Un an dans l'océan des drames intimes

Paris - Pourquoi tant de féminicides en France? Il y a un an, l'AFP lançait un projet d'ampleur inédite sur ce sujet brûlant. Retour sur une immersion au long cours dans les drames intimes de ce pays.

Nous les avons rappelés ces derniers jours, à l'approche du 1er anniversaire de notre “Projet Féminicides”, dont ils furent deux des grands témoins. Au bout du fil, les voix chaleureuses et empathiques de Lucien Douib, le père de Julie, tuée en 2019 par son ex-compagnon en Corse, et Morgane Seliman, survivante de graves violences conjugales.

A l'automne 2019, nous étions allés les interviewer chez eux - lui dans son pavillon de Seine-et-Marne, elle dans son appartement des Hauts-de-Seine - carnet en main et caméra au poing, quelques semaines avant la publication de notre grande enquête, en novembre, à l’occasion de la Journée internationale pour l'élimination des violences faites aux femmes.

Sous leur véranda baignée de soleil, Lucien et son épouse Violette nous avaient raconté l'histoire de leur fille Julie, leur douleur constante, la culpabilité de n'avoir pu anticiper ce qui allait se passer, leur acharnement à se mobiliser pour éviter la mort, “parfois si prévisible”, d'autres femmes. Une matinée dense et émouvante, entre force du combat et deuil infini.

Hommage à Julie Douib, le 9 mars 2019 (AFP / Lucas Barioulet)

Le récit de Morgane, 36 ans, a lui aussi résonné en nous longtemps après. La frêle trentenaire avait elle aussi pris le temps de nous raconter son histoire de survivante. 

Ces “ce soir, je te défonce” qu'il lui glissait des heures avant de la frapper, parfois jusqu'à l'évanouissement; ce jour de 2013 où, après des années d'humiliations, d'isolement et de “raclées” nocturnes, la peur de mourir a pris le dessus sur toutes les autres et elle s'est enfuie pour le dénoncer. Aujourd'hui, elle donne des conférences dans les lycées sur les ravages des violences conjugales, dont près de 220.000 femmes sont victimes chaque année.

Morgane Seliman en 2015 après la parution de son livre, "Il m'a vole ma vie" (AFP / Charly Triballeau)

Depuis un an et demi, la mobilisation sans précédent des associations féministes et des proches de victimes - relayée de manière inédite par les médias et le gouvernement - a sensibilisé le grand public aux violences conjugales et à leur stade ultime, les féminicides, terme qui désigne de plus en plus les meurtres de femmes par leurs conjoints ou ex conjoints.

 
(AFP / Lionel Bonaventure)

A l'AFP, l'idée d'une enquête de grande envergure que nous avons appelée “le Projet Féminicides” a germé au printemps 2019, entre journalistes étonnés de voir passer inexorablement sous leurs yeux des affaires de femmes tuées.  

L'occasion pour certains de découvrir qu'en France aujourd'hui, une femme meurt ainsi tous les trois jours, selon les chiffres officiels. Et de s'interroger: qu'est-ce qui fait que ce chiffre reste stable d'année en année?

Début mars 2019, la fille de Lucien Douib, Julie, 34 ans, avait été tuée en Corse par son ex-compagnon et père de ses deux enfants, qui ne supportait pas la séparation du couple. Sa disparition avait été suivie de deux marches blanches en Corse et dans la ville de ses parents en Seine-et-Marne.

 

(AFP / Lucas Barioulet)

Un 30e cas de “féminicide par compagnon ou ex” en deux mois, avait alors dénoncé le collectif féministe éponyme, qui recense ces meurtres au quotidien depuis 2016, soit une femme tuée tous les deux jours.  Soudain, ce sujet, qui mobilise depuis des années notamment l’Amérique latine et l’Espagne, devient également central en France, porté par la lame de fond MeToo.

Début juillet, les associations féministes et proches de victimes de féminicides multiplient manifestations et sit-in. Le gouvernement promet un grand débat sur le sujet, le “Grenelle des violences conjugales”. C’est à la même époque que l'AFP met en branle son “Projet Féminicides”, un dispositif inédit dans notre histoire, qui mobilise les équipes partout en France pour recenser et illustrer chacun de ces meurtres. Il est demandé à tous les bureaux et services de faire une dépêche pour chaque féminicide confirmé.

Notre objectif est d'établir un décompte actualisé au jour le jour, alors que les chiffres officiels sont généralement annoncés plus de six mois après la fin de l'année concernée. 

