Sumorrida
TOKYO, 24 juillet 2013 ─ ¡Atención! ¡Cuidado! Chui kudasaï! Ce blog ne se veut surtout pas une apologie de la corrida, même si à titre personnel... Ces lignes prétendent seulement être une passerelle ténue, forcément subjective, entre deux mondes en apparence très lointains, mais parfois pourtant si proches tant ils sont tous deux sont une alchimie de couleurs, de force, de sueur, d'esthétique, de violence, de temps distendu ou parfois accéléré.
Je n'ai rien trouvé de mieux que ce mot, «fondu» dans la forge de mes souvenirs, pour exprimer ces similitudes dans les émotions: sumorrida.
Ah si l'immense Goya, croqueur des lumières et des ombres de l'arène avait pu planter son chevalet au Japon, ses pinceaux et crayons auraient saisi la grâce formidable (au sens étymologique) des sumos.
Combien de fois ai-je vibré il y a longtemps déjà en entendant les «clarines» a las cinco en punto (à cinq heures pile) à Las Ventas, la plaza de toros de Madrid, ou à Chinchón, merveilleuse petite arène villageoise où aimait tant aller Hemingway, autant pour les toros que pour l'anis sec de cette bourgade de Castille.
Combien de fois ce frisson au son de ces trompettes nasillardes qui trouait le ciel pour annoncer le combat, le sang, le soleil, la mort.
Je ne pensais pas éprouver une émotion presque similaire en allant par un froid après-midi au Ryogokoku Kokugikan, le temple du sumo à Tokyo.
A priori, me direz-vous, rien à voir. La mort ─ physique ─ n'est pas au rendez-vous des «arènes japonaises». Le sang et le soleil non plus. Mais à y regarder de plus près...
Au sumo comme à la corrida, tout est rite, code, couleur, cérémonie, puissance des corps et des sentiments, mystère aussi. Les émotions peuvent être tout aussi retenues que les explosions rauques et subites après un «remate» de toute beauté à la fin d’une faena ou un «kimarite» éclair, une prise gagnante au sumo.
A Madrid comme à Tokyo, à Séville comme à Osaka, tout commence et finit dans le cercle. Pour les lutteurs sumos (les rikishis ou sumotori), c’est le dohyo, un espace de 4,55 mètres de diamètre délimité par une grosse corde tressée et inondé de lumière (artificielle) sous un impressionnant dais suspendu.
Pour les picadors, banderilleros et matadors, c’est l’arène ocre, entre «sol y sombra» (soleil et ombre).
Ici comme là-bas le spectacle commence par un «paseo», le défilé multicolore de tous les acteurs du «drame». Là-bas, le «traje de luz», l’habit de lumière cintré, moulant, scintillant, éclatant de couleurs.
Ici les imposants, lourds et rigides« tabliers » héraldiques des lutteurs pour la parade. Pour le côté moulant, par contre...
Au son d’un paso doble martial surgissant d’une banda (une fanfare) perdue dans les gradins, les «Espagnols» font le tour de l’arène en longeant les «burladeros», ultimes remparts de bois entre la bête et l’homme, avant de se regrouper tels d’antiques gladiateurs devant le «commissaire» de la corrida.
L’accompagnement est plus austère chez les « Japonais » : deux simples bâtons de bois dont le claquement sec emplit l'espace. A l’appel de leurs noms, ils montent un par un pesamment sur l’aire de combat, se mettent en rond, tournent le dos au public, avant de lever ensemble les mains battoirs vers le ciel.
Car en Ibérie comme à Cipango (l’antique nom du Japon), religion et superstition sont omniprésentes dans le cercle.
Avant le combat, le matador prie dans une chapelle attenante à l’arène et glisse sa petite croix sous sa chemise, non sans l’avoir embrassée.
Le sumotori, lui, jette une poignée de sel avec plus ou moins d’énergie ou de hauteur pour purifier l’arène. Il frappe aussi violemment le sol avec sa jambe, également pour faire fuir les mauvais esprits.
Superstition encore : avant l’ultime danse de la mort avec le toro, le matador jette parfois sa montera (le chapeau) derrière lui sans regarder. Si elle retombe du bon côté c’est bon signe, si en revanche elle gît à l’envers…
Et puis, il y a des attitudes et sensations physiques tellement cousines.
Force : quand le toro fonce de tous ses muscles sur le cheval caparaçonné du picador, ou quand les sumos, tels deux éléphants de mer mâles se jettent l’un contre l’autre dans un claquement épouvantable des corps.
