Le centre de Strasbourg est bouclé par les forces de l'ordre après l'attentat perpétré par Chérif Shekatt contre le marché de Noël de la ville, le 11 décembre 2108 au soir. (AFP / Frederick Florin)

Une terreur silencieuse

Strasbourg -- Ce qui m'a le plus frappé, c'est le silence. Je n'ai pas entendu les coups de feu, pas vu les mouvements de foule.

Étudiant en journalisme et simple téléspectateur à l’époque des attaques à Charlie Hebdo et au Bataclan, j'associais un attentat à des scènes de chaos.

À Strasbourg, quelques minutes après le passage meurtrier de Chérif Chekatt dans les allées du Marché de Noël le 11 décembre, j'ai vécu la stupeur.

Et j'ai essayé de faire mon travail.

Ce soir-là je suis encore au bureau, d’astreinte et en pleine rédaction d’une dépêche urgente sur une profanation de tombes.  Vers 20H10, un photographe de l'agence appelle pour prévenir : un proche a entendu des coups de feu et vient d'apercevoir des passants courir en centre-ville.

Une rapide recherche sur Twitter me laisse présager du pire, on y parle de fusillade mais aucune des sources officielles que nous contactons ne répond pour le moment.

Je file dehors.

Déploiement de forces de police dans le centre de Strasbourg peu après l'attentat perpétrée contre le marché de Noël par Chérif Chekatt, le 11 décembre 2018. (AFP / Frederick Florin)

Le bâtiment où se trouve le bureau de l’AFP donne sur la place Kléber, en plein coeur de Strasbourg. Elle est située à environ 200 mètres de la rue des Orfèvres, de la rue des Grandes Arcades, de la rue du Saumon, les artères commerçantes où, je ne le sais pas encore, le terroriste a semé la mort.

Normalement, à cette heure, en plein Marché de Noël, la place fourmille de touristes qui se prennent en photo sous le symbole de l'événement, un gigantesque sapin décoré.

Quand je mets les pieds dehors, je suis témoin du vide. Pas de touristes, pas de commerçants dans leurs chalets, pas d'enfants sur la patinoire.

Pas plus de tirs, de cris, de gens en fuite... et pas encore de sirène dans la nuit. Sous le sapin, seuls deux agents de sécurité privés font les cents pas et m'empêchent d'avancer, sans donner d'explication.

En tentant de passer par une rue transversale, je suis stoppé par un policier en civil qui brandit sa carte et m'interdit le chemin. Il parle d'une "opération en cours" et arrête également quelques personnes déconcertées, qui repartent en sens inverse.

Derrière lui, j'aperçois des militaires au coin de la rue du Saumon, armes à l'épaule. À 20H17, je passe mon premier coup de fil de la soirée au chef de la rédaction qui tente de chez lui d'obtenir une confirmation officielle.

Je lui décris la scène : la place vide, les rues bouclées, les badauds incrédules, les soldats au loin. On ne sait toujours pas ce qui s'est réellement passé... Je ressens de l'impuissance.

Dans le centre de Strasbourg, le 11 décembre 2018. L'auteur de l'attentat, survenu moins de deux heures avant, est en fuite. (AFP / Abdesslam Mirdass)

Quand je raccroche, l'un des passants, un homme chauve d'une cinquantaine d'années, me raconte que depuis la fenêtre de son appartement, il a entendu des détonations, "comme des feux d'artifice". Il me parle aussi de dizaines de policiers dans la rue, intimant l'ordre d'évacuer.

Je note son témoignage, me retourne vers le policier... Il a disparu. Je ne réfléchis pas : je veux rejoindre la place Gutenberg où habite le témoin qui a alerté notre photographe.

Je connais bien le dédale de petites rues du centre historique de la ville, j'y habite. J'espère atteindre la rue du Saumon mais peu avant le croisement, je suis arrêté par des militaires.

Je fais demi-tour, passe par une rue adjacente, me heurte à une autre patrouille.

Je me rends compte que la présence militaire se densifie et que les ordres à la population sont plus pressants. "Rentrez-chez vous !" devient "Mettez-vous à l'abri !", qui se transforme en "entrez dans ce cinéma !"

Strasbourg, 11 décembre 2018. (AFP / Frederick Florin)
Strasbourg, quartier du Neudorf, 11 décembre 2018. (AFP / Jean-christophe Verhaegen)

 

Avec le recul, je me souviens d'autres détails trahissant la gravité de la situation : la voix d'une femme qui, depuis l'intérieur d'un bar, implore un jeune fumeur d'écraser sa cigarette et de rentrer. L'apparition furtive de visages angoissés à la vitrine d'un restaurant…

Mon chef appelle à 20H26. L'alerte est sur le point de partir sur le fil de l’AFP : il s'agit bien d'une fusillade, la mairie appelle chacun à rester chez soi. Mon responsable me propose de rentrer au bureau.

