La « pacification » des favelas de Rio
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RIO DE JANEIRO, 26 octobre 2012 – Les favelas qui sont sous l'emprise de des narcos sont d’immenses zones de non droit. Des labyrinthes crasseux où les trafiquants de drogue font régner la terreur, et « achètent » les habitants en leur payant le gaz ou d'autres services. La population de ces quartiers a été littéralement abandonnée par l'Etat brésilien pendant près de trente ans.
Depuis 2008, les autorités tentent de reprendre le contrôle des plus dangereuses des favelas, dans la perspective de la coupe du monde de football de 2014 et des jeux Olympiques de 2016. Pour ce faire, elles mènent ce qu’on appelle des « opérations de pacification ».
En un an, j'ai assisté à deux d'entre elles. A Rocinha, la plus grande favela du Brésil et d'Amérique Latine (100.000 habitants) en novembre 2011, et à Jacarezinho et Manguinhos, la troisième plus grande de Rio (75.000 habitants) le 14 octobre dernier. Cette dernière favela était le fief de la célèbre organisation criminelle Comando Vermelho.
Ces opérations se déroulent en deux temps : d’abord, l’armée et la police investissent la favela à la recherche des trafiquants de drogue. Dans un second temps, en général plusieurs mois à un an après, elles y installent une « unité de police pacificatrice » ou UPP, sorte de police de proximité dont le but est de rétablir l’autorité de l’Etat dans ces quartiers depuis longtemps livrés aux trafiquants.
Le dimanche 14 octobre un peu avant 5h du matin, des centaines de policiers appuyés par des blindés de la Marine ont encerclé et investi les favelas de Jacarezinho et Manguinhos, deux des « cracklands » les plus violents de Rio.
Le photographe de l’AFP Christophe Simon et moi étions sur place, à l’entrée de Jacarezinho, une demi-heure avant que l’opération ne commence : depuis plusieurs jours, des fuites dans les médias brésiliens faisaient état de cette « opération de pacification » imminente. Un contact presse au sein de la police nous avait, officieusement, indiqué l’heure du début des opérations. Avant de nous conseiller, pour des questions de sécurité, de ne pas être trop en avance.
La communication est minutieusement étudiée. Avant 2008, ce type d'opération avait lieu par surprise, de jour comme de nuit. Le photographe de l'AFP Vanderlei Almeida a couvert bon nombre d'entre elles. En général, il était alerté par la télévision et fonçait sur place alors que les hostilités avaient déjà commencé. «Les trafiquants n'avaient peur de rien», se rappelle-t-il. «Equipés de fusils et d'armes lourdes, ils affrontaient des policiers en général beaucoup moins nombreux et qui n'avaient que des revolvers pour riposter. Ça pouvait se passer en plein jour, avec des enfants qui sortaient de l'école. Des gens qui n'avaient rien demandé à personne se prenaient des balles perdues. Une fois, j'ai dû me réfugier dans une entreprise de pompes funèbres pour me protéger des tirs ».
En novembre 2010, la journaliste Claire de Oliveira, basée à Rio depuis de nombreuses années, racontait dans une dépêche AFP: «Soudain des coups de feu éclatent. Instinctivement les passants se mettent à courir tête baissée, cherchant à se protéger, sans savoir d'où viennent ces tirs. On entend aussi des acclamations sourdes. Ce sont des habitants du quartier qui encouragent la police, chose rare car d'habitude ils évitent toute manifestation susceptible de leur attirer les représailles des narcos.» La «reconquête» de cette favela, Complexo de Alemão, la deuxième plus grosse de Rio, s'était soldée par plus d'une trentaine de morts.
Ces opérations étaient un désastre. Non seulement elle faisaient de nombreuses victimes innocentes, mais elles donnaient une image spectaculairement violente de la ville tout juste sélectionnée pour accueillir les J.O. de 2016.
Alors, les autorités ont changé radicalement de méthode: elles évitent désormais de prendre par surprise les trafiquants qui contrôlent les favelas.
En faisant savoir à l’avance, par des fuites organisées dans les médias, qu’elles vont investir un de ces quartiers, les autorités envoient un message à tout le monde : aux bandits pour qu’ils déguerpissent (quelques jours avant le raid sur Rocinha en novembre 2011, un gros bonnet du trafic de drogue, connu sous le nom de Nem, avait été arrêté alors qu’il fuyait la favela planqué dans le coffre d’une voiture…) et aux habitants pour qu’ils se terrent chez eux. Les opérations se déroulent à l'aube, en général un dimanche, quand personne ne travaille et quand les enfants n'ont pas école. La population est incitée à rapporter à la police tout renseignement susceptible d'aboutir à la capture de trafiquants.
