Après une première balle dans l'épaule, le blessé se relève (Photo: AFP / Javier Manzano)

Sprint de la mort dans l’allée des snipers

ALEP (Syrie), 29 octobre 2012 – Cet homme traversait une rue d’Alep quand, du haut d’un immeuble, un sniper de l’armée de Bachar al-Assad lui a tiré une balle dans l’épaule. Sa blessure n’est pas mortelle. Mais s’il se lève et court, le tireur l’abattra à nouveau. S’il reste couché sur le trottoir, il se videra lentement de son sang. Depuis sa tanière, le chasseur surveille sa proie. Toute tentative pour venir en aide au malheureux se soldera par une rafale de balles.

J’ai photographié cette scène dans le quartier de Bustan al-Basha, le 20 octobre. J’étais parti en reportage auprès de la katiba Al-Baraa Bin Malek, un groupe d’opposition appartenant à la brigade Al-Fatah de l’Armée syrienne libre (ASL). Pour rejoindre cette katiba – une unité militaire plus ou moins de la taille d’un peloton – il fallait traverser en courant une « allée des snipers », un terrain à découvert d’une quinzaine de mètres de large situé directement dans la ligne de mire d’un franc-tireur de l’armée syrienne. Ce sniper était embusqué dans un immeuble surplombant un poste de contrôle de l’ASL, au sud d’une rue principale reliant deux quartiers d’Alep que se disputent âprement la rébellion et les forces loyales au président Bachar al-Assad.

Atteint d'une première balle à l'épaule, le blessé court se mettre à l'abri (AFP / Javier Manzano)

Le long de la rue, un haut mur de pierre permet d’avancer hors de la ligne de mire du tireur. Nous pouvons ainsi rejoindre en toute sécurité le quartier général de la katiba, situé dans un immeuble à moitié détruit par les tirs de mortier. Alors que nous marchons, un combattant de l’ASL montre du doigt une forme sur le côté de la route.

« Un homme mort », dit-il.

A l’aide du viseur de mon appareil photo, je regarde dans cette direction. Je vois un corps qui gît face contre terre sur le trottoir, à environ 70 mètres de nous, de l’autre côté de la rue. Le sniper a abattu cet homme alors qu’il traversait la rue en direction de Sheik Massoud, un quartier kurde du nord-ouest de la ville. Plusieurs véhicules passent près de lui. Aucun ne s'arrête. A Alep, les cadavres sont souvent abandonnés sur place : les récupérer s’avère trop dangereux.

Soudain, alors que je suis en train de changer d’objectif pour pouvoir photographier la scène de plus près, je vois l’homme bouger une jambe. Quelques secondes plus tard, il esquisse encore un mouvement. A notre grande surprise, il tourne lentement la tête vers nous. Il est vivant !

La victime vient d'être atteinte d'une deuxième balle, dans l'abdomen (AFP / Javier Manzano)

Les soldats de l’ASL autour de moi commencent à communiquer avec lui. Ils lui disent de baisser la tête et d’attendre. Ils improvisent un plan : un véhicule s’approchera et s’interposera entre le sniper et sa victime, laquelle rampera ou courra jusqu’à la voiture pour se mettre à l’abri.

Las. Un taxi s’approche du blessé, ralentit et fait marche arrière. Immédiatement, le sniper tire trois coups de feu. Il a visé haut, mais son message est clair : quiconque aidera cet homme se condamnera lui-même à mort.

Le taxi déguerpit à toute vitesse. Un second véhicule, un pick-up avec six hommes à son bord, arrive dans l’autre sens. Alors qu’il ralentit, le sniper tire une nouvelle rafale. Le pick-up détale dans un crissement de pneus.

