Bonheur sur le tarmac
(Pour terminer une année 2014 marquée par les guerres, les massacres, les épidémies et autres tragédies, les photographes de l’AFP racontent chaque jour, jusqu’au 31 décembre, l’histoire d’une image belle, ou porteuse d'espoir, prise dans le contexte d’un événement dramatique).
PARIS, 28 décembre 2014 – L’année 2014 a été tragique pour les journalistes. Rien qu’à l’AFP, nous avons d’abord perdu notre correspondant à Kaboul Sardar Ahmad, massacré avec sa famille par les talibans au mois de mars, puis notre collaborateur James Foley, assassiné par le groupe Etat islamique en août quelque part dans le désert syrien. Les images de ces atrocités resteront longtemps gravées dans nos esprits.
Mais il s’est également produit de grands moments de joie et de soulagement pour la profession, et j’ai eu la chance de couvrir l’un d’eux. Le 20 avril à l’aube, avec mon collègue Thomas Samson, nous partons pour l’aérodrome militaire de Villacoublay, près de Paris, pour assister au retour des journalistes Nicolas Hénin, Pierre Torres, Didier François et Edouard Elias, dont on vient d’apprendre la libération par les groupes jihadistes qui les détenaient depuis plusieurs mois en Syrie.
Ce n’est pas la première fois que j’assiste à un retour d’otages à Villacoublay. Par exemple, cinq mois plus tôt, j’ai couvert l’arrivée de l’ingénieur Francis Collomp, qui s’était évadé des griffes de Boko Haram au Nigeria après onze mois de détention. Ce sont des moments très émouvants. Parfois, on a déjà pu voir des photos des otages hagards et hirsutes immédiatement après leur libération, mais c’est à Villacoublay, quand ces personnes ont déjà eu un peu de temps pour se remettre et qu’ils retrouvent enfin leurs proches après des mois d’inquiétude, que l’on assiste aux scènes les plus fortes. Et je mentirais si je disais que la perspective de revoir sains et saufs ces quatre confrères ne comporte pas, pour moi comme pour tous les reporters qui les attendent sur le tarmac, une charge émotionnelle particulière.
Ce matin-là, les gendarmes font entrer tous les journalistes en même temps dans la base. Nous sommes très nombreux, plusieurs dizaines. Les militaires ont installé un praticable afin que nous puissions prendre des images sans nous gêner les uns les autres. Nous patientons environ une heure sur la piste. Les quatre journalistes vont arriver par hélicoptère depuis Evreux, où s’est posé le Transall qui les a amenés de Turquie dans la nuit. Le président François Hollande et le ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius sont venus les accueillir, selon un protocole bien rodé.
Il règne une espèce d’euphorie parmi le pack des reporters qui attend dans la fraîcheur matinale. Plusieurs d’entre nous connaissent personnellement l’un ou l’autre des otages. Quelques jours plus tôt, deux journalistes espagnols, Javier Espinosa et Ricardo García Vilanova, ont également été libérés. Tous ces événements nous donnent espoir de revoir bientôt nos autres collègues encore prisonniers en Syrie.
Je sais que certaines personnes critiquent cette médiatisation des retours d’otages, pensent que ce type de chose devrait se dérouler de façon plus intime, à l’abri des caméras. Mais je vous assure qu’assister à ça de ses yeux, c’est une sensation de pur bonheur. Les anciens otages commencent par serrer la main du président et du ministre. Dans les rangs des familles, on sent que tout le monde piaffe, se retient de bousculer le protocole...
Tout va très vite : il y a Nicolas Hénin qui retrouve sa femme et ses deux jeunes enfants, dont l’un venait à peine de naître lorsqu’il a été enlevé, il y a Didier François qui se fait applaudir par ses collègues de la radio Europe 1 et qui répond par grands gestes de joie dans notre direction, avec son sourire charismatique. Tout le monde s’embrasse, éclate de rire, rayonne. Quand c’est fini, chacun repart avec le moral gonflé à bloc.
Dans notre métier, nous photographions souvent des choses pas franchement drôles ou carrément tristes. Dans les jours qui ont précédé le retour des quatre collègues, j’ai ainsi couvert l’arrestation d’un forcené qui menaçait de tuer tout le monde, une manifestation d’infirmières mécontentes, un pic de pollution à Paris, un procès pour crimes contre l’humanité au Rwanda… Il est impossible de rester totalement imperméable aux sujets que l’on couvre. Nous sommes des êtres sensibles, c’est pour cela que nous faisons ce métier, et la tristesse est souvent communicative.
Alors, ce matin-là, à Villacoublay, j’ai éprouvé une sensation rare : le plaisir simple de voir des gens heureux.
Kenzo Tribouillard est un photographe de l'AFP basé à Paris.