Sens dessus dessous chez Victoria’s Secret
LONDRES, 3 décembre 2014 – Cette année, je reçois mon cadeau de Noël avec quelques semaines d’avance : on m’envoie photographier le défilé de la célèbre marque américaine de lingerie féminine Victoria’s Secret, qui se déroule pour la toute première fois à Londres.
Pour quelque obscure raison, les images de top-modèles en petite tenue sont très appréciées des clients de l’AFP. Le défilé Victoria's Secret est un des événements qui, chaque année, génère le plus grand nombre de téléchargements sur notre plateforme de vente de photos. Ces derniers jours, une avalanche de mails et de coups de téléphone venus de très haut dans la chaîne de commandement de l’agence est d’ailleurs venue me rappeler que je n’ai pas droit à l’erreur.
L’affaire est délicate à gérer. Mon collègue Gabriel Bouys, qui a couvert le défilé à Los Angeles en 2006 et 2007, raconte qu’on fait plus de téléchargements en une seule soirée Victoria’s Secret que pendant des mois de reportage en zone de guerre. « Je ne sais pas si c’est bien ou pas, mais c’est la réalité du métier », dit-il. A l’extrême inverse, il y a quelques années, un autre photographe est passé complètement à côté du jackpot parce qu’il s’était vu attribuer une mauvaise position par les organisateurs…
Un examen attentif de la production de mes collègues Emmanuel Dunand et Timothy Clary lors des défilés Victoria’s Secret des années précédentes aux Etats-Unis me donne un aperçu de ce qui m’attend. Tiens, il semblerait que le travail ne consiste pas à se vautrer toute la journée dans des canapés en cuir en compagnie de Doutzen Kroes. Ce sera plutôt une course effrénée pour récolter accréditations et badges en tout genre, photographier les coulisses, les séances de maquillage, puis le premier défilé avant de se précipiter dehors pour couvrir l’arrivée des VIP au second défilé. Le tout en trouvant des moments pour transmettre les images à l’éditrice photo du bureau de Londres.
Ayant une certaine expérience des défilés de mode à Londres et à Milan, je sais déjà plus ou moins à quoi m’en tenir pour de nombreux aspects de cette journée. Mais comme je ne peux accéder à la salle avant le début de l’événement, je ne peux savoir à l’avance quels objectifs je devrai utiliser et je dois prévoir toutes les éventualités. A mon arrivée le matin, je ressemble donc à un magasin de photo ambulant, bardé de trois boîtiers chacun muni d’une optique différente.
Premier acte : les coulisses. Les journalistes se voient attribuer des plages horaires pour accéder aux salles où les mannequins se préparent au défilé. L’endroit est protégé comme une forteresse, et il me faut franchir plusieurs postes de contrôle et me faire renifler par un chien policier pour me retrouver enfin dans la « zone de haute sécurité », entouré de plusieurs des plus belles femmes du monde en tenue légère. Mais pas le temps de rêvasser : le temps qui m’est imparti est très, très court. Maquilleuses, coiffeurs, attachées de presse, assistants, invités spéciaux, gardes du corps et journalistes vont et viennent dans le brouhaha et la chaleur étouffante entre les loges à miroirs où le visage de chaque modèle est ajusté à la perfection. Quand, dix minutes plus tard, mon temps est écoulé et que je suis escorté vers la sortie, je suis un photographe un peu plus en nage et beaucoup plus énervé que lorsque je suis entré. Faute d’espace prévu pour les médias, je me retrouve à éditer et à envoyer frénétiquement mes photos depuis mon ordinateur posé par terre, à côté d’une poubelle.
Arrive le moment du défilé proprement dit. Une heure avant le début, les journalistes font la queue pour refranchir tous les barrages de sécurité. Après avoir été reniflé, fouillé, jaugé et palpé, je me retrouve à la place qui m’a été assignée, au premier rang. Les défilés de mode commencent souvent de façon spectaculaire tant pour ce qui est de l’éclairage que de l’habillement des participantes. Mais comme nous n’avons aucune indication à l’avance de ce qui va se passer exactement question lumière, il faut compter sur sa bonne étoile pour que l’appareil soit correctement réglé au moment de prendre les premières photos qui peuvent être parmi les plus importantes de la soirée. Ouf, c’est mon jour de chance. Je peux mitrailler sans souci dès les premières secondes de l’événement.
Pendant la London Fashion Week, les défilés durent en général une dizaine de minutes, qui passent à toute vitesse tant le photographe est concentré sur son travail. Le défilé Victoria’s Secret, lui, dure carrément trois quarts d’heure. Il en résulte un véritable déluge d’images. Chaque tenue, chaque modèle vaut la photo, sans parler de la valeur ajoutée que représentent des chanteurs comme Taylor Swift, Hozier, Ariana Grande ou Ed Sheeran.
Quand le défilé s’achève, je suis comme en état de choc. Je n’ai pas la moindre idée de combien de photos j’ai pu prendre, et encore moins de celles que je vais sélectionner pour les envoyer à mes éditeurs. Victoria’s Secret impose un strict « embargo » aux photographes : aucune image de l’événement ne peut être publiée avant la fin du défilé du soir. Cela allège un peu la pression sur les photographes qui ont couvert le premier défilé, l’après-midi. Mais parcourir des centaines et des centaines d’images pour sélectionner les meilleures reste une tâche de titan. Je pense aussi à la pauvre éditrice qui, au bureau, doit rédiger les légendes et identifier les gens sur les images, en essayant de ne pas confondre la grande blonde qui sourit avec cette autre grande blonde qui sourit…
Sur mon appareil photo, la file d’attente des images en cours de transmission commence enfin à raccourcir quand je me place moi-même dans la file d’attente pour franchir, à nouveau, les contrôles de sécurité en vue du défilé du soir. Chaque photographe se voit assigner une position déterminée, ce qui nous évite de devoir nous battre entre nous pour les meilleurs spots.
A ce stade, je commence à manquer de carburant. J’ai tourné à l’adrénaline toute la journée, et je ne peux cacher ma joie quand le dernier modèle de la journée retourne dans sa loge et que je peux transmettre mes dernières photos. Quand je rentre chez moi, je découvre que j’ai pris pour 80 gigas d’images. C’est énorme.
Au moment d’aller me coucher, je reçois un message d’un ami goguenard. « Est-ce que tu vas vraiment être payé pour avoir fait un travail pareil ce soir ? » demande-t-il.
J’hésite encore entre lui dire la vérité, ou lui laisser entendre que j’ai passé la journée à roucouler avec Adriana Lima en buvant des cocktails.
Leon Neal est un photojournaliste de l’AFP basé à Londres. Visitez aussi son blog personnel.