Au fond du puits
Washington -- A chaque fois que ça me tombe dessus, ça me fait des nœuds à l’estomac. C’est la partie la plus ingrate de mon métier: photographier une personne assise face à vous. Il n’y a pas d’action. Vous êtes en permanence à l’affut du petit truc qui fera la différence. D’un autre côté, si vous le trouvez, c’est un sacré plaisir.
Le travail en question, ce sont les auditions au Congrès américain. Il s’agit d’évènements politiques parfois très importants. Avec de hauts responsables appelés à témoigner devant les commissions de parlementaires de la Chambre des représentants ou du Sénat. Des personnes du calibre d’Hillary Clinton ou de l’ex-chef du FBI James Comey.
Tous nos clients attendent leurs photos. Mais en tant que photographe, c’est tout sauf excitant. A chaque fois que mon chef m’envoie là-bas, je me tasse dans mon fauteuil de bureau. Ca fait douze ans que je me prête à l’exercice, et j’ai toujours la même réaction.
Le fait de travailler pour une agence de presse impose des contraintes particulières. Il est indispensable que nous soyons en position centrale, pour saisir la personne auditionnée à son arrivée, et quand elle prête serment.
Cela implique d'arriver au moins une heure à l'avance, pour être certain d'avoir la position idoine. Comme il y a de plus en plus de concurrence, il faut arriver de plus en plus tôt, j'ai l'impression. Au point que parfois, quand les portes sont encore fermées, il faille jouer des coudes pour être bien placé.
Une fois dans la place, on s'installe, et on attend, en discutant avec les collègues. Ca ne fait qu'ajouter à une journée qui s'annonce bien longue.
Le travail consiste à prendre des photos depuis une position bien particulière, appelée “le puits”. C’est à dire depuis le sol, face à la table derrière laquelle se tient la personne auditionnée. On se tasse avec une dizaine de collègues, à même le sol, dans un espace si exigu que tous les angles de prise de vue possible ont déjà été expérimentés mille fois.
Cela vous oblige à penser différemment, et à guetter l’instant où le sujet va vous offrir une expression sortant de l’ordinaire.
Mais avant cela, il s’agit de fournir le minimum, la photo de base. Une fois prise, vous sortez, vous transmettez, et vous revenez, pour essayer de faire mieux.
On se trouve dans une position un peu ridicule, parce qu’il est interdit de se tenir debout. Donc on se déplace à genoux, ou à quatre pattes, en poussant son matériel devant soi.
A ce rythme, vous loupez toujours quelque chose. A moins que ce ne soit vos collègues… Comme quand James Comey est venu témoigner. Mes copains sont sortis transmettre leurs premières photos. Mais avec mon éditeur, nous avions décidé que je transmettrai directement depuis l’appareil-photo. C’est le moment qu’a choisi Comey pour devenir assez agité, en évoquant l’affaire des e-mails d’Hillary Clinton. Ca a donné d’excellentes images.
Le truc pénible est que l’audition peut durer des heures, sans une seule photo qui vaille le coup. Ca dépend aussi du personnage. Prenez Sally Yates, l’ancienne numéro 2 du ministère de la Justice. Elle est très difficile à photographier parce qu’elle reste parfaitement impassible, sans changer vraiment d’expression, même sous le feu des critiques de sénateurs.
C’est pendant son audition que j’ai obtenu un joli cliché, mais de l’ancien directeur du renseignement, James Clapper.
Il est visiblemen exaspéré par la répétition de questions auxquelles il a expliqué ne pouvoir répondre en public, à cause du secret entourant le sujet.
Après toutes ces années à couvrir des auditions, j'ai en tête une petite collection de moments particuliers:
Ici, l’ancien secrétaire d’Etat au Trésor Timothy Geithner est questionné par la commission du budget de la Chambre des représentants. Je me souviens m’être aplati dans le “puits”, en attendant qu’il relève la tête pour déclencher. Il défend le projet de budget devant la commission. En bref, il a besoin d’argent et a l’air furieux d’être en position de demandeur.
L’ancien directeur du FBI, Robert Mueller a tout l’air d’en avoir assez de répondre à des questions. Ce n’est certainement pas ma meilleure photo, mais elle permet de pimenter le quotidien et fournit en même temps du contexte à la couverture politique du moment.
Pour avoir une vraie contre-plongée, j’ai posé mon appareil au sol et utilisé l’écran de l’arrière du boitier pour cadrer la photo. Le chef du FBI s’apprête à lever la main pour prêter serment. Il a cet air vraiment déterminé. Il a été viré par le président Trump quelques jours plus tard.
L’ex-secrétaire d’Etat Hillary Clinton est auditionnée par la commission des Affaires étrangères du Sénat sur la situation en Afghanistan et au Pakistan. Prise sous cet angle, elle paraît bien seule, comme si elle devait se défendre dans un procès dans lequel des hommes en colère, face à elle, disputeraient ses décisions.
L’ex-secrétaire à la Défense, Robert Gates porte un plâtre après s’être cassé la figure en glissant sur une plaque de verglas. Il ne peut enfiler qu’une manche. Le résultat est un peu bizarre, mais visiblement le protocole exige que le secrétaire à la Défense porte un costume, bras cassé ou pas.
Cette photo du chef de la majorité au Sénat, Harry Reid, est une autre façon de raconter une histoire. Il y avait un énorme intérêt des médias pour un plan de sauvetage de Wall Street avec 700 milliards de dollars. Cet angle l’illustre bien mieux que l’énième portrait d’un responsable derrière son pupitre.
Je me retrouve dans une salle d’audition vide, avec juste un sténo, que personne n’a visiblement prévenu que la séance d’audition d’un candidat pour le poste de secrétaire au Trésor a été annulée.
Chaque année il y a une célébration de la fête de la nativité sur la colline du Capitole. Avec un groupe de croyants qui fait une sorte de procession. C’est assez répétitif. Mais pour l’occasion, j’ai repéré un chameau récalcitrant, qui n’avait visiblement aucune envie de participer.
Ce blog a été écrit avec Yana Dlugy à Paris.