Un morceau de bonheur arraché à l’enfer
La présidente des Grand-mères de la Place de Mai Estela de Carlotto et son petit-fils Guido, volé à ses parents pendant la dictature militaire argentine et qui à découvert sa véritable identité 36 ans plus tard, tiennent une conférence de presse le 8 août 2014 à Buenos Aires (AFP / Leo La Valle)
BUENOS AIRES, 3 sept. 2014 - « Ils ne se sont rien approprié. Ils n’ont fait que suspendre la vérité pendant un certain temps ».
Nous sommes début août à Buenos Aires. Celui qui s’exprime ainsi s’appelle Guido Montoya Carlotto. Pendant 36 ans, il a cru s’appeler Ignacio Hurban. Il vient de découvrir qu’il a été l'un des 500 bébés volés pendant la dictature militaire en Argentine, entre 1976 et 1983. Et qu’il est, en réalité, le petit-fils d’Estela de Carlotto, la présidente de la célèbre organisation des Grands-mères de la Place de Mai.
« J’ai été et je suis toujours le musicien qu’était mon père et je suis l’orateur qu’était ma mère », dit-il devant les journalistes qui se bousculent pour immortaliser les retrouvailles avec sa grand-mère octogénaire. « On a gagné contre la mort elle-même. On ne peut pas tordre la vérité, ni la perdre (...) Récupérer son identité ne met pas tout sens dessus dessous, cela permet de résoudre les choses ».
Trente-et-un ans après le retour de la démocratie en Argentine, Guido Montoya Carlotto est le 114ème enfant volé retrouvé. Ce tournant inattendu de sa vie fait de lui un symbole d'espoir dans un pays qui n’a pas encore réglé tous ses comptes avec son passé. La nouvelle fait le tour du monde.
Manifestation des Mères de la Place de Mai à Buenos Aires, le 28 octobre 1982 (AFP)
A l’AFP, j’annonce cet événement en rédigeant une « alerte » pour nos clients. Ce faisant, j’éprouve une intense satisfaction. Plus grande encore, peut-être, que celle que je ressens à chaque fois qu’un procès pour crimes contre l’humanité se solde par des peines de prison à vie. J’ai 52 ans et cela fait presque trois décennies que je couvre les questions relatives aux droits de l’homme en Argentine. La dictature a traversé mon adolescence : j’ai fini mes études de journalisme en 1982, quand les militaires étaient encore au pouvoir. Avant d’entrer à l’AFP j’ai travaillé, entre autres, pour le journal des Mères de la Place de mai. Pour moi comme pour de très nombreux autres Argentins, l’apparition de Guido est un moment historique.
Mais ce qui ressemble à un conte de fées puise son origine dans le plus sinistre des crimes commis par le régime militaire : le vol de bébés, donnés à des couples de militaires ou de policiers qui les ont élevés en les présentant comme s’ils étaient les leurs. Seuls quelques-uns de ces bébés ont été adoptés par des couples de bonne foi. D’autres ont vécu un enfer, ou ont été élevés par les assassins de leurs parents.
Arrestation pendant une manifestation ouvrière à Buenos Aires le 30 mars 1982 (AFP / Daniel Garcia)
Guido est le fils de Laura Carlotto et de Walmir Oscar Montoya. Comme beaucoup de jeunes des années 1970, dans une Amérique latine marquée par la révolution cubaine et le guérillero Ernesto 'Che' Guevara, Laura et Walmir militent pour la gauche péroniste. Ils vivent dans la clandestinité. Ils n’ont que peu de contacts avec leurs proches. Leurs familles respectives ignorent qu’ils sont en couple.
Ils sont enlevés par les militaires alors que Laura, 23 ans, est enceinte. Le 26 juin 1978, elle accouche pieds et mains enchaînés à son lit dans un hôpital militaire. Son bébé lui est arraché cinq heures après la naissance. Ses geôliers lui font croire que l’enfant va être confié à sa grand-mère. Quelque temps plus tard, Laura est extraite du centre de détention clandestin de La Cacha, à 60 km de Buenos Aires, et exécutée sommairement. Son corps est immédiatement rendu à sa famille, contrairement à celui de Walmir qui, fusillé fin 1977, ne sera identifié qu’en 2009.
Pour des raisons encore inconnues, le bébé est emmené à Olavarría, à 400 km au sud de Buenos Aires. Là-bas, on lui dresse un faux acte de naissance, puis il est remis par un puissant propriétaire terrien de la région à un humble couple de travailleurs agricoles. Ces derniers élèveront l’enfant avec amour. « Des gens bien », selon Estela de Carlotto. Ils devront tout de même s’expliquer, dans quelque temps, devant la justice.
Une cellule dans une ancienne prison secrète en Argentine (AFP / Conadep / Enrique Shore)
Cela faisait donc 36 ans qu’Estela cherchait ce petit-fils disparu. Elle savait juste, grâce au témoignage d’une codétenue de sa fille, qu’avant d’être séparée de son bébé elle l’avait appelé Guido, comme son propre père (et mari d’Estela).
