Une longue attente au bord du lac
LAUSANNE (Suisse), 3 avril 2015 – Quand on couvre d’importantes négociations internationales, il faut bien sûr participer à ce qu’on appelle les « photo ops » – les « opportunités de photo » organisées à l’avance par les services de presse des délégations. Mais il est tout aussi indispensable de s’intéresser aux coulisses, aux à-côtés, à tout ce qui sort des poses convenues, et de savoir improviser. Voilà donc à quoi je me suis livré durant la semaine où j’ai suivi le secrétaire américain John Kerry à Lausanne pour les négociations-marathon sur le nucléaire iranien qui ont finalement abouti le 2 avril à un « accord d’étape » qualifié d’historique par Washington.
Commençons par les « ops » : photos de famille, conférences de presse, tours de table au début d’une séance de pourparlers... Les images que l’on prend lors de ces « opportunités » souvent très courtes se ressemblent beaucoup, mais en fait chacune est le témoin d’un moment particulier. Il s’agit de garder une trace de qui est présent et de qui est absent, ainsi que des émotions que reflètent – avec un peu de chance – les visages et les expressions corporelles des personnalités photographiées. Si on prend toutes ces photos comme un ensemble, on peut noter toutes les petites différences qui existent entre celles du premier jour, du deuxième jour, du troisième jour et ainsi de suite.
Mais alors que les négociations se prolongent au-delà de la date-butoir du 31 mars, les « ops » se raréfient. Dans l’après-midi du jeudi 2 avril, alors que le marathon de tractations touche à sa fin (mais nous ne le savons pas encore), cela fait deux jours qu’aucune séance photo officielle avec les participants n’a été organisée. Pour nous, une telle situation peut s’avérer problématique : il nous faut absolument des images des acteurs-clés de l’événement en cours pour illustrer les articles sur le sujet, qui font la une des médias dans le monde entier. Faute d’ « op », il ne reste plus qu’à partir à la chasse aux images. C’est le côté le plus difficile de ce genre de travail, mais aussi le plus intéressant et le plus valorisant.
Il me faut composer avec une contrainte supplémentaire : à Lausanne, je suis photographe « de pool ». Cela signifie que je porte plusieurs casquettes, y compris celles de mes concurrents. Je dois donc prendre des photos qui répondent non seulement aux besoins de l’Agence France-Presse, mon employeur, mais aussi à ceux de Reuters et d’Associated Press.
Faire de bonnes photos quand on se trouve du mauvais côté d’une histoire de négociations à huis-clos requiert un mélange de vigilance, d’expérience et de chance. Je guette les moments où les délégués sortent faire un tour. Je peux aussi compter sur les yeux et sur l’instinct des autres journalistes de l’AFP présents à Lausanne. Quand une délégation officielle et son service de sécurité s’apprêtent à se mettre en mouvement, il se met généralement à régner une effervescence particulière qui fait qu’on le sent venir. Parfois, la seule chance de prendre une photo du sujet qui vous intéresse, c’est d’être sur son chemin au moment où celui-ci se déplace d’un endroit à un autre.
Fabrice Coffrini, photographe de l’AFP en Suisse, suit les événements la plupart du temps depuis l’extérieur de l’hôtel Beau Rivage. Il fait un excellent travail. Rien ne semble lui échapper. C’est comme s’il avait élu domicile en permanence sur le bord du lac. C’est grâce à sa patience que l’AFP a pu obtenir la photo de Kerry à la fenêtre de sa chambre (en tête de l'article). Jo Biddle, correspondante de l’agence au département d’Etat qui voyage également avec le chef de la diplomatie américaine, nous aide en nous avertissant du début et de la fin des réunions. Cela nous permet d’être prêts pour les moments décisifs.
Si nous avions la possibilité de nous introduire dans les chambres où se déroulent les pourparlers, nous pourrions très probablement prendre des photos qui témoigneraient de l’épuisement total des délégués après des jours et des nuits de discussions non-stop. Mais évidemment, personne n’a envie de se faire surprendre dans cet état. Quand on couvre la politique, on est donc habitué à photographier des scènes assez ternes. Généralement, vous devez vous contenter de jouer sur l’expression des visages et des corps. Mais j’essaye toujours de produire une photo honnête, qui illustre bien l’événement dont il est question. Chacun peut ensuite trouver une interprétation plus large à l’image.
Dans les premiers jours des négociations, les délégués iraniens avaient pris une petite habitude sympathique : ils prenaient leur petit-déjeuner, puis ils sortaient dans le jardin pour parler. Parfois, ils ne semblaient pas se soucier de la présence de photographes. Mais à d’autres moments, on les sentait plus nerveux : ils cachaient leur bouche avec leurs mains en parlant, comme s’ils avaient craint qu’on puisse lire sur leurs lèvres…
Le jardin de l’hôtel Beau Rivage comporte un échiquier géant, qui forcément séduit les photographes : c’est presque un cliché de tout ce qui se joue ici. Tout au long de mon séjour, c’est un de mes décors favoris. J’aime l’impression de solitude que dégage cette image d’une journaliste iranienne déambulant sur l’échiquier.
J’évite en général de photographier les autres journalistes. Mais alors que les discussions traînent en longueur, cela devient une bonne façon d’illustrer le passage du temps. Lors des « photo ops », seule la couleur des cravates de vos sujets vous donnent une indication de quel jour on est. On a une représentation beaucoup plus humaine de la durée interminable de la négociation quand on voit cette table maculée de taches de café et jonchée de restes de nourriture dans la salle de presse.
J’aime les défis que pose ce type de couverture. J’ai passé mon temps à attendre des « photo ops » de quelques secondes et à chasser des images que je n’étais jamais sûr de ramener. Quelques fois, mes photos sont fortes, d’autres fois elles sont faibles. Mais nous avons tous fait de notre mieux pour montrer au reste du monde ce qui se passait dans cet hôtel de luxe en Suisse, pendant les derniers jours de cette épopée diplomatique.
Brendan Smialowski est un photographe de l’AFP basé à Washington.