Une photo publiée le 5 octobre 2015 par le gouvernement russe montre un bombardier Su-24M larguant une bombe sur la Syrie (AFP / Russian Defence Ministry)

Beau temps pour un bombardement

MOSCOU, 19 octobre 2015 – Nous avons, en Russie, une vieille blague qui dit que la chose la plus imprévisible dans ce pays, c’est le passé. Il est souvent arrivé que l’Histoire soit réécrite en un clin d’œil pour coller aux besoins du moment. Et cela n’a jamais été aussi vrai que depuis que Moscou a commencé sa campagne de bombardements en Syrie il y a quelques semaines.

Depuis le début de la guerre civile en Syrie, il y a quatre ans, la Russie apporte un soutien sans failles au régime du président Bachar al-Assad. Mais jusqu’à ces dernières semaines, le conflit faisait rarement la une de l’actualité ici, et la plupart des Russes ne savaient pas grand-chose de ce qui se passait en Syrie, allié traditionnel de leur pays au Moyen-Orient depuis l’époque soviétique.

Et maintenant ?

Des techniciens inspectent un bombardier russe Su-34 sur la base de Hmeimim, en Syrie, le 3 octobre 2015 (AFP / Komsomolskaya Pravda / Alexander Kots)

Eh bien maintenant, la Syrie, c’est « notre pays ». Si Moscou intervient dans ce conflit compliqué et aux lignes de front multiples, c’est parce que les racines de la civilisation russe remontent jusqu’à la Syrie. C’est du moins ce qu’a proclamé le député pro-Kremlin Semyon Bagdasarov. « La Syrie est une terre sacrée », a-t-on pu l’entendre affirmer à la télévision peu après le début des raids aériens. « Pour nous, c’est notre pays. Notre civilisation provient de là. Les premiers moines (orthodoxes) venaient d’Antioche. La religion chrétienne orthodoxe, la Russie, n’auraient jamais existé sans la Syrie, sans Antioche ».

On pardonnera à beaucoup de Russes de se sentir un peu perdus dans tout ça.

Vendredi Saint à l'église orthodoxe de Meriamiah à Damas, en avril 2015 (AFP / Louai Beshara)

Après tout, il y a un an à peine, c’était la Crimée qui était « sacrée ». Moscou cherchait alors à justifier l’annexion de la péninsule face à la réprobation internationale, et le président Vladimir Poutine avait joué sur tous les registres de l’émotion possibles et imaginables pour rallier à sa cause l’imaginaire collectif russe. « Ici se trouve l’ancienne Chersonèse où Saint-Vladimir demanda le baptême », avait-il déclaré. Il se référait au grand-prince de Kiev Vladimir Sviatoslavitch dont la conversion à Chérsonèse, sur l’emplacement de l’actuelle Sébastopol, fut l’acte fondateur de la christianisation de la Russie en 988.

Depuis que la Crimée a été conquise par ceux qu’on a surnommé les « hommes polis » – des soldats encagoulés sans signe distinctif, dont le Kremlin a d’abord démenti qu’ils soient des militaires russes avant de le confirmer – la formidable machine de relations publiques du Kremlin fonctionne à plein régime.

Dans un magasin de Moscou pendant une intervention télévisée du président Vladimir Poutine, le 17 avril 2014 (AFP / Alexander Nemenov)

Un an et demi après l’annexion, le pays est profondément divisé entre une majorité qui soutient la politique de Poutine et une minorité de détracteurs qui a le plus grand mal à se faire entendre. Entre ceux qui soutiennent que la Crimée appartient légitimement à la Russie et ceux qui estiment que Moscou a commis un vol. Entre ceux qui sont persuadés que la Russie a déployé des troupes pour soutenir les rebelles dans l’est de l’Ukraine, et ceux qui croient à la version du Kremlin, selon qui il n’y a pas le moindre soldat russe dans cette région.

Torrents d'insultes

Ces derniers mois, l’émotion est montée tellement haut qu’un grand nombre de médias russes ont arrêté de publier les commentaires de leurs lecteurs pour couper court aux torrents d’insultes et autres propos peu amènes. Beaucoup de gens en Russie et en Ukraine se sont brouillés à cause de la crise. Des parents, des amis, des voisins ont cessé de se parler parce que leurs idées sur le sujet divergeaient. Certains ont bloqué leurs amis d’enfance sur Facebook parce qu’ils n’avaient plus envie d’entendre des opinions différentes des leurs. Des Russes qui sont nés et qui ont grandi en Ukraine ne veulent plus y retourner, disant avoir peur.

Manifestation de remerciements à Moscou pour son intervention en Syrie devant l'ambassade de Russie à Damas, le 13 octobre 2015 (AFP / Louai Beshara)

Et puis, après des mois de couverture à outrance du conflit en Ukraine, l’attention s’est focalisée sur la Syrie. La campagne de raids aériens russes domine l’actualité et même la météo. « Les experts font remarquer que le moment du début des opérations aériennes a été très bien choisi », a-t-on pu récemment entendre sur la chaîne d’informations publique Rossiya 24, de la bouche d’une impassible présentatrice du bulletin météorologique, selon qui le temps d’octobre en Syrie « est idéal pour réaliser des sorties opérationnelles ».

Hollywood à Lattaquié

La couverture de la campagne de Syrie par les télévisions russes ressemble à une production hollywoodienne. Les jets décollent dans le ciel de nuit, les reporters se précipitent vers la base aérienne installée par les Russes près de Lattaquié, dans le nord-ouest de la Syrie, les journaux montrent des images de soldats en treillis couleur sable dans leur camp récemment aménagé avec cantine et bania. « Pour la première fois au 21ème siècle, la Russie a établi une base militaire dans une région traditionnellement considérée comme sous l’influence d’autres pays », a fièrement proclamé le quotidien à gros tirage Komsomolskaya Pravda.