Il y a quelques mois, à la suite selon lui d’une « série de hasards », celui qui croit encore s’appeler Ignacio Hurban apprend qu’il est un enfant adopté. Il décide de passer un test d’ADN, qui confirme avec une probabilité de 99,999% qu’il est le fils de Laura Carlotto et Walmir Oscar Montoya, et donc le petit-fils de la célèbre Estela de Carlotto. La plupart du temps, le respect de la vie privée prime dans les cas d’enfants volés retrouvés. Mais là, la juge chargée de l’affaire, emballée par la nouvelle, ne peut s’empêcher de la rendre publique. Les réseaux sociaux se chargent du reste : en quelques minutes, on apprend qui est Guido. Qu’il habite à Olavarría, qu’il est auteur-compositeur et directeur de l’école de musique locale. Et qu’il a écrit une chanson à la mémoire des 30.000 disparus sous la dictature argentine sans savoir qu’il était lui-même l’un d’eux.
Des experts en médecine légal au travail dans un charnier remontant à l'époque de la dictature militaire argentine, et découvert dans la province de Córdoba en 2003 (AFP / EAAF)
« Je ne savais pas d’où me venait cette passion pour la musique », dit aujourd’hui Guido. Il explique avoir eu un mal fou à convaincre ses parents adoptifs de le laisser suivre cette voie, alors qu’ils avaient d’autres espoirs de carrière pour lui. Il a maintenant appris que son père biologique avait la musique dans le sang et jouait du saxophone, tout comme son grand-père paternel.
« J’ai eu une vie très, très heureuse et voilà que s'ajoute cette histoire merveilleuse. Je vais entrer dans les livres d’histoire, c’est un poids que je dois assumer », dit-il. Lors de sa première apparition publique, on voit un homme en paix avec lui-même, qui s’exprime avec humour et tendresse, prouvant qu’il est bien le digne petit-fils de sa nouvelle « mamie ».
La première conférence de presse d’Estela de Carlotto est un grand moment d’émotion. Nous, journalistes, sommes habitués à l’entendre s’exprimer en tant que présidente de la célèbre organisation qui avait défié le régime militaire argentin en 1977, en commençant à chercher les disparus de la dictature et leurs enfants. Pour la première fois, nous entendons la grand-mère comblée. « La vie m’apporte une joie immense », dit-elle. Enfin, « un cadre de photo vide va avoir sa photo ». Elle partagera bientôt sa joie avec la mère de Walmir, Hortensia Ardura, 91 ans, qui dans son village du sud de la Patagonie rêvait elle aussi de connaître un jour son petit-fils.
Guido Montoya de Carlotto, le 8 août 2014 à Buenos Aires (AFP / Leo La Valle)
Pour nous tous, l’apparition de Guido est le plus fort de tous les symboles. Celui de la lutte acharnée de ces Mères et Grand-mères de la Place de Mai qui continue à porter ses fruits. Celui de la défaite cinglante de ces militaires qui pensaient écraser leurs ennemis en volant leurs enfants et en leur lavant le cerveau. De la victoire de l’ADN, de la mémoire, et de tous ceux qui se sont évertués à rechercher les disparus et à envoyer les anciens bourreaux devant la justice.
Cela paraît facile maintenant, mais il y a eu des années, en Argentine, où les Mères et les Grand-mères dérangeaient, en rappelant sans cesse son passé à une société désireuse de tourner la page. Mais chaque petit-fils ou petite-fille qui réapparaît est la preuve que chercher la vérité vaut toujours la peine. Même les enfants volés qui ont hésité à se faire faire les tests génétiques, ou qui ont eu du mal à rétablir les liens avec leurs familles biologiques, en conviennent : l’expérience, bien que pas toujours agréable, est toujours une libération.
Ces enfants volés sont aujourd’hui adultes, beaucoup sont mariés et ont des enfants. La question de l’identité traverse les générations…
Estela de Carlotto à Buenos Aires, le 5 août 2014 (AFP / Telam / Florencia Downes)
Guido n’est que le 114ème de ces enfants retrouvés. Mais son cas est emblématique. A la fois parce qu’il est le petit-fils de la présidente des Grand-mères de la Place de Mai, et à la fois parce qu’il est un amoureux de la musique, un artiste, un homme sensible, si éloigné du caractère de ces tortionnaires en uniforme qui l’avaient arraché à ses vrais parents.
Ce jour-là, au siège de l'organisation des Grands-mères, tout le monde se serre dans les bras, sourit, se félicite. Le pays entier a l’air plus calme, plus heureux que d’habitude… Impossible de ne pas verser quelques larmes, tout en prenant des notes, alors qu’Estela de Carlotto promet, d'une voix forte : « Aujourd’hui, j’ai trouvé Guido, mais je vais continuer à chercher les autres petits-enfants ».
Depuis, la 115ème a été retrouvée. Il s’agit de la petite-fille de la cofondatrice et première présidente de l’association des Grand-mères de la Place de Mai, Alicia de la Cuadra, décédée en 2008. Encouragées par l’histoire de Guido, des centaines de personnes ayant des doutes sur leur identité ont appelé les Grand-mères.
« Je pense que j'ai arraché un morceau de bonheur à l'enfer », résume Guido.
Il reste, en Argentine, encore environ 400 enfants volés à retrouver.
Une spectatrice regarde, sur un écran géant, le prononcé du verdict contre l'ex dictateur Jorge Rafael Videla et d'autres responsables du régime militaire argentin, le 5 juillet 2012. Condamné plusieurs fois à la prison à vie, Videla est mort en détention en mai 2013 (AFP / Juan Mabromata)
Liliana Samuel est correspondante de l'AFP à Buenos Aires.