De plus, les forces de l'ordre se battent désormais à armes égales avec les malfaiteurs. Ce sont désormais plusieurs milliers de policiers qui débarquent sur les lieux, appuyés par des fusiliers marins et des blindés. Les hélicoptères qui survolent la favela sont également blindés: en 2009, l'un d'eux avait été abattu par les trafiquants (photo ci-dessus). L'image avait fait la une de la presse internationale.
La plupart du temps, en procédant ainsi, les autorités parviennent ainsi à éviter les fusillades et « dommages collatéraux ».
Les autorités reconnaissent volontiers qu’en annonçant longtemps à l’avance les « opérations de pacification », elles ne font que déplacer le problème puisque les narcotrafiquants, alertés de ce qui se prépare, s’en vont poursuivre leurs affaires dans d’autres favelas. Plus globalement, il s'agit pour les autorités de faire en sorte que les trafiquants qui ont régné sans partage retombent dans la clandestinité et ne fassent plus régner leur loi. Où qu'ils soient.
Selon elles, le but de ces occupations n’est pas d’éradiquer le trafic, ce qui serait une gageure, mais de rétablir la loi et les services publics de base dans des quartiers livrés à la terreur et à la loi de la jungle depuis des décennies, parfois depuis toujours.
Les « opérations de pacification » sont extrêmement spectaculaires. On se croirait dans un film d’action. Les policiers lourdement armés se faufilent dans un dédale de ruelles. Il est hors de question pour nous, journalistes, de s'aventurer dans la favela à notre guise. Nous portons casques et gilets pare-balles. On ne sait pas vraiment si les narcos ont vraiment fui ou bien s’ils sont restés et vont vendre chèrement leur peau. Les policiers progressent dans la favela, fouillent les maisons, contrôlent des gens, et nous avançons derrière eux, à distance. A plusieurs reprises, on est sommé d'attendre, le temps que la zone soit sécurisée.
Physiquement, c’est assez intense. Une des particularités des favelas, c’est d’être bâties sur des petites montagnes. Pas simple de remonter les ruelles escarpées en courant, avec un lourd gilet pare-balles sur le dos et une caméra à l’épaule, tout en s’efforçant de suivre le mouvement et de ne pas se faire distancer par les policiers. Personne n’a envie de se perdre et de se retrouver seul au milieu de ce labyrinthe…
Les rares habitants des favelas que je croise pendant l'opération sont tétanisés. Il est très difficile de les faire parler, surtout devant une caméra. Ils sont terrifiés par les possibles représailles des narcos et ne font pas confiance à la police. Ces dernières années, des affaires de corruption impliquant des policiers ont éclaté au grand jour. Des rumeurs courent selon lesquelles les autorités auraient passé un pacte avec les narcotrafiquants, du genre : « vous vous tenez tranquilles jusqu’en 2016, et après on vous laissera revenir ». Pour certains habitants, le rétablissement de l'autorité de l'Etat dans leur quartier est une vraie libération. Et pour d'autres, ça ne changera absolument rien.
Il est difficile d’avoir une opinion tranchée sur ce genre d’opération. D’un côté, il est vrai que les autorités brésiliennes sont entrées dans une phase de « com » intensive avant la coupe du monde et les JO. On sent qu'elles veulent montrer au monde leurs efforts pour faire de Rio une ville sûre. Les favelas qu’elles « nettoient » sont celles des quartiers sud de la ville, les plus proches des zones touristiques, ou au nord près de l'aéroport international. Il y a plus de mille favelas à Rio, les autorités veulent installer une quarantaine d'UPP d'ici deux ans. Il est impossible de tout régler d’un coup et les autorités ne s’attaquent pas au fond du problème, qui est le trafic de drogue.
Mais de l’autre côté, il est incontestable que les « opérations de pacification » sont un bien pour les habitants des quartiers visés, que grâce à elles des dizaines de milliers de personnes sont délivrées du régime de terreur que faisait régner la pègre. Toute la question est : ces bienfaits vont-ils durer?
Pacifier les favelas requiert un nombre sans cesse croissant de policiers, mais former les nouveaux agents prendra du temps. Alors, je me demande surtout comment ce sera après 2016. Ce qui se fait maintenant ne portera pas ses fruits dans les quatre ans qui nous séparent des J.O. C'est sur une vingtaine d'années qu'il faudra juger.
Vidéo ci-dessous: deux jours après sa «reconquête» par la police, la favela de Jacarezinho est passée au peigne fin.
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