Un génie mystérieux, un secret bien gardé
BUENOS AIRES, 17 novembre 2014 - Un des plus grands mathématiciens de l'histoire, Alexandre Grothendieck, a poussé son dernier soupir le 13 novembre sur son lit de l'hôpital de Saint-Girons, à l'âge de 86 ans. Il y avait été admis une semaine plus tôt, extirpé contre son gré de sa retraite champêtre et discrète de Lasserre, petit village isolé des contreforts des Pyrénées.
Au village, personne ne soupçonnait la présence d'un génie de la mathématique jusqu'à ce que des chercheurs japonais, américains ou parisiens s'aventurent à Lasserre, sur les traces du génie.
La nouvelle de la présence d'un illustre mathématicien s'est alors répandue au gré des conversations.
Un jour, je m'assieds sur le banc de pierre devant la maison de mon voisin, Jacques Darbas, pour faire un brin de conversation. Professeur de maths à Toulouse, il est un sage du village, un des meilleurs chasseurs de cèpes du coin.
"Du Japon, ils viennent pour lui parler, c'est le curé qui me l'a dit"
"Figure-toi, me dit-il, qu'il y a dans le village un éminent mathématicien, c'est Jean-Claude (l'horticulteur dont la mère vit dans la maison à côté de celle de Grothendieck, ndlr) qui me l'a appris".
- "Meilleur que toi?" dis-je avec un brin d'ironie.
- "Ne dis pas de conneries, je te parle d'un grand mathématicien, d'une des plus grands mathématiciens de l'histoire. J'ai vérifié le nom sur internet, il a reçu la médaille Fields, c'est l'équivalent du Nobel pour les maths. Mais c'est un type spécial, il l'a refusée. Il refuse tout types d'honneurs ou distinctions".
"T'as vu, on a un génie au village. Pas la peine d'aller en Afghanistan, en Irak ou au Kosovo pour faire du journalisme. Tu marches 200 mètres, et tu vas demander une interview au savant fou. Du Japon, ils viennent pour lui parler, c'est le curé qui me l'a dit", me lance David Magne, le plombier, un Havane aux lèvres.
::video YouTube id='UO5KgnTY_fU' width='620' height='363'::La bande annonce du documentaire "Alexander Grothendieck, sur les routes d'un génie" de Catherine Aira et Yves Le Pestipon, sorti en octobre 2013.
A Lasserre, Grothendieck a trouvé des villageois complices dans sa quête de solitude et d’isolement. Il ne répondait pas aux "bonjour", ne participait pas à la vie du village, il fuyait tout contact humain, même les plus bienveillants.
Il ne voulait pas révéler au monde scientifique où il s’était retranché. Naturellement, les 200 habitants et quelques autres ont gardé le secret pendant 25 ans.
Lasserre, village perché au sommet d'une colline, tel un mirador face à la chaîne des Pyrénées.
Longue tunique blanche
On l'apercevait parfois poster une lettre devant la mairie, vêtu d’une longue tunique blanche, ou aller cueillir des champignons et des plantes.
Ecologiste, végétarien, mathématicien, il intriguait.
Le maire, un professeur universitaire de mathématiques, et le curé ont tour à tour tenté d'entrer en contact avec lui, en vain.
"On n'imaginait pas que c'était un illustre mathématicien. Je lui ai écrit et il m'a répondu par écrit. Sur un ton anticlérical, il m'a envoyé sur les roses, refusant tout contact", se souvient le curé David Naït Saadi.
Respectant la volonté d'Alexandre Grothendieck de vivre dans la discrétion, le village n'a pas ébruité la présence du génie.
"Et pourquoi aurait-on chanté sur les toits que Grothendieck vivait ici? Il voulait être tranquille, c'est pour ça qu'il est venu ici. C'est quand même un homme bizarre", dit Jacques Darbas, professeur de mathématiques à la retraite.
Il était brouillé avec la terre entière. Un jour, il a copieusement enguirlandé son voisin bienveillant qui avait coupé des mauvaises herbes devant chez lui.
Pas rancunier, c’est ce Lasserrois qui alertera la famille Grothendieck de l’état de santé déclinant du patriarche, mi-octobre, le trouvant physiquement très affaibli.
Les trois fils d'Alexandre Grothendieck ont immédiatement pris la direction de Lasserre pour se rendre à son chevet. Ils ont frappé à la porte mais ils n'ont pas pu entrer, car il ne voulait pas leur ouvrir la porte.
Après deux jours, ils ont finalement établi un dialogue avec lui et il a consenti à les laisser entrer dans la petite maison, en retrait de la rue principale.
Qu'a-t-il fait pendant ses 25 ans de vie d'ermite ?
Ils l'ont trouvé très affaibli et sous-alimenté, dans une maison en désordre.
Ils n'avaient pas eu de contact avec leur père depuis des années. La fille du mathématicien s’était quelques années plus tôt heurtée à une porte close.
Alexandre Grothendieck sortait peu de sa maison. Encore moins lors des dernières années.
Il vivait de sa retraite d’enseignant-chercheur et ne se rendait à Saint-Girons, en taxi, que pour des démarches administratives inévitables.
A l’annonce de sa mort, les habitants du village ont pu mesurer la dimension du personnage en entendant son nom prononcé à la radio, à la télévision ou écrit dans La Dépêche du Midi.
De Londres, le mathématicien britannique Harvey Shoolman, fondateur du Grothendieck Circle, rendait hommage à «un grand génie », « un sommet intellectuel ». « Il faudra attendre de nombreuses générations avant de voir un mathématicien de cette trempe. Il va maintenant prendre sa place à côté d’Archimède, Fermat, Newton, Leibniz, Gauss, Galois et Riemann au pinacle du succès dans cette difficile matière », a souligné cet universitaire de la London Metropolitan.
Le président de la République a évoqué « une personnalité hors du commun dans sa philosophie de la vie ».
Dans l'intimité de sa maison de Lasserre, où il a vécu pendant 25 ans, que faisait Alexandre Grothendieck ? Ecrivait-il ? A-t-il poursuivi ses travaux, continué de faire avancer les mathématiques à pas de géant? Ses enfants trouveront des indices dans la maison.
Alexandre Peyrille, journaliste originaire de Lasserre, est actuellement directeur du bureau de l'AFP à Buenos Aires.