Sur l’improbable Sainte-Hélène
JAMESTOWN (Sainte-Hélène), 21 avril 2015 – J’ai l’impression d'être vraiment privilégié en ce petit matin où après cinq jours de mer, Sainte-Hélène apparaît enfin. Voilà des années que je rêve de me rendre sur cette île du bout du monde. Dans quelques mois, elle sera dotée d’un aéroport et cessera, du coup, d’être un des derniers territoires de la planète auquel on ne peut accéder qu'en bateau. Mais en attendant, Sainte-Hélène sait encore se faire désirer. La traversée depuis Le Cap, d’une lenteur surréaliste dans notre monde d’immédiateté, y contribue beaucoup.
Sainte-Hélène ? C’est Napoléon bien sûr. L’île, possession britannique, est à jamais associée au nom du personnage qui, prisonnier des Anglais, y mourut en 1821 après six ans d’exil. L’idée d’aller un jour à Sainte-Hélène était ancrée dans ma tête depuis ce jour où mon grand-père, historien à ses heures, m’avait emmené aux Invalides voir le tombeau de l’empereur. Mais ce n’est qu’en 2011, lorsque j’ai été nommé au bureau de l’AFP à Johannesburg, que j’ai entrevu pour la première fois la possibilité de réaliser mon rêve de môme.
La ville du Cap était désormais dans mon arrière-cour. Je savais qu’un mystérieux bateau, le RMS Saint Helena, appareillait de là toutes les trois semaines pour transporter marchandises et passagers vers ce point minuscule que j’avais tant de fois lorgné dans les atlas de mon enfance. J’avais quatre ans devant moi pour réaliser mon projet.
Tributaire de Mandela
Mais il restait un obstacle de taille : Nelson Mandela. C’est triste à dire, mais c’est parce que l’ancien président sud-africain est mort en décembre 2013, après une très longue agonie, que j’ai pu m’embarquer pour Sainte-Hélène avant la fin de mon séjour en Afrique australe. Car partir à Sainte-Hélène, c’est s’absenter pour trois semaines minimum. Et pour un correspondant en Afrique du Sud, quitter son poste pendant tout ce temps, sans possibilité de retour rapide au bureau, était absolument impensable tant que le héros de la lutte anti-apartheid était entre la vie et la mort.
L’an prochain, il ne faudra que quatre heures d’avion pour gagner Sainte-Hélène depuis l’aéroport de Johannesburg. En attendant, il faut d’abord descendre au Cap (à 1 400 km et deux heures d’avion), y passer la nuit avant l’embarquement dont l’heure peut changer au dernier moment, voyager pendant cinq jours sur le RMS Saint Helena et compter huit ou neuf jours sur l’île. Puis reprendre le bateau pendant cinq jours, passer une autre nuit au Cap, etc.
Reportage sur un caillou où il ne se passe rien
Même une fois Mandela décédé, la partie n’est pas encore gagnée : je dois dégager trois semaines dans mon emploi du temps, mettre de l’argent de côté (l’aller-retour coûte 5.000 euros) et négocier avec mon chef. Le directeur du bureau de Johannesburg, Christophe Beaudufe, m’a bien dit qu’il est hors de question que l’AFP finance un reportage aussi long sur un caillou où il ne se passe jamais rien (impossible de dire à combien d’années remonte la dernière dépêche concernant ce territoire). D’un autre côté, je serais terriblement frustré de me rendre dans un endroit aussi improbable en simple touriste, sans ramener le moindre papier, sans publier la moindre photo. Il y a forcément moyen de trouver un arrangement…
Pour la date du voyage, 2015 s’impose : c’est le bicentenaire de la bataille de Waterloo et de l’exil de Napoléon. Je réserve mon billet un an à l’avance et j’entre en contact avec les autorités de l’île pour préparer mon sujet. Pour le moment, l’île étant tout sauf une destination touristique, il n’existe aucun guide sur le marché. Par chance, je dégote sur internet un exemplaire rarissime d’un guide Bradt sur Sainte-Hélène, Ascension et Tristan da Cunha (eux autres cailloux britanniques de l’Atlantique Sud) datant de 2007 et vendu par une librairie de la banlieue de Seattle. Peu à peu, mon idée vaguement folle prend corps.