Défi : quand le toro racle le sol rageusement du sabot pour impressionner l’adversaire, ou quand, accroupis avant le combat, le sumotori s'appuie lourdement de ses poings sur le sable de l'arène, les yeux plantés dans ceux de l’adversaire. L’espace d'un éclair, il devient fauve. Souvent il se claque violemment les cuisses ou les joues avant le combat, soulevant des vagues de cris dans l’assistance.
Chorégraphie: le glissando du matador et de l’arbitre de sumo.
Lors de la « faena », le matador se plante en défi devant le toro, les yeux fixés sur l’animal écumant, épuisé et presque vaincu. L’homme est tendu comme un arc, cambré. Et il avance imperceptiblement, tout doucement, vers son adversaire en faisant glisser son pied sur le sable, jusqu’à sentir le souffle de la bête sur son petit chausson noir.
L’arbitre des combats de sumos est tout autant en lenteur. Son petit gabarit, encore accentué par ses gigantesques voisins, émerge d’une robe multicolore à amples manches. Tant qu’il estime que les lutteurs ne sont pas prêts, il reste de profil par rapport à eux avec son éventail en bois laqué. Il leur fait finalement face, en leur présentant l’autre côté de son éventail, et du bas de sa robe trapézoïdale émerge alors une chaussure qui elle aussi avance lentement, comme au ralenti, vers les deux géants, poings au sol, prêt à bondir.
Par touches successives, apparaissent à qui sait regarder encore d’autres étonnants apparentements. Par exemple : le spectacle est partout, avant pendant et après.
Dans une arène, promenez vos yeux, ouvrez vos oreilles et vos narines au moment où les gradins et les loges se remplissent d’élégantes parfumées à éventails et mantilles, de l’odeur des « puros », ces cigares à l’odeur lourde, surtout les « Farias », de rires claquants et de « ¡coño! », équivalent du « con ! » du sud de la France et qui ponctue les phrases rocailleuses des Madrilènes.
Au sumo, pareil : les gens viennent en groupes, en famille, les sociétés invitent leurs gros clients. Les plus aisés se payent (fort cher d’ailleurs) des petits espaces carrés et bien placés, où ils s’asseyent par terre sur de minces coussins, avec ce qu’il faut pour tenir un siège : de la nourriture, des bento (ces petites boîtes à lunch japonaises) et pas mal de boisson. Saké, whisky, vin etc… Le brouhaha nippon n’a rien à envier aux décibels ibériques.
Autant je pouvais endurer deux ou trois heures sous le cagnard assis sur un gradin en béton, non sans avoir loué un indispensable coussin, autant je dois dire qu’assister à un tournoi de sumo peut s’apparenter dans mon cas à une torture articulaire.
Autre point commun : ces deux spectacles multiséculaires déchainent les passions pour et contre, surtout la corrida d’ailleurs pour des raisons évidentes. Et, à la différence d’autres sports « mondialisés », ils collent encore étroitement à la culture et à la peau de leurs pays.
Victime de scandales ces dernières années, le sumo, qui puise ses racines dans la religion shintoïste, attire peut-être moins de monde qu’avant (encore que), mais pas question pour autant d’y toucher!
Lors d’un voyage en Chine en 2004, un ministre de l’intérieur français avait eu le malheur de se moquer de « ces combats de types obèses aux chignons gominés ». « Remarques inconsidérées et grossières », avait immédiatement réagi le quotidien Sankei Shimbun.
Et l’on pourrait multiplier les apparentements. Par exemple : entre chaque combat, l’arène des sumos et celle des matadors est soigneusement balayée, légèrement arrosée. Du dernier choc des géants nippons, à la trace laissée sur le sable par le toro mort trainé hors de l’arène, il ne reste rien.
Ou encore, le chignon qu’arborent matadors et sumotori : la coleta dans la péninsule, le chon mage sur l’archipel. Mieux: lorsque ces « demi-dieux » arrêtent leur carrière, on leur coupe ce chignon emblématique de leur statut lors d’une cérémonie publique en général forte en émotion.
En quittant le Ryogokoku Kokugikan, les yeux encore pétillants de nouvelles sensations et de vieux souvenirs, un petit air de paso doble me trotte dans la tête.
L'Espagnol David Mora pendant la Feria d'Arles, dans le sud de la France, en mars 2013 (AFP / Boris Horvat
Jacques Lhuillery est le directeur du bureau de l'AFP à Tokyo. Il a été correspondant à Madrid dans les années 1980 et a également dirigé les bureaux de Téhéran, La Haye, Lagos et Abidjan.