 

Manifestation au cimetière de Montparnasse à Paris, le 5 octobre 2019 (AFP / Lucas Barioulet)
Manifestation à Paris, le 1er septembre 2019 (AFP / Zakaria Abdelkafi)

 

Pour “compter” les féminicides, un travail colossal est demandé aux bureaux locaux de l'AFP en France: vérifier auprès de sources fiables -- autorités, enquêteurs, familles --  les circonstances exactes de chaque cas présumé recensé par le collectif féministe ou par les médias locaux. Et récolter pour chacun une dizaine de critères: âges, professions, lieu du crime, arme employée, suicide postérieur de l'auteur, violences antérieures signalées, qui serviront à réaliser une étude statistique...

Les éléments recueillis par les bureaux sont transmis à notre équipe de datajournalistes  qui centralise au jour le jour le tableau évolutif des données. Combien de meurtres par arme à feu? Combien de morts chez les plus de 65 ans? Combien de suicides ensuite? Les réponses nous guideront ensuite dans nos choix de sujets, et nous fourniront de quoi appuyer les témoignages d'experts et remettre en contexte les récits de féminicides.

Elle nourrira aussi un grand format interactif  “Une femme tous les 3 jours” rassemblant les données, enseignements et témoignages les plus significatifs ainsi que des détails sur chaque meurtre.

En parallèle, une dizaine de journalistes sont mobilisés pour rédiger les récits fouillés qui donnent à voir les histoires humaines et les visages qui se cachent derrière ces chiffres: ils et elles mènent un patient travail d’approche des familles de victimes.

Manifestation le 31 août 2019 à Paris (AFP / Christophe Archambault)

A Toulouse, Catherine Boitard se penche sur la mort de Christelle, mère de quatre enfants, poignardée à mort à 32 ans à Perpignan par le compagnon qu'elle s'apprêtait à quitter. Elle se rappelle des entretiens “éprouvants”, pour elle et surtout pour les proches de la victime, “qui se sentaient coupables de ne pas être intervenus alors qu'ils connaissaient ses problèmes” de couple. “Elle leur avait intimé de ne pas en parler, en leur assurant qu'elle allait gérer”.

Sandra Laffont, à Lyon, se souvient des sœurs et cousines de Bernadette, tuée par son conjoint Gilou le 7 juillet à Villeurbanne, qui se sont réunies pour trouver “la plus belle photo d'elle qu'ils pouvaient nous donner”. Et du sentiment mitigé qu'elle a ressenti: “Publier son visage est une façon de lui rendre hommage. Mais la seule chose qu'on risque de retenir de cette femme dans la mémoire numérique, c'est sa qualité de victime, ce qui est terriblement injuste pour elle”.

A Paris, les journalistes de la “cellule féminicides” qui gèrent le projet multiplient les entretiens avec les associations de proches de victimes, les autorités, des avocats, mais aussi les psychiatres experts qui décryptent les mécanismes de ces crimes. Au fil des entretiens les mêmes scénarios apparaissent, soulignant les logiques et ressorts qui conduisent ces hommes de cultures et milieux parfois bien différents à tuer leurs femmes.

Manifestation à Paris, le 23 novembre 2019 (AFP / Dominique Faget)

Ils soulignent la deuxième dimension des féminicides, derrière le crime: la question du genre, qui montre que, dans les couples hétérosexuels, le meurtre par conjoint ou ex reste de loin l'apanage des hommes, quatre fois plus nombreux à tuer leurs conjointes que l'inverse.

Tous évoquent l'importance, au-delà des circonstances particulières à chaque couple, du contexte culturel de tradition patriarcale et de domination masculine, qui nourrit chez bon nombre d'auteurs le refus de voir leurs conjointes les quitter ou s'émanciper de leur autorité.

Les entretiens avec les psychiatres sont souvent fascinants. Un matin de début octobre dans un petit bureau de l’université de Paris-Assas, le psychiatre Gérard Lopez nous retrace ainsi l'histoire de Dracula, le vampire qui brouille les pistes et manipule ses victimes pour les contrôler et in fine les tuer “comme pas mal de conjoints meurtriers”.

Au bureau de l'AFP à Metz, Murielle Kasprzak, s'est penchée sur deux cas de féminicides. “Ce qui m'a le plus marquée, ce sont ces nouveaux départs que ces deux femmes souhaitaient ardemment, pour différentes raisons. Toutes deux ont perdu la vie juste parce que leur mari ou compagnon ne l'ont pas accepté”. 

La journaliste a encore des “frissons” en repensant à l'une des deux victimes, Mariette, 61 ans, étranglée par son époux. “Le jour même, son mari avait reçu les papiers du divorce, et elle avait tout préparé pour partir. Sur place, les enquêteurs ont découvert une valise toute prête”.

 
Manifestation au Mexique, premier pays à avoir intégré la notion de féminicide dans son droit (AFP / Isaac Guzman)

Le terme “féminicide” -- littéralement “le meurtre d'une femme parce qu'elle est femme” -- vise à reconnaître cette dimension culturelle et genrée. Datant des années 1970, il a gagné du terrain dans de nombreux pays d'Amérique latine. 

