefois bouillonnant de vie et d’activité un désert lugubre, où flotte une odeur de peur et de mort.
El Chiverito doit probablement son nom aux « chivos », comme on appelle ici les clients des prostituées, nombreuses dans le quartier. Nous stationnons notre voiture dans un parking quasiment vide, à deux pâtés de maisons du marché Las Américas. Dans la rue, des ouvriers sont occupés à installer une canalisation en creusant un profond trou dans la terre. Autour de nous, des maisons délabrées, des tas d’ordures dont l’odeur nauséabonde se mêle à celle, tout aussi putride, de la Choluteca, la rivière polluée qui traverse Tegucigalpa. Des dizaines de charognards tournent dans le ciel.
C’est l’heure du déjeuner. A une autre époque, des centaines de clients se seraient pressés gaiement autour des échoppes du marché couvert pour se sustenter. Mais aujourd’hui, il n’y a pas un chat. La plupart des commerçants ont fui, las de devoir payer « l’impôt de guerre » prélevé par les « pandilleros » à grand renfort d'intimidations et de menaces de mort. Les échoppes aux rideaux de fer baissés sont surmontées d'inscriptions « à louer » ou « à vendre » qui ont bien peu de chance d’intéresser qui que ce soit.
Sur les quelque 500 commerces que comptait le marché, seuls une cinquantaine fonctionnent encore. Nous voyons quelques cordonniers, une vendeuse de fruits et légumes, une boucherie, un grossiste en bananes, une buvette... Les marchands ont tous l’air accablé. Rares sont ceux qui osent nous raconter ce qu’ils vivent. La présence invisible des « pandilleros » pèse sur l’atmosphère. Les « banderas », comme on appelle les mouchards employés par les gangs pour surveiller les alentours, ne ratent probablement aucun de nos faits et gestes.
La partie extérieure du marché est un peu plus animée. Nous voyons des groupes de gens qui bavardent tranquillement. Mais des graffitis sur les murs rappellent sans équivoque qui fait la loi ici : « Los Chirizos ».
Il s’agit d’une bande composée d’anciens larbins du narcotrafiquant Juan Portillo, alias « Gato Negro », qui les employait pour surveiller le quartier des marchés de la capitale où était situé son centre de commandement. En 2010, le corps découpé en morceaux de « Gato Negro » avait été découvert à Danlí, à l’ouest de Tegucigalpa. Ayant perdu leur protecteur, les larbins pour la plupart pas encore sortis de l'adolescence avaient décidé de constituer leur propre gang. Connaissant bien les marchés, ils s’étaient reconvertis en sanguinaires racketteurs de commerçants.
Dans un pays où près des deux tiers de la population vit sous le seuil de pauvreté, l’argent facile que procure le crime et la faiblesse de la répression a encouragé, ces dernières années, la création de plusieurs petites bandes armées comme « Los Chirizos », « Lo$ Benjamin$ », « El Combo que no se deja » ou encore « Vatos locos ». Ces nouveaux groupes sont venus marcher sur les plates-bandes des puissantes « pandillas » Mara Salvatrucha (MS-13) et Barrio 18, dont l’histoire est beaucoup plus ancienne. Nées dans les années 1980 dans les quartiers latinos de Los Angeles, elles avaient « délocalisé » leurs activités au Guatemala, au Salvador et au Honduras quand leurs membres avaient été chassés des Etats-Unis dans les années 1990 lors d’une campagne d’expulsion massive d’immigrés clandestins.
C’est principalement à cause de tous ces gangs ultraviolents et armés jusqu’aux dents que le Honduras détient le triste record du monde du taux d’homicides : 90,4 pour 100.000 habitants en 2012, selon les Nations unies (il est de 1 pour 100.000 habitants en France).
Dans le marché, nous rencontrons une femme de 30 ans que nous appellerons Sheila. C’est l’une des dernières commerçantes à s’accrocher à son affaire. Pour pouvoir travailler tranquillement, elle doit verser un « impôt » de vingt dollars par mois aux gangs, qui emploient souvent des enfants et même des vieillards pour « recouvrer » cet argent.
Bien que se pliant à la loi des bandes, Sheila dit vivre constamment sous la tension et les menaces. Il y a quelque temps, des délinquants ont « réquisitionné » son portable dans le but de racketter quelqu’un par téléphone. Elle n’a même pas osé demander à la compagnie téléphonique de bloquer sa ligne, de crainte d’être assassinée en représailles. Quelques semaines plus tôt, juste devant son stand, un vendeur d’assiettes et de couverts jetables a été froidement abattu parce qu’il n’avait pas payé son « impôt » à l’heure fixée par les gangs.
Les exigences des « pandillas » sont de plus en plus grandes, de plus en plus étranges aussi. Il y a quelques semaines par exemple, la Mara Salvatrucha a interdit à toutes les femmes d’un quartier de la capitale d’avoir les cheveux clairs, sous peine de mort. L’explication : les filles de la bande rivale de « Los Chirizos » ont pris l’habitude de se teindre en blond. Plus tard, ce sont les chemises rouge et jaune ainsi que les chaussures de sport de la marque Puma qui ont été interdites, probablement pour le même genre de raison.
L’adoption par les autorités du Honduras de mesures anti-criminalité draconiennes et la mise sur pied d'une nouvelle police militaire n’empêchent pas, pour l’heure, les maras de continuer à pratiquer extorsions de fonds, enlèvements, tortures et assassinats dans l’impunité. Les petits marchands ne sont pas les seules victimes, loin de là. « Tous les secteurs sont affectés », nous explique un responsable de la police anti-extorsion, Fausto Rodriguez. « Les victimes peuvent être des juges, des députés, des transporteurs, des agriculteurs, des commerçants. Ils sont affectés physiquement, psychologiquement, économiquement. Souvent, ils quittent le quartier, quand ce n’est pas carrément le pays ».
Au marché Las Américas, les rares commerçants encore présents doivent payer entre 20 et 200 dollars par mois aux gangs. Ils n’ont d’autre choix que de rester. Ils doivent rembourser les emprunts sur dix ans qu’ils ont contractés pour acheter leur échoppe, à un prix qui lorsque le marché était encore un endroit fréquentable atteignait 4.000 dollars le mètre carré. Mais les affaires vont de plus en plus mal, car rares sont les clients qui osent encore s’aventurer dans ce qui est devenu un coupe-gorge.
« Ceux qui ont quitté le marché ne reviennent plus jamais car ils ont peur », nous raconte un commerçant septuagénaire. « Ce sont des gens courageux, qui luttent, mais ils ne peuvent tout simplement plus travailler. L’impôt de guerre a tué le commerce ».
Noé Leiva est un journaliste de l’AFP basé au Honduras. Lisez la version originale espagnole de son article.