Au pays où le portable n'existe pas
GREEN BANK (Etats-Unis), 17 novembre 2014 - Pas la peine de faire durer le suspense. Autant expliquer tout de suite aux plus jeunes ce qu'était une cabine téléphonique à pièces : un téléphone fixe, relié au réseau, à l'intérieur d'une petite cabane plus ou moins fermée. Quelquefois, dans les très vieux films, on y voit un annuaire (un gros livre avec plein de numéros de téléphone dessus) accroché.
En pratique, pour les plus vieux, c'était aussi un machin qui marchait une fois sur deux et qui m'a personnellement, il y a quelques jours, avalé pour rien plusieurs "quarters" de dollars quand j'ai dû en utiliser une. Car oui, j'ai dû en utiliser une.
Et j'ai pu par la même occasion me rendre compte à quel point nous sommes aujourd'hui accrochés aux smartphones, qui servent autant de téléphone que de bloc-notes, de dictionnaire, d'enregistreur, d'appareil-photo, de caméra, de carte routière, d'office de tourisme et tout simplement de bouée de secours à chaque étape d'un reportage.
Retour en arrière.
Tout commence joyeusement par un email à la direction de la rédaction de l'AFP Washington. Je pars en reportage avec Loïc Hofstedt, journaliste vidéo, et "nous ne serons PAS joignables pendant deux jours".
Nous allons dans le pays où le téléphone portable n'existe pas, quelque part aux Etats-Unis, le pays le plus branché du monde, le temple d'Apple et des écoutes de la NSA.
Green Bank, hameau de 143 habitants au cœur des Appalaches, abrite un radiotélescope géant qui écoute les étoiles. Il lui faut du silence, du silence radio. Toute émission radioélectrique brouille le message.
Portables interdits dans un rayon de 150 km
Donc, une zone blanche, la "Quiet Zone", a été très officiellement décrétée en 1958 par le gouvernement américain qui restreint ou interdit dans les 150 km à la ronde tout engin émettant des ondes: télécommandes, micro-ondes, téléphones sans fil, etc.
Ce qui veut dire évidemment qu'il n'y a aucune antenne-relais téléphonique autour du télescope, et donc pas de réseau pour les portables.
Il faut donc s'organiser. Des rendez-vous ont été pris à l'avance. D'abord auprès d'un responsable du télescope qui va nous recevoir, Mike Holstine.
::video YouTube id='hRSsB_RCh_g' width='620' height='363'::"On vous appelle quand on arrive", lui confirme sans y penser Loïc au téléphone. "Non, non", s'amuse le responsable à l'autre bout du fil (un vrai fil).
Nous contactons également une "malade des ondes", car le village abrite des "électrosensibles" venus s'y réfugier pour échapper à la wifi.
Diane Schou, que j'appelle de Washington sur sa ligne (câblée), nous donne pour consigne, une fois chez elle, de laisser nos téléphones portables dans notre voiture, ou au moins d'en enlever la batterie (où est la batterie d'un iPhone 5 ?)
En vidéo, pas question d'avoir un micro HF. Loïc fait appel au système-D et bricole quelque chose avec un enregistreur portable, retrouvé enfoui sous des années de poussière.
Prendre le son aux pieds de l'interviewé
Pour les interviews face caméra, il devra s'y prendre par étapes, fixer son cadre puis s'asseoir au pied de l'interviewé, pour rester invisible, et lui tendre un micro.
C'est parti pour cinq heures de route. A peine quittés les embouteillages de Washington, nous montons dans la chaîne des Appalaches. L'automne est le plus beau moment de l'année pour les visiter. Les milliers d'arbres flamboient dans toute la palette des rouge, des orange et des brun.
La circulation se fait plus rare, les maisons aussi. Les "SUV" (4x4) qu'adorent les urbains américains sont progressivement remplacés par des pick-up, ces camions à plate-forme estampillés l'Amérique, la vraie.
La "zone blanche" se rapproche, il faut passer les derniers coups de fil et dire adieu au monde.
Nous sommes à une heure et demie de route de notre point de destination. Aucun panneau ne nous signale notre entrée dans la "Quiet zone" mais nous savons que nous y sommes : le "no service" (pas de réseau) s'allume sur les petits écrans.
J'ai l'impression d'être Lévi-Strauss entrant en territoire Nambikwara.
Green Bank, trois églises et deux cabines
Des arbres, quelques rares hameaux, et nous voilà arrivés.
Green Bank, c'est une route, quelques dizaines de maisons, une station-service-épicerie-restaurant, trois églises (on est quand même en Amérique)... et deux cabines téléphoniques.
Et le télescope, où nous passons l'après-midi.