C’est à ce moment-là, je crois, que l’homme blessé prend vraiment conscience du pétrin dans lequel il se trouve. A en juger par la faible quantité de sang qui macule son épaule droite, sa blessure n'est pas mortelle. Il peut s’en sortir. Sauf que c’est le sniper le maître du jeu. Si le blessé demeure là, couché sur le sol, le tireur se contentera d’attendre et de le regarder, dans une sorte de jeu pervers entre un chasseur et sa proie. Il peut faire le mort jusqu’à la tombée de la nuit, ou bien tenter le tout pour le tout et fuir à découvert.

Il choisit la seconde solution.

Sous le feu du sniper, tentatives désespérées pour tirer le blessé à l'abri (AFP / Javier Manzano)

Il faut peu de temps pour que la katiba Al-Baraa Bin Malek au grand complet descende dans la rue à côté de nous, pour regarder et encourager le blessé. Soudain, l’homme se lève. Il tourne la tête à droite, puis à gauche, comme s’il ne savait pas où aller. Finalement, son regard s’arrête sur nous. Il a décidé que la meilleure chose à faire, c’était de courir vers nous. Mais il se trouve que courir vers nous, c’est aussi courir tout droit dans la direction du sniper…

Il s’élance. Pendant qu’il descend du trottoir et commence à avancer sur la chaussée, toutes les cordes vocales autour de moi se mettent à crier : « Allah akbar ! » « Allah akbar ! » Il réussit à gagner le milieu de la rue. Dix mètres seulement le séparent du mur de pierre derrière lequel il pourrait définitivement trouver refuge. Un sprint final diabolique avec, comme ligne d’arrivée, la survie ou la mort.

Des combattants de l'ASL s'efforcent de tracter le blessé à couvert (AFP / Javier Manzano)

Il n’est qu’à un mètre du salut lorsque trois coups de feu claquent. L’homme s’effondre. A quelques pas de nous, il se roule par terre, agonisant. Il tire sa chemise vers le bas, comme si cela pouvait atténuer sa douleur. Apparemment, une balle l’a touché à l’abdomen.

En silence, il tourne la tête vers nous et nous regarde. C’est un regard désespéré. Le regard d’un homme vaincu. Il ne peut pas aller plus loin.

Trois hommes rampent vers lui. Les balles recommencent à siffler. Le sniper n’entend pas laisser faire. Plusieurs autres gars se joignent à l’opération de sauvetage, couverts par les combattants de l’ASL qui, pour empêcher le franc-tireur de sévir à nouveau, vident chargeur après chargeur dans sa direction.

Les sauveteurs entreprennent de tracter le blessé pour le conduire à l’abri. Ceux qui sont devant le poussent par les pieds. Ceux qui sont derrière le tirent par les bras. Une chaîne humaine qui fonctionne lentement, mais qui s’avère suffisamment efficace pour amener l’homme à couvert. Quand ils arrivent près de nous, un collègue et moi-même tirons par les aisselles le dernier homme de la chaîne, bientôt rejoints par des combattants.

J'ai pu photographier les derniers instants du sauvetage, quand la victime est arrivée à l’abri derrière le mur. Elle a aussitôt été mise à bord d’un véhicule qui a démarré en trombe.

J’ignore ce qu’est devenu cet homme.

En trois heures, deux autres civils ce jour-là ont été victimes de notre sniper ou de ses remplaçants à son poste de tir. Un homme a reçu une balle dans le cou, et une femme a également été blessée.

Inconscient, le blessé arrive finalement à couvert (AFP / Javier Manzano)

Javier Manzano est un photographe indépendant. Né au Mexique, il s’est installé aux Etats-Unis à l’âge de 18 ans et a renoncé à une carrière de publicitaire pour celle de photojournaliste après les attentats du 11 septembre 2001. Il est actuellement basé à Kaboul . Il a reçu en 2011 un des prestigieux prix World Press Photo pour une image illustrant la violence liée au narcotrafic à Ciudad Juárez, ville-frontière du nord du Mexique. Cette photo, extrêmement dure, montre la tête tranchée d’un homme gisant sur le bord d’une route.