Cinq jours de mer
Ce n’est qu’à la veille de mon départ que l’AFP et moi trouvons un terrain d’entente: les frais de transport seront partagés, et je ne travaillerai officiellement que cinq jours sur l’île. Le reste du temps — traversée comprise — sera décompté sur mes jours de vacances. Je ne sais pas combien de rédactions seraient prêtes à ce genre de compromis. Tout le monde y gagne : l’agence hérite d’une série de reportages peu communs, je peux faire mon voyage sans trop me ruiner. Et bien sûr, aller à Sainte-Hélène en tant que journaliste me donne la possibilité, la légitimité, de pousser des portes, de rencontrer des gens, que je n’aurais jamais poussées et rencontrés en tant que simple touriste.
Cinq jours de mer… A notre époque, il est assez étonnant, quand on part un jeudi, de se dire qu’on n’arrivera à destination que le mardi suivant! Mais finalement je m’y fais très bien. Je me laisse facilement gagner par le rythme de cette petite croisière sur le RMS Saint Helena. Je révise mon Napoléon. On discute, on sympathise, on boit des gin-tonics en contemplant le coucher de soleil sur l’océan.
Beetle drive et Frog racing
C'est l'occasion de rencontrer des îliens rentrant au pays, des Sud-Africains partis construire l'aéroport, un jeune Français venu assurer la maintenance d'une station de surveillance du traité de non-prolifération nucléaire, un aristocrate anglais qui raconte sa guerre des Malouines, ou encore un Afrikaner à la barbe fleurie, parti sur les traces du général Piet Cronjé, son arrière-arrière-grand-père qui fut prisonnier des Anglais sur Sainte-Hélène pendant la guerre des Boers.
Je finis même par participer aux jeux organisés à bord. Il y a le « beetle drive » (une variante du jeu des petits chevaux où l’on dessine des scarabées en fonction des tirages au dé), le « frog racing » (une course de petites grenouilles en bois que l’on fait avancer avec des ficelles), le bingo ou encore les lancers de palets ou de quilles sur le pont…
Les derniers jours d'une époque délicieusement surannée
Le « Royal Mail Ship » en lui-même est éminemment exotique, avec son cérémonial désuet, ses prix en livres, l’apparition des billets de banque et des pièces de Sainte-Hélène, les changements d’heure tous les deux jours, le fromage après le dessert ou l‘annonce de la position du navire tous les jours à 12h30. Au dîner, où la cravate est en principe obligatoire pour les messieurs certains soirs, les plans de table sont imposés. Je me retrouve assis avec d’autres Français, l’équipage ayant eu peur que nous ne puissions parler anglais à nos voisins… Je suis conscient de vivre les tout derniers moments d’une époque délicieusement surannée: les trajets réguliers du RMS Saint Helena cesseront en avril 2016, quand commenceront les premiers vols depuis Johannesburg.
L’une des choses les plus curieuses, a fortiori pour un journaliste, c’est d’être coupé du monde pendant autant de temps. Cela dit, on peut (parfois) capter la BBC dans la cabine, il y a un téléphone public par satellite et le wifi vient de faire son apparition à bord. Très lent et hors de prix, selon ceux qui s’y sont essayés. Une fois sur l’île, la « connectivité » ne s’améliore guère : le téléphone et internet y sont encore plus chers que sur le navire, et le premier réseau mobile ne devrait être installé que fin 2015. En attendant, les accros aux smartphones y sont pour leurs frais...
Loin de tout, Sainte-Hélène est un vrai petit pays, avec son gouvernement, son parlement de quinze sièges, ses lois, son tribunal, sa monnaie, ses timbres... Le tout pour 4.200 habitants, une population métissée descendant de colons britanniques et d’esclaves africains (l’île ne compte pas de population autochtone) et un territoire d’à peine dix-huit kilomètres de long sur huit de large.
L'île où tout le monde se salue tout le temps
On est très vite repéré, on croise et recroise les mêmes gens, que l'on salue. D'ailleurs, tout le monde se salue tout le temps. Les automobilistes se saluent en se croisant. David Pryce, un spécialiste des insectes, me raconte que conduire sur l'île finit par faire mal aux poignets, entre les changements de vitesse constants de la main gauche (car sur ce rocher volcanique escarpé les routes sont étroites, pentues et tortueuses) et les saluts de la main droite.