Il faut ensuite contacter Diane, comme prévu, à partir d'un fixe des bureaux de l'observatoire. Pas de problème. Sauf que son numéro de téléphone est dans un email qui est dans mon portable qui est dans la boîte à gants de la voiture. Pas de problèmes. Mike nous tend ... un annuaire (voir plus haut).
Nous appelons Diane. Zut. Un répondeur téléphonique se déclenche. Je lui dis que je vais rappeler plus tard. Je suis optimiste, je trouverai bien un téléphone (câblé) quelque part.
Nous partons faire des images d'extérieur avant d'aller dans l'unique station-service-épicerie-restaurant de Green Bank (qui ferme à 19h00).
Et là, il arrive quelque chose d'insensé, dans ce pays où les gens sont le plus souvent aimables et par ailleurs adorent (presque toujours) les Français ("I love Paris, jeu étoudié un peu français pour six mois but I forgot tout") : on nous refuse le téléphone (câblé).
Pièces avalées comme au bon vieux temps
"C'est pour le business, mais il y a une cabine téléphonique dehors mais je crois qu'elle ne marche pas", nous dit celle qui a l'air d'être la responsable des lieux.
Voilà comment, pour la première fois depuis vraiment très longtemps, j'ai réappris à me servir d'une cabine téléphonique, une curiosité du siècle passé que nous n'avons pas manqué de prendre en photo (avec un appareil photo).
Et comme dans mon souvenir, ça n'a pas loupé, elle ne marchait pas mais a quand même avalé mes pièces.
Prévoyant, le village en a une deuxième que nous avons ainsi mise à contribution plusieurs fois en deux jours, évidemment obligés chaque fois de prendre la voiture pour nous y rendre y fixer de nouveaux rendez-vous ou réserver un hôtel.
Et je pense, sans nostalgie, qu'il fut un temps où c'était comme cela tous les jours. Ah ! Dévisser le combiné d'un téléphone public pour y fixer je ne sais plus quel câble. Mais qui s'en souvient ?
La maison de Diane, comme celle de Charles Meckna, autre électrosensible, est au milieu des bois, au bout de routes sans fin traversées par des familles de daims. Ils ont des voisins quand même, je ne suis pas en train de vous raconter Robinson Crusoë (qui, tout bien réfléchi, avait aussi un voisin).
Et le confort moderne, avec un téléphone filaire, un ordinateur "très lent", relié au réseau et des appareils électriques testés avec soin.
Malade depuis qu'une antenne-relais s'est construite près de sa ferme dans l'Iowa (nord), Diane est capable de vous distinguer l'électricité et les fréquences "qui ne sont pas les mêmes" de chaque opérateur téléphonique comme d'autres un Côte de Beaune d'un Puligny-Montrachet.
Les méfaits du routeur wifi
Totalement incapable de mener une vie normale pendant des années, elle revit à Green Bank mais a l'air de s'y ennuyer ferme. "Il faut avoir un hobby", dit-elle. Son époux, resté dans la maison familiale, vient la retrouver quelques mois par an. Elle a un piano, des livres, l'église. Elle nous invite à dîner et je lui dois le deuxième bénédicité en reportage de ma carrière.
Charles et son épouse sont arrivés en juillet. Elle a pu trouver du travail dans les environs. Lui, qui a dépensé ses économies pour acheter leur petite maison, se remet d'années de galères : migraines, vomissements, arythmie cardiaque, tremblements, problèmes au cerveau, dès qu'il s'approchait de routeurs wifi.
La sensibilité électromagnétique (EHS) est constatée mais pas reconnue par l'OMS. A Green Bank, ils seraient plusieurs dizaines à s'être réfugiés dans le village, mais préfèrent rester discrets face aux gens du cru. Nous sommes des "lépreux technologiques", dit Diane.
Les gens du cru justement -- souvent à casquettes de baseball et pantalons de treillis -- se fichent complètement de ne pas avoir de portable. D'ailleurs, ils en ont, qu'ils utilisent tout simplement quand ils sont hors zone.
Sinon, ils se parlent.
"Quand j'entends dans la rue: salut, ça va ?, je sais que c'est pour moi", dit Mike, "ce n'est pas quelqu'un en train de parler sur son portable".
Il est l'heure de repartir. On se perd un peu en chemin (j'ai oublié la carte routière).
L'après-midi est bien entamée quand nous quittons la zone blanche.
Tout d'un coup, le signal se rallume sur les écrans. Les chiffres qui annoncent une déferlante d'emails défilent à toute vitesse. Nous sommes revenus dans le monde des communications sans fil.
C'est bizarre mais nous en sommes heureux.
J'ai alors une fugace pensée pour mon lointain et vague confrère ayant annoncé, il y a quasiment deux siècles, en 1815, la défaite de Napoléon à Waterloo par pigeon voyageur.
Fabienne Faur est journaliste "lifestyle" pour l'AFP à Washington.