L'écrivain Jean-Paul Sartre s'éloigne en voiture du restaurant 'L'Oriental', place Denfert-Rochereau, où il déjeunait le 22 octobre 1964, jour où le prix Nobel de littérature lui fut attribué (AFP)

Sartre 1964, le scoop oublié

STOCKHOLM, 3 octobre 2014 - Je dois être comme le lecteur français moyen: entre Sartre et moi, « c'est compliqué ». Adolescent je me suis saisi des Mains sales qui étaient dans la bibliothèque familiale. J'étais intrigué par ce titre et par le personnage principal s'appelle Hugo. Trop jeune, je n'ai rien compris et lâché avant la fin. Vers vingt ans, peut-être un peu plus, en lisant La Nausée je me suis un peu identifié à Roquentin qui se retrouve désœuvré à Bouville comme moi dans une autre ville déprimante de Normandie lors d'un stage étudiant. L'expérience ne vaut pas d'être racontée, d'où ma difficulté à saisir tout l'intérêt de son journal. Quelques années plus tard, j'ai admiré la qualité du style des Mots, mais j'ai eu du mal à finir le livre.

13 septembre 2014. Je suis au bureau de l'AFP à Stockholm. Mon attention est happée par le compte Twitter officiel des prix Nobel.

Sujet de dépêche! Sujet évident! Non seulement cet incident est l'un des plus connus de l'histoire des prix Nobel, mais en plus j'imagine ne pas être le seul à n'avoir jamais compris ce geste.

Première question quand on raconte des événements vieux de 50 ans: que s'est-il passé exactement? En l'occurrence quand et comment Jean-Paul Sartre a-t-il appris qu'il était Nobel, quand et comment a-t-il annoncé qu'il refusait de l'être?

La réponse n'est pas si évidente à trouver. Dans tout ce que je peux lire sur internet, cet aspect de l'histoire est éludé. J'apprends facilement que Sartre avait pris sa décision avant l’annonce du Nobel. Il avait même écrit à l'Académie suédoise dans l'espoir de ne pas être retenu. En revanche, rien ne parle très précisément du déroulé de la journée du 22 octobre.

Après de laborieuses recherches, je finis par tomber sur un extrait d'un livre de François de Closets, Le Monde était à nous, qui raconte tout. Ce n'est pas Le Figaro qui a eu le scoop, c'est l'AFP. Grâce à François de Closets? Je ne savais même pas qu'il avait travaillé chez nous.

A l'AFP il y a une liste connue des grands scoops historiques. La mort de Staline, la mort des otages israéliens aux JO de Munich, et le dopage de Ben Johnson aux JO de Séoul sont une sorte de trinité. Sartre là-dedans? Jamais entendu parler. L'auteur de Toujours plus, que je contacte, n'en est pas étonné.

La dépêche AFP de François de Closets.

Question : Comment vous retrouvez-vous à parler à Sartre ce jour-là ?

François de Closets : « C'est un souvenir curieux que j'ai raconté dans un livre. Ce midi-là on apprend que Sartre a le prix Nobel. Presque tout le monde est sorti déjeuner. Le rédacteur en chef, tout excité, passe devant moi et me demande: vous savez où on peut trouver Sartre, vous? Je réponds qu'il déjeune toujours à Montparnasse. Il me dit d'y aller, alors je fonce à la Coupole sur mon scooter. Pas de Sartre. Je donne un pourboire et on me dit d'aller voir en face, au Select. Pas de Sartre non plus. On me souffle que parfois il va à L'Oriental à Denfert-Rochereau. Il y avait trois tables d'occupées, et il était là en tête-à-tête avec Simone de Beauvoir. Il mangeait un petit salé. Par respect pour les convenances je lui laisse finir son plat. Je m'approche et je me présente: bonjour, François de Closets, journaliste à l'AFP. Je lui apprends qu'il a eu le prix Nobel. Là, il a été manifestement étonné. Il pensait sans doute qu'en écrivant à l'Académie suédoise il les avait dissuadés. Je lui demande s'il accepte le prix. Il me dit: ah mais non, je le refuse. Je le refuse et vous pouvez l'écrire! Je lui demande pourquoi. Il me répond: ça, je le réserve aux Suédois. Et je le laisse finir son repas. Je n'étais pas du genre à lui poser quatre fois la question. Tout de suite je cours au sous-sol pour téléphoner la nouvelle à l'AFP. Il devait être deux heures, deux moins le quart. Et puis je rentre. Je ne me rendais pas compte que c'était un tel scoop. »

Vous n'aviez pas l'impression d'avoir vécu un moment de l'histoire littéraire?