Mais cette approche, dérangeante dans ce qu'elle dit parfois de notre société, reste parfois contestée, et nous avons régulièrement eu des débats sur le sujet, y compris parfois au sein de la rédaction.

Manifesfation à Guatemala City, le 10 octobre 2020 (AFP / Johan Ordonez)

Dans la plupart des cas, le scénario du féminicide ne fait pas de doute pour les enquêteurs: le meurtrier est rapidement arrêté ou se suicide ou tente de se suicider. Mais pour d'autres, plus douteux, la présomption d'innocence doit continuer à s'appliquer.

Prudence et standards AFP obligent, certains cas non confirmés seront mis en attente, d'autres seront écartés. Le chiffre sera toujours précédé de la mention “au moins” pour bien montrer qu'il s'agit d'un chiffre minimum appelé à augmenter. 

Nos conclusions statistiques confirment les témoignages de spécialistes et les tendances fortes qui caractérisent les féminicides: la séparation comme première cause, la volonté de tuer manifeste vu l'emploi massif d'armes à feu ou blanches, le fort taux de suicide ou tentative de suicide des auteurs après le meurtre. Mais aussi la présence fréquente de violences antérieures dans le couple et de signalements aux autorités (plaintes notamment) restés sans effets, la part méconnue des personnes âgées qui représentent près d’un quart des cas, le sort des enfants, victimes collatérales multi-traumatisées et à l'avenir parfois incertain.

(AFP / Lionel Bonaventure)

A la mi-décembre 2019, nous pouvons annoncer avec certitude que le nombre de féminicides en 2019, près de 120, dépassera celui de 2018. Et ce neuf mois avant la publication des chiffres officiels par le gouvernement, qui, temps de l'enquête oblige, seront eux nécessairement plus élevés et complets.

Notre méthodologie prudente ne sera pas du goût de tout le monde, notamment du collectif féministe qui nous soupçonne de minimiser le phénomène, et de défendre ainsi “la vieille culture du patriarcat”. De l'autre côté du spectre, certains, tout aussi rares, ont estimé que nous en faisions beaucoup sur ce sujet qui stigmatise selon eux trop les hommes.

Fin 2019, nous dénombrons au moins 126 féminicides confirmés, d'autres cas sont en attente. Huit mois plus tard, en août, le ministère de l'Intérieur annoncera en avoir recensé au total 146 cette année-là, soit une hausse de 20% par rapport à 2018. Un écart avec nos données lié au “temps de l'enquête” et au fait que certains cas n'avaient pas été annoncés par les autorités au moment des faits.

(AFP / Clement Mahoudeau)

Les difficultés récurrentes rencontrées pour récolter rapidement certaines informations, parfois nourries par les silences d'autorités judiciaires pas toujours à l'aise avec ces affaires, nous empêchent d'avoir un décompte aussi complet et à jour que nous le souhaiterions. Ainsi nous avons décidé d'arrêter le décompte progressif à la fin de 2020. 

Ces derniers mois, le gouvernement a annoncé plusieurs mesures réclamées depuis longtemps par les associations et familles de victimes, notamment le déploiement de premiers bracelets anti-rapprochement et une hausse des places d'hébergement pour les femmes devant fuir leur domicile.

Lucien Douib s'en réjouit, même s'il souligne que trop de femmes battues sont “encore en danger car elles restent chez elles pour ne pas abandonner leurs enfants et ne savent pas où aller”. Il y aura des féminicides "tant que celles qui vont porter plainte ressortent des commissariats ou des gendarmeries sans être protégées”, estime-t-il : “Le chemin reste long”.

(AFP / Lucas Barioulet)

Où en est-on un an plus tard ? Le confinement décrété au printemps pour lutter contre la pandémie de Covid-19 a entraîné une importante hausse des signalements de violences subies par les femmes et les enfants à leur domicile.

Les féminicides semblent pourtant à la baisse. Depuis le début de l'année 2020, l'AFP en a recensé au moins 71, et une dizaine d'affaires sont encore “en attente” de confirmation. On ne peut pas pour autant en tirer des conclusions, il faudrait plusieurs années de décrue pour confirmer une tendance.

“On en parle davantage, et ça aide à faire changer les mentalités, à repérer les signes avant-coureurs”,  se félicite Morgane Seliman, de plus en plus sollicitée sur sa page Facebook: “Des gens qui me soutiennent, mais aussi des demandes de conseils de mères inquiètes pour leurs filles qui subissent beaucoup dans leur couple”. 

A l’AFP, nous allons continuer à rapporter chaque féminicide dont nous aurons connaissance, une médiatisation indispensable à la prise de conscience de ce fléau. 

Récit: Emmanuel Duparcq et Jessica Lopez.  Edition et mise en page : Michaëla Cancela-Kieffer  

Jessica Lopez
Emmanuel Duparcq