Brexit blues

BRUXELLES --Ce n'est pas tant le désespoir que je ne supporte pas, que la compassion. En qualité d'Anglais vivant à Bruxelles, j'ai reçu les condoléances de tas de collègues européens bien intentionnés depuis le vote du Brexit, souvent accompagnées d'une petite tape de réconfort sur le bras.      

Ne vous méprenez pas: leurs gestes amicaux sont des plus appréciés au moment où j'assiste, de loin, à la tragi-comédie qui se déroule dans mon pays natal.

Mais à chacune de leurs expressions de commisération, je me demande si c'est bien à moi qu'elles s'adressent ? Si je suis bien celui dont le pays est en crise. Ce n'était pas du tout prévu. La Grèce, peut-être, oui, ou tout autre endroit prône à déraper, mais pas le flegmatique Royaume-Uni. Surréaliste. Carrément surréaliste.

(AFP / Chris J Ratcliffe)

Pourtant, s'il est un lieu qui, avec Magritte, se flatte d'héberger le surréalisme c'est bien Bruxelles, où le "cadavre exquis" se joue en anglais depuis le 23 juin. 

Il faut avouer que, ce jour là, les cieux n'étaient guère propices au-dessus de la capitale de la Belgique et de l'Union européenne.

Après une canicule aussi exceptionnelle qu'éprouvante dans la journée, un orage de grêle, d'une violence inouïe, inonda le quartier européen Schuman au moment même où fermaient les bureaux de vote outre-Manche.  

Et ça ne s'est pas arrangé au réveil, quand les premiers tweets ont commencé à annoncer la victoire imminente du "Leave" - et que des plaisantins se sont demandés si l'équipe de foot d'Angleterre ne devrait pas quitter prématurément l'Euro-16 (ce qu'elle fera quelques jours plus tard face à l'eurosceptique Islande).      

Au bureau, les Français ont eu exactement la même réaction, un mélange de fascination horrifiée et de mansuétude polie, que celle que je réservais à mes collègues de travail au Pakistan et en Afghanistan quand leurs pays étaient en proie au chaos et à la violence. 

Et puis, à midi, la conférence de presse hors-norme du président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker, l'air éprouvé, la cravate de travers.

A un journaliste lui demandant si le vote britannique signifiait la fin de l'UE, il a simplement marmonné "non", avant de descendre rapidement du podium, longuement ovationné par les nombreux fonctionnaires européens présents dans la salle de presse. Du jamais vu dans les annales journalistiques de Bruxelles !

Et puis, au même "midday" (le point presse quotidien de la Commission), ce fonctionnaire britannique en larmes, comme ce journaliste, prenant conscience de l'inconcevable réalité.

Et encore, tous ces officiels européens pas rasés fixant leur iPad comme si le résultat du scrutin pouvait disparaître des écrans.

Au point que certains, incrédules et dans le déni, se persuadaient que jamais, au grand jamais, la Grande-Bretagne ne déclencherait la procédure de divorce après 40 ans de mariage.

Quant aux diplomates britanniques, ils sont rentrés chez eux, n'ayant plus rien à faire à leur ambassade. 

Et même Nigel Farage, le leader du parti europhobe Ukip, aperçu en train d'arroser son triomphe devant un pub bruxellois, le dos tourné à la télé qui retransmettait la match de l'Euro-2016 Angleterre-Islande. Afin de ne pas voir l'humiliant "exit" de l'équipe de Wayne Rooney ? 

Nigel Farage dans un pub en 2014. ((AFP / Oli Scarff))

 

Et, quelques jours plus tard, cette atmosphère de "drôle de guerre", quand David Cameron, Premier ministre démissionnaire, a débarqué à Bruxelles pour son dernier sommet européen, sachant que dès le lendemain ses collègues lui tourneraient le dos pour s'occuper de leurs affaires à 27.

Enfin, pour nous, les correspondants de la presse internationale en Belgique, la certitude que le feuilleton du Brexit nous occuperait pendant au moins les deux ans à venir, et peut-être bien davantage. 

A pro-EU demonstration in Athans in July, 2015. (AFP / Louisa Gouliamaki)

Quand je pense qu'il y a un an, nous écrivions des tartines sur la "tragédie grecque" après le référendum surprise convoqué par Alexis Tsipras -- une autre défaite pour Bruxelles -- et la crise de la dette qui menaçait d'éjecter Athènes hors de la zone euro.

Je me souviens alors des mots aimables, légèrement condescendants, à l'adresse de nos collègues hellènes.   

Aujourd'hui, c'est mon tour et je sais ce qu'ils ressentent.

Mais l'intense état de fatigue due à l'énorme charge de travail des jours suivants a été une bénédiction, émoussant mes émotions personnelles et rendant plus facile la nécessaire objectivité. 

Plutôt que de me ronger les sangs sur de l'avenir de mes enfants, de m'inquiéter de savoir comment obtenir un passeport irlandais grâce à ma mère, et de me demander ce qu'il adviendra de mon frère et de son épouse espagnol, je n'ai pas arrêté de bosser.

(AFP / Justin Tallis)

En fait, ce recul m'a permis de mieux analyser la manière dont le reste de la planète voit vraiment mon pays.

J'en avais déjà eu une idée lorsque, en poste au bureau de l'AFP Londres de 2010 à 2014, j'ai vite compris pour la première fois que ce qui passionnait surtout les foules à l'étranger, c'était la famille royale plus que n'importe quel autre sujet.

(AFP / Justin Tallis)

Aujourd'hui, après le choix de mes compatriotes, je peux voir la Grande-Bretagne comme à travers un miroir: un pays qui, aux yeux du monde, semble avoir collectivement perdu le Nord, tournant le dos à l'équilibre mondial de l'après-guerre, et se détachant du Vieux Continent.  

La première fois que je suis revenu à Londres après le vote, j'avais presque peur de ce que j'allais y découvrir. La forte hausse des délits xénophobes, avant et après le référendum, et un climat de crise me faisaient craindre de me retrouver étranger dans mon propre pays.

Certes, la capitale du Royaume-Uni n'avait pas changé mais le premier ami rencontré m'a rapporté deux incidents racistes dont il avait eu personnellement connaissance.    

Pourtant, la météo britannique -- dépassée seulement par la Belgique au palmarès de la pluviosité -- avait choisi d'être clémente ce jour là, offrant à mon arrivée un sublime arc-en-ciel au-dessus de la gare de Saint-Pancras. Un "Waterloo Sunset"?

Comme le chantaient en 1967 les Kinks, ce groupe de rock si quintessentiellement anglais... 

London. (AFP / Leon Neal)

 

Danny Kemp