Dans la guerre de religion en Centrafrique
(AFP / Miguel Medina)
BANGUI, 9 janv. 2014 – Je suis arrivé en Centrafrique le 20 décembre et j’y suis resté durant toutes les fêtes de fin d’année. Même si l’intervention militaire française et africaine a fait cesser les massacres à grande échelle, rien n’est encore réglé dans le pays et des exactions entre chrétiens et musulmans éclatent en permanence.
J’ai pris la photo ci-dessus deux jours après mon arrivée. J’étais en route vers l’aéroport pour aller accueillir un collègue venu en renfort de Libreville, quand deux pickups de l’armée tchadienne ont doublé notre voiture à toute vitesse. Tout à coup, des gens qui se trouvaient sur le bord de la route se sont mis à leur jeter des pierres (beaucoup de chrétiens accusent les soldats tchadiens d’être du côté des musulmans). Les militaires ont riposté à l’arme automatique et un homme dans la foule s’est écroulé, mort.
Je me suis arrêté et j’ai pris cette photo d’un petit garçon en larmes, traumatisé. Des passants et des militaires tentaient de le calmer et de lui venir en aide. J’ai appris, un peu plus tard, que la victime des tirs était son frère.
Les violences perpétrées par les anciens rebelles musulmans de la Séléka et les milices chrétiennes, appelées les « anti-balaka », sont permanentes. Un matin, de bonne heure, je passais près du marché de Kokoro dans le quartier PK-5. Tout à coup, une terrible explosion a retenti tout près. Je me suis arrêté. Quand la fumée s’est dissipée, j’ai vu des gens qui couraient dans tous les sens. Des soldats burundais ont évacué à la hâte ces deux femmes, des chrétiennes touchées par des éclats de grenade, vers une bicoque voisine. L’attaque a fait trois autres blessés : un musulman, un militaire burundais et un jeune homme dont j’ignore à quelle communauté il appartenait.
Cela se passe comme ça à Bangui : chrétiens et musulmans se reconnaissent souvent à la simple apparence vestimentaire et, de temps en temps, ils se tirent dessus ou se lancent des grenades gratuitement, au hasard. C’est un cycle infernal de lynchages et de représailles, qui n’épargne personne.
Cette famille musulmane tchadienne n’a pas eu de chance : le taxi à bord duquel elle fuyait la ville est tombé en panne juste à côté d’une foule de déplacés chrétiens menaçants. On lit la peur dans les yeux de ces femmes et de ces enfants réfugiés sous un porche pendant qu’en face d’eux, des gens hurlent des insultes et des menaces de mort, tenus à distance par une patrouille de parachutistes français. Les tensions sont telles que les chauffeurs de taxi, qu’ils soient chrétiens ou musulmans, risquent d’être tués en représailles par les leurs s’ils osent prendre un client de l’autre communauté.
Le photographe de l'AFP Miguel Medina (à droite) et son "fixeur" centrafricain, Bienvenu (AFP)
En Centrafrique comme dans la plupart des pays en guerre, un reporter n’est rien sans son « fixeur », cet ange gardien qui fait à la fois office de chauffeur, de guide et d’entremetteur. Peu après mon arrivée à Bangui j’ai eu la chance de trouver Bienvenu. Il m’a accompagné partout pendant trois semaines, m’ouvrant des portes, m’empêchant de me fourrer dans des situations trop dangereuses, désamorçant les tensions en tout genre.
Bienvenu portait bien son prénom : partout où nous allions, des gens le reconnaissaient, lui disaient bonjour. C’était un chrétien mais sa popularité semblait transcender tous les clivages religieux et on rentrait sans problème dans les quartiers musulmans. J’ai mis un moment à comprendre la véritable raison de ce prodige : c’était un ancien joueur de l’équipe nationale de basket-ball, pratiquement tout le monde le connaissait !
J’ai tout de suite eu le sentiment que Bienvenu était un type bien. Mais évidemment, on ne peut jamais être sûr de rien… Quand nous sommes montés dans les montagnes autour de Bangui à la rencontre des miliciens « anti-balaka » qui s’y sont réfugiés, j’ai été tout à coup assailli par le doute : « et si mon guide avait décidé de me vendre ? »
Frayeur injustifiée : comme d’habitude, Bienvenu a réussi à adoucir l’hostilité initiale des ex rebelles, à les convaincre que je n’étais pas un traître ou un espion américain, à leur expliquer ce que je faisais là. Mon idée était de prendre des portraits individuels de ces hommes, comme je l’avais fait quelques mois plus tôt lors d’un reportage chez les rebelles syriens. Manque de chance, leur chef (celui que l’on voit assis au centre sur la photo ci-dessus, avec la chemise bleue) n’a rien compris à ce que je lui demandais. J’ai dû me contenter de cette photo de famille.
Un véhicule de police venu du Congo Brazzaville fonce sur des manifestants anti-français à Bangui, le 22 décembre 2013
(AFP / Miguel Medina)
La situation la plus tendue à laquelle j’ai été confronté est cette manifestation anti-française dans le quartier de Galabadia. Dans les quartiers musulmans, où règne la rumeur, beaucoup sont persuadés que les militaires français soutiennent les « anti-balaka ». Je me suis approché des manifestants qui ont commencé à crier : « Français dehors ! Français dehors ! » J’ai sorti mon passeport colombien et du coup, ils ont accepté que je reste. Le danger ce jour-là est venu de la police congolaise, qui fait partie de la force d’intervention africaine. Un blindé a déboulé à tombeau ouvert. Il a renversé les barricades, foncé sans hésitation sur les manifestants dont certains ont manqué de justesse d’être écrasés.
Ces terribles violences font fuir des milliers de gens, souvent entassés dans des véhicules dans des conditions incroyables comme ici cette famille de chrétiens. Tous, quelle que soit leur religion, ont peur des expéditions punitives auxquelles se livrent milices chrétiennes et ex rebelles de la Séléka dans Bangui une fois la nuit tombée. La ville est la proie des pillages, des règlements de compte à la machette. Selon les Nations unies, près d’un million de personnes ont fui leurs foyers en Centrafrique depuis mars dernier, dont la moitié des habitants de Bangui. Les immigrés aussi rentrent massivement au pays, principalement les Tchadiens et les Camerounais.
Environ 100.000 déplacés, toutes religions confondues, s’entassent dans un camp de fortune autour de l’aéroport de Bangui. C’est un spectacle hallucinant. Un véritable bidonville s’est créé, les gens vivent dans des tentes de fortune ou à l’intérieur d’épaves d’avions abandonnées en bordure de piste. Toute une vie s’est créée : on trouve ici des petits commerces, des coiffeurs… Le jour où j’ai pris cette image, une femme m’a même proposé des diamants.
Des associations locales s’efforcent d’occuper les enfants, dont certains sont livrés à eux-mêmes après avoir perdu leurs parents. Sur l’image ci-dessous, près de l’église Saint-Sauveur en bordure du camp, un groupe de gamins assiste à un semblant de cours d’école donné par une bénévole.
Miguel Medina est reporter photographe, basé à Paris.