Une image diffusée par le gouvernement russe le 7 octobre 2015 montre un missile de croisière tiré vers la Syrie depuis un bâtiment russe en mer Caspienne (AFP / Russian Defence Ministry)

Même le monolithique service de relations publiques du ministère de la Défense connaît une nouvelle jeunesse, briefant quotidiennement les journalistes, publiant les résultats des raids en Syrie sur sa page Facebook et diffusant des vidéos particulièrement bien faites de tirs de missiles de croisière. Les chœurs et le ballet de l’Armée rouge, qui pendant la Seconde guerre mondiale et le conflit en Afghanistan avaient déjà l’habitude d’aller entretenir le moral des troupes en zone de combat, ont été dépêchés sur la base de Hmeimil à Lattaquié. Pour le moment, officiellement, aucun Russe n’est tombé au combat en Syrie.

La campagne médiatique est efficace. En septembre, 69% des Russes se déclaraient opposés au déploiement de troupes en Syrie. Un mois plus tard, 70% approuvent la campagne de bombardements, selon un sondage du Centre analytique Levada, un organisme indépendant qui fait autorité.

Un chasseur russe Sukhoi Su-30 SM sur la base de Hmeimim, en Syrie, le 3 octobre 2015 (AFP / Alexander Kots)

« Ils pensaient que c’était mal. Puis ils ont regardé la télévision et ils ont décidé que c’était bien », a résumé sur sa page Facebook Maxim Trudolyubov, éditorialiste du quotidien économique libéral Vedomosti.

Vent de dérision

Bien sûr, tout le monde n’a pas adhéré aveuglément à la ligne officielle. Après la sortie du député Bagdasarov sur « notre pays », un vent de dérision a soufflé sur les réseaux sociaux. Afrique et Amérique Latine, tenez-vous prêtes, ont raillé des internautes. « Le prochain sur la liste, c’est le Pérou et ses pétroglyphes. Ils déchiffreront le mot Poutine et enverront les bombardiers », s’est esclaffé l’un d’eux.

Les plaisanteries sur la campagne de Syrie ont une saveur aigre-douce. En perpétuelle perte de vitesse, la jeune minorité libérale en Russie a la désagréable impression de retourner à ce que la génération précédente a vécu pendant le lent et suffocant déclin de l’Union soviétique à la fin des années 1970 et au début des années 1980, sous Léonid Brejnev et ses successeurs Iouri Andropov et Konstantin Tchernenko. Le manque de réformes politiques, l’économie planifiée, la chute des cours du pétrole, la Guerre froide, les sanctions américaines, la militarisation de la société, les erreurs de politique étrangère, l’occupation de l’Afghanistan, l’étouffante propagande d’Etat. L’ère de l’immobilisme.

Réminiscences du glacis

Après cela était venue la Perestroïka, la chute du communisme, l’émergence de la démocratie. La jeune génération actuelle, entrée dans l’âge adulte dans une Russie moderne, démocratique et gouvernée par l’économie de marché, se demandait comment la précédente avait pu supporter le glacis soviétique.

Maintenant, elle a l’impression d’avoir trouvé.

Une caricature montre Vladimir Poutine sous les traits de Léonid Brejnev, en octobre 2011 à Moscou (AFP / Alexander Nemenov)

En quinze ans de pouvoir, Poutine a neutralisé l’opposition et mis la télévision sous le contrôle de l’Etat. Les relations entre la Russie et l’Occident se sont dégradées, jusqu’à atteindre leur plus bas niveau depuis la Guerre froide lors de l’annexion de la Crimée. Certains affirment que l’appareil de propagande du Kremlin d’aujourd’hui est encore plus puissant qu’à l’époque soviétique.

L’aventure militaire russe au Moyen-Orient a aussi réveillé les fantômes du passé, à savoir les souvenirs de la désastreuse invasion de l’Afghanistan en 1979. Prévue pour durer six mois, la guerre s’était prolongée pendant une décennie et avait fait plus de 14.000 morts, un enlisement que la propagande officielle s’acharnait à dissimuler.

Un convoi militaire franchit le pont reliant l'Afghanistan à l'URSS au poste-frontière de Termez pendant le retrait soviétique, le 21 mai 1988 (AFP / Vitaly Armand)

Le cauchemar afghan est encore bien présent dans la mémoire collective russe, et refait immanquablement surface avec la campagne de Syrie même si les points communs entre les deux conflits sont peu nombreux. Le Kremlin assure que l’opération militaire en cours n’est et ne sera pas un nouvel Afghanistan, qu’il n’y aura pas d’intervention terrestre et qu’aucun soldat russe ne partira en Syrie s’il n’est pas volontaire.

Les Russes espèrent que, cette fois, leurs dirigeants disent vrai. A l’instar de ma propriétaire qui, comme des millions de compatriotes, applaudit chaleureusement la politique étrangère vigoureuse menée par Poutine. « Il n’y aura pas un second Afghanistan », m’assure-t-elle. « Poutine est plus intelligent que Brejnev. C’est un intellectuel».

Anna Smolchenko est journaliste au bureau de l'AFP à Moscou. Suivez-la sur Twitter. Cet article a été traduit par Roland de Courson à Paris (lire la version originale en anglais).

Vladimir Poutine, en décembre 2011 à Moscou (AFP / Ria-Novosti)