Je n'ai pas peur, et ce n'est pas du courage. Mon cerveau a entendu l'information, mais autour de moi, la terreur est silencieuse et quasi invisible. Elle transparaît seulement dans les yeux des militaires, l'absence de badauds en terrasses, les appels téléphoniques inquiets de passants à leurs proches.

Je n'arrive pas à me sentir en danger, et je pense être plus utile ici qu’au bureau.

Dans une rue du centre de Strasbourg, 11 décembre 2018. (AFP / Abdesslam Mirdass)

Mes collègues texte, photo et vidéo sont bloqués par les forces de l'ordre aux points d'accès de la Grande-île.

Je suis le seul journaliste de l'AFP dans la zone bouclée. Je décide de rester dehors.

Tandis que les militaires et les policiers continuent d'avancer en inspectant les rues, des passages auparavant bloqués s'ouvrent à moi. Les sirènes se font de plus en plus fréquentes.

Au début de la rue Sainte-Hélène, un homme sort précipitamment d'un restaurant et vient à ma rencontre. Il s'appelle Mouad, il a 33 ans et me dit qu'il a confiné ses clients dans la cave du restaurant. Il veut pouvoir les rassurer.

Strasbourg, 11 décembre 2018. (AFP / Abdesslam Mirdass)

Il est un peu avant 21H. Je lui fournis les informations que mes collègues ont déjà vérifié : la fusillade, le périmètre bouclé, le confinement. Et d'autres, qu'ils sont encore en train de recouper : un premier bilan -un mort, six blessés-, le tireur -blessé par des militaires dans la rue où nous nous trouvons- qui aurait pris la fuite.

"Les clients ont vu quelqu'un courir avec une arme, il y a eu un mouvement de panique. On a entendu une fusillade qui venait des Savons d'Hélène. J'ai mis tout le monde à l'intérieur", m'explique le restaurateur en m'accompagnant devant le bar en question. Il me prévient : "Il y a du sang, des douilles de balles par terre et un homme à terre".

 

Dans cette petite ruelle sombre, où quelques dizaines de minutes plus tôt Chekatt a grièvement blessé des musiciens et touché la crosse d'un militaire dans un échange de tirs, le silence s'arrête enfin dans ma tête.

Un vélo est couché en travers du chemin, une grande flaque de sang imprime le sol et à ma gauche, à l'angle de la rue du Savon, devant l'entrée du café, un homme se bat pour sa vie.

Il est à moitié recouvert d'une couverture de survie, entouré par des secouristes et des proches qui lui demandent de "tenir le coup". Sa pâleur contraste avec le sang qui recouvre une partie de son torse et de son visage.

Photo prise avec un téléphone portable d'une victime de l'attaque de Chérif Chekatt en train d'être secourue, le 11 décembre 2018. (AFP / Francois D'astier)

Je recule de quelques mètres, désemparé. De l'autre côté du groupe, j'aperçois un caméraman filmer le travail des secouristes. Cela me ramène à mon métier.

Je n'ai pas besoin de noter ce que je vois, c'est gravé dans ma mémoire. Je décide de faire des images.

Je fais des photos au téléphone portable, filme des agents du Samu courir vers la scène et s'affairer autour de la victime. La rue du Savon est étroite et des confrères m’ont rejoint. On nous demande de partir pour ne pas gêner les opérations.

Des secouristes arrivent avec leur matériel dans une rue du centre de Strasbourg peu après l'attaque de Chérif Chekatt sur le marché de Noël de la ville, le 11 décembre 2018. (AFP / Francois D'astier)

Dans la grande artère voisine, le chaos prend forme. Des dizaines de policiers à moto arrivent et repartent, des voitures du Samu se garent à la hâte, des agents sortent, s'emparent de gros sacs à dos rouge dans les coffres et disparaissent dans les rues adjacentes.

Sous les illuminations de Noël, une ambulance de pompiers ouverte attend le chargement du blessé. Un drap blanc est déployé lorsqu'il est évacué sur une civière. L'agitation déplace le tissu. Je vois tout

Un sac à dos tiré par le mouvement du brancard, un bras replié vers le ciel encore enfilé dans une veste marron qui traîne au sol, une barbe ensanglantée, un homme jeune, d'à peu près mon âge. J'ai un haut-le-coeur.

Des secouristes évacuent une personne blessée par Chérif Chekatt lors de son attaque du marché de Noël à Strasbourg, le 11 décembre 2018. (AFP / Francois D'astier)


Je transmets les images à mes collègues, j'écris un mail à la rédaction avec les choses vues et les témoignages recueillis. Un responsable m'appelle vers 21H30 : une conférence de presse est prévue à la préfecture, le terroriste a pris la direction du Neudorf, où des hélicoptères sont déployés. Il y sera abattu après 48 heures de cavale.

On me propose de rentrer au bureau pour écrire un premier reportage.

J'accepte.

François d'Astier