Dans l'hermétique Erythrée
ASMARA, 6 sept. 2013 – J’ai entendu parler du fameux « cimetière de tanks » de l’Erythrée bien avant mon voyage dans ce petit pays des bords de la mer Rouge, en juillet 2013. Des dizaines de carcasses de blindés et de camions de fabrication soviétique entassées dans un champ jauni à Asmara, la capitale du pays, témoins silencieux des interminables années de guerre.
Dans ce pays presque totalement fermé à la presse étrangère, ce que je vois ne ressemble jamais à ce à quoi je m’attendais. Et le cimetière de tanks ne fait pas exception.
C’est d’abord l’odeur qui me frappe. Epouvantable. Ce n’est pas une odeur d’égout. Ce n’est pas une odeur de déchets. C’est encore pire.
C’est une odeur d’excréments humains.
Je regarde à gauche. Un homme accroupi, en train de faire ses besoins. Je regarde à droite. Un autre homme en train de déféquer, une fillette dans les bras. Et encore plus à droite, un cheval se soulage sous le soleil écrasant de midi.
Ce n’est pas seulement une décharge pour matériel militaire. C’est aussi une latrine géante et à ciel ouvert. Je m’efforce de ne trouver aucune métaphore dans ce que je vois et, à la place, je commence à prendre des photos. C’est pour ça que je suis venue jusqu’ici.
Au bout de dix minutes, un homme surgit. Il porte l’uniforme, mais refuse de décliner son nom ou sa fonction. Il déclare que je n’ai pas le droit de prendre des photos. Il relève le numéro d’immatriculation de ma voiture et essaye de me forcer à partir.
Cet incident me surprend. Je suis depuis une semaine en Erythrée, un pays qui a la réputation d’être le plus hostile du monde envers les journalistes... Et pourtant, depuis mon arrivée, j’ai été presque totalement libre de travailler comme je l’entendais.
L’Erythrée est classée au dernier rang mondial de la liberté de la presse par l’organisation Reporters sans frontières. Pire que la Corée du Nord. Les médias indépendants ont été fermés en 2001 et de nombreux journalistes ont été emprisonnés ou se sont exilés. Depuis, les correspondants étrangers ont été expulsés et seule une poignée de reporters internationaux ont été admis dans le pays pour de courtes visites. Autant dire que je m’attendais à un voyage sous étroite surveillance.
Et pourtant, une fois dans le pays, je suis libre d’interviewer qui bon me semble et de prendre toutes les photos que je veux. Les responsables gouvernementaux acceptent de bonne grâce les interviews et répondent sans fard à mes questions sur l’absence de démocratie en Erythrée, sur les accusations de torture politique ou sur le musèlement de la presse. Alors que je me promène dans Asmara pour photographier les incroyables immeubles d’architecture moderniste datant de l’époque où l’Erythrée était une colonie italienne, entre 1890 et 1941, personne ne me demande ce que je fais là.
Ceci dit, faire parler les gens ordinaires n’est pas facile. Commerçants, chauffeurs de taxi, coiffeurs et étudiants se montrent, pour la plupart, irrémédiablement muets. Beaucoup confient à voix basse avoir peur de critiquer le gouvernement.
Depuis que le président Issasias Afewerki est arrivé au pouvoir en 1991, après une guerre d’indépendance de trente ans contre l’Ethiopie, aucune élection n’a jamais été organisée. Une chape de plomb pèse sur ce pays, l’un des plus pauvres, les plus isolés et les plus fermés du monde. Les quelques personnes qui acceptent de me parler insistent pour le faire secrètement. D’autres n’acceptent de me rencontrer que dans des cafés qui, ils le savent, seront vides à cette heure-là. Aucun de ceux qui se risquent à critiquer le pouvoir n’accepte d’être cité nommément.
Suis-je pour autant dans cette «prison à ciel ouvert» ou dans cette «Corée du Nord de l’Afrique» que décrivent certains? En surface en tout cas, la capitale ne donne pas cette impression. Contrairement à tant de métropoles africaines, Asmara est propre et calme. On n’y croise aucun mendiant. Il flotte un air d’Italie dans cette ville autrefois surnommée « Piccola Roma » ou « Petite Rome », avec ses avenues bordées de palmiers, ses façades art-déco bien préservées et ses gens qui, aux terrasses des cafés, sirotent tranquillement un capuccino ou un macchiatto en regardant les passants. Ce serait une destination idéale pour les touristes si les autorités érythréennes n’étaient pas aussi restrictives en matière de visas.
Il y a aussi tous ces Erythréens qui parlent de leur pays avec fierté. Qui reconnaissent que le régime politique est loin d’être parfait mais qui blâment aussi les sanctions imposées par les Nations Unies et soutenues par les Etats-Unis et l’Ethiopie. L’Erythrée et l’Ethiopie restent farouchement ennemies depuis la guerre de 1998-2000, motivée par un conflit frontalier encore non résolu. Asmara soutient que le pays ne pourra jamais se développer convenablement tant que perdurera cet état de «ni guerre, ni paix». Les plus fervents défenseurs du pays que je rencontre appartiennent à la diaspora. Ils habitent en Amérique du Nord, en Europe ou au Moyen-Orient et sont rentrés en Erythrée pour l’été. Certains fréquentent l’Asmara Palace, l’hôtel le plus moderne de la ville, où les bars chics de la capitale. D’autres sont des émigrés ordinaires, enchantés de revenir un moment «à la maison».
Je quitte l’Erythrée avec une impression partagée. C’est un pays accueillant, chaleureux, attachant. Mais on le sent traversé par un puissant courant de mécontentement. Souvent, en parlant à des jeunes, je sens mes interlocuteurs envieux des dizaines de milliers d’Erythréens qui ont fui leur pays.
Au bout d’une semaine ici, je sens que j’ai à peine effleuré la surface d’une petite et jeune nation qui a certainement beaucoup d’autres histoires à partager.
Jenny Vaughan est la correspondante de l'AFP à Addis Abeba, en Ethiopie.