Jamestown est un gros village encaissé dans une vallée profonde. L'Echelle de Jacob (Jacob's Ladder), un escalier escarpé de 699 marches, mène à une ancienne batterie d'où la vue est splendide. La bourgade se résume à quelques rues aux maisons colorées, aux magasins vieillots.
Faire ses courses à Sainte-Hélène, un parcours du combattant
Il n’y a pas encore de vrai supermarché. Faire ses courses, dans cette île où presque tout est importé, relève du parcours du combattant. Les étals sont souvent vides, et la prudence conseille de faire son marché tout de suite après l’arrivée du bateau, toutes les trois semaines, avant que tout disparaisse. « Bien sûr, vous ne mourrez pas de faim, mais il vaut mieux ne pas chercher quelque chose de précis », constate David Pryce. « Il faut faire la tournée des magasins tous les jours. Et si vous voyez quelque chose, il faut l'acheter ! »
L’île, qui jouit d’un climat tropical tempéré par les alizés, est un endroit charmant, un peu sale par endroits, un peu « plouc » aussi. Il faut assister à la sortie du samedi soir, sur le front de mer : d’étranges illuminations placées en-dessous des voitures éclairent la chaussée en rouge, rose, violet, bleu, vert... Au choix, ça clignote ou ça change de couleur, sur le parking face à la discothèque en plein air.
Un des meilleurs cafés du monde
Quant au meilleur restaurant de Jamestown, il est thaïlandais. Sainte-Hélène n’est pas vraiment réputée pour sa gastronomie. Mais le café local, apporté du Yémen en 1732 par la Compagnie des Indes orientales, est l’un des meilleurs du monde grâce à l’isolement qui a préservé son patrimoine génétique. Il est aussi extrêmement cher. Dans les pubs de Jamestown, on déguste du gin local ou de la bière sud-africaine et namibienne.
Jamestown comporte ce qui est sans doute la seule Napoleon Street de tout le Royaume Uni. La maison de Longwood où habita l’Empereur jusqu’à sa mort, ainsi que le vallon où son corps fut enterré jusqu’à son rapatriement à Paris en 1840, ont été vendus à la France par la reine Victoria en 1858. La tombe de Napoléon, vide, est désormais un bucolique lieu de promenade dans la « Vallée des géraniums », un endroit qu'il avait choisi au cas où il ne serait pas inhumé en France.
Aux archives de Jamestown, on peut consulter le registre des décès de Sainte-Hélène. Au 9 mai 1821, on lit: « Napoleon Buonaparte, ancien empereur de France; il est mort le 5 courant à l'ancienne maison de Longwood et a été enterré sur le domaine de M. Richard Torbett. »
Une fois encore, la légitimité du journaliste me permet de rencontrer le conservateur français qui veille sur les lieux depuis 1987, Michel Dancoisne-Martineau. Un drôle de personnage, qui préfère généralement rester en retrait. A 49 ans, il se consacre à rénover de fond en comble les domaines napoléoniens de l’île grâce, entre autres, à une collecte organisée par la Fondation Napoléon. Il est persuadé que l’ouverture de l’aéroport attirera des touristes bien plus nombreux que les quelques dizaines de curieux qui actuellement ont le temps et l’argent de faire le voyage en bateau.
Le grand intérêt de l’île réside surtout dans ses montagnes et ses campagnes, ses côtes déchiquetées et ses balades en bateau à la rencontre des dauphins. Le tout dans un mouchoir de poche. De quoi faire de superbes randonnées en espérant que la météo sera de la partie, car si les paysages sont aussi variés, le temps est lui aussi très changeant. Napoléon, d’ailleurs, s’en plaignait amèrement. Les autorités de l’île, en tout cas, tablent à terme sur 30.000 touristes par an après la mise en service de l’aéroport, contre 1.500 actuellement.
Reste une question, à laquelle je me garderai bien de répondre. A part pour les ultra-bonapartistes ou les plongeurs qui ont déjà essayé tous les autres spots de la planète, cela vaudra-t-il le coup d’aller si loin, de prendre un avion pour Johannesburg puis une correspondance pour Sainte-Hélène, quand la magie du voyage en bateau ne sera plus là ?
Jean Liou est un journaliste de l’AFP basé à Johannesburg.