Une bulle d’irréalité
MILAN (Italie), 5 mars 2015 – Couvrir un défilé de mode à Milan, c’est se retrouver entassé comme des sardines avec d’autres photographes à attendre passivement que les mannequins vous passent devant. La photographie de rue, au contraire, c’est la chasse aux images. Et pendant la Semaine de la mode vous n’avez jamais à aller bien loin pour trouver de nouveaux modèles.
On les aperçoit dans tous les coins de la ville, comme s’ils étaient une tribu colorée. Les « fashionistas » sont partout. Tenez, rien que maintenant, alors que j’attends mon avion à l’aéroport, ils évoluent autour de moi dans leurs pantalons aux coupes affûtées et leurs grands manteaux.
Ces dernières années, j’essaye de travailler différemment à Milan. J’ai la chance de pouvoir laisser les défilés les plus en vue à mes collègues et de me concentrer sur les à-côtés : les coulisses, l’insolite, les shows de second rang et la rue. Pour quelqu’un comme moi, qui ne connais pas grand-chose à la mode, c’est du pur amusement. J’ai l’impression de me retrouver dans une bulle d’irréalité.
Mais prendre des photos dans la rue comporte ses propres défis : il y a tous ces mégots, ces déjections canines, ces mobylettes mal garées sur un trottoir, tous ces petits détails qui pourrissent une photo.
Il faut repérer les filles (ou les garçons) qui arrivent au loin. Se positionner. Souvent, je leur demande de poser, ou de s’écarter un peu de la crotte de chien qui gâche le paysage. Cela fini par se transformer en une petite séance de shooting improvisée et parfois, la mêlée débarque. C’est ce qui s’est passé avec cette fille à la robe noire et blanche : tout à coup j’avais cent appareils photo mitraillant derrière moi !
Avec mes quelques milliers d’abonnés, je suis un amateur dans le monde des « instagrammers » de mode, dont beaucoup comptent leurs followers par centaines de milliers. Mais je prends beaucoup de plaisir avec mon compte Instagram. J’essaye de l’alimenter tous les jours avec au moins une photo. C’est un exercice en marge de mon travail à l’AFP qui m’oblige à garder l’œil ouvert dans la rue pour capter les scènes inattendues.
Je suis un des rares professionnels à faire de la photo de rue pendant la Fashion Week. Je côtoie le photographe du coin qui gagne sa vie dans les mariages, les ados dingues de mode qui sont là pour vibrer, et bien sur les blogueurs dont certains sont de véritables célébrités dans le milieu.
Tous ces gens sont mille fois plus experts que moi dans le domaine de la mode. Je peux distinguer si quelqu’un s’habille en Dolce & Gabbana, mais c’est à peu près tout. Nous venons de deux mondes complètement différents, et c’est justement ça qui m’intéresse.
La plupart des groupies dans la foule sont des passionnés de mode qui se postent à l’extérieur des lieux où se déroulent les défilés dans l’espoir d’apercevoir un top model ou une blogueuse reconnue. Comme les adolescentes qui rêvent de devenir chanteurs à succès, ces jeunes voudraient tous devenir mannequins, designers, coiffeurs ou n’importe quoi ayant à voir avec la mode. Ils doivent certainement dépenser toutes leurs économies en vêtements. Et à l’heure actuelle, ils sont probablement de retour dans leur quotidien.
Ils ont presque tous leurs propres comptes Instagram et je sais que beaucoup vont me suivre pour voir mes photos de la Fashion Week, puis se désabonneront, déçus, une fois que la semaine sera finie et que j’arrêterai de publier des images de mode.
Ceux qui s’improvisent photographes dans la rue ne savent pas se déplacer comme des professionnels, c’est-à-dire en évitant de se mettre les uns devant les autres. Mais l’atmosphère dehors est infiniment plus détendue et amicale que dans la salle, où c’est très violent. Les pros des défilés, ceux qui font chaque année le circuit des quatre Fashion Weeks (New York, Londres, Milan et Paris), sont une véritable mafia. Les emplacements des photographes sont désignés à l’avance et, si tu ne fais pas partie du milieu, tu dois batailler dur pour avoir une bonne place.
La photo de rue, est beaucoup plus amusante même si ça implique que je sois dehors par tous les temps. Et Milan peut être glacial à cette époque de l’année !
Couvrir les défilés des marques moins connues me permet aussi de prendre des risques. Par exemple, au défilé Daniela Gregis, j’ai commencé par prendre une dizaine de photos classiques pour satisfaire tous les clients de l’AFP, puis j’ai joué avec les expositions multiples, ce qui n’a rien de révolutionnaire, mais qui permet d'aérer un peu le fil photo de l’agence et de montrer à nos clients que nous savons aller plus loin que le conventionnel. C’est un luxe de pouvoir le faire, grâce à mes collègues Giuseppe Cacace, Filippo Monteforte, Olivier Morin et Marie-Laure Messana qui, doivent assurer la couverture de la Fashion Week et me permettent d'être une cerise sur le gâteau de leur production. Bon courage a ceux qui vont attaquer la Fashion Week a Paris !
Gabriel Bouys est un photojournaliste de l’AFP basé à Rome. Suivez-le aussi sur Instagram.