F. de C. : « Je me disais que d'autres journalistes allaient le trouver. L'idée même de scoop m'était assez étrangère. On m'a félicité et je suis passé à autre chose. Mais les heures passent et ça se met à carillonner à l'AFP! Les journalistes ne le trouvaient pas. Mais comment vous avez eu Sartre? Et où on peut le contacter? À cinq heures toujours pas un mot de lui. Je sens que tout le monde est nerveux autour de moi. Mais, François, il ne vous a rien dit d'autre? Il n'a pas mis de conditionnel? Et je commence à penser que je suis foutu. Pour moi si personne ne peut le joindre c'est qu'il discute avec ses amis, et qu'ils lui ont expliqué qu'il ne pouvait pas refuser. Il va forcément réapparaître et dire qu'il accepte le prix Nobel. Entre cinq et six heures j'ai cru que ma carrière était finie, que j'avais ridiculisé l'AFP, qu'il allait falloir expliquer comment on avait pu se tromper. Imaginez! Avoir une information de cette importance et s'apprêter à être démenti, quand on est tout jeune... Comme personne ne l'avait vu, toutes les radios disaient: Sartre a refusé le Nobel selon l'AFP. Toutes les radios dans le monde! C'était un scoop beaucoup trop lourd pour mes frêles épaules. »

Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre se promènent sur la plage de Copacabana à Rio, le 21 septembre 1960 (AFP)

Mais vous aviez mesuré l'importance de la nouvelle.

F. de C. : « Je savais évidemment que c'était une information capitale, d'ailleurs je m'étais dépêché de téléphoner. Mais je n'aurais jamais imaginé qu'on allait garder un scoop mondial pendant quatre heures! À l'époque j'avais surtout coupé et corrigé des dépêches au desk. J'étais entré au départ à l'AFP parce qu'on m'avait proposé un boulot avec pour horaires 18h30-minuit, ce qui m'arrangeait parce que mon épouse était comédienne et donc travaillait aux mêmes heures. S'il acceptait le prix, qui allait croire un jeune journaliste face à l'immense personnage qu'était Sartre? Le seul témoin c'était Beauvoir et elle n'allait pas le contredire. J'étais très mal. Tout le monde allait rire de ce journaliste qui avait voulu se faire mousser. Pourtant le reste de ma carrière a prouvé que j'ai été obsédé à l'idée de ne pas raconter de conneries. Et il m'avait formellement dit que je pouvais l'annoncer! »

Comment comprenez-vous qu'il n'ait pas parlé à la presse pendant des heures ?

F. de C. : « Je ne sais pas ce qu'il a fait ensuite. Avec qui était-il? Est-ce qu'on a tenté de le faire changer d'avis? Ce que je sais c'est que personne n'a pu le joindre, et ça me surprend encore. Il y avait quand même un paquet de journalistes sur la place de Paris qui le connaissaient très bien. Il était très impliqué dans la presse de son temps, il donnait des interviews. Alors qu'aucun confrère n'ait pu lui parler et que tous aient appelé l'AFP en désespoir de cause, je ne le comprends pas. Pourquoi avoir parlé à l'AFP ce jour-là? Je vous assure que sa réponse avait été immédiate! Pour lui ça ne faisait aucun doute, il refusait! Je me dis que s'il s'est coupé de la presse c'est parce qu'il n'a pas voulu se laisser entraîner à en parler à un journaliste, ou à dire des choses qui seraient surinterprétées à partir de trois bouts de phrase. Il ne voulait pas non plus froisser les Suédois, il devait bien peser ses mots. Il avait quand même du respect pour le jury. »

L'histoire de ce scoop n'est pas connue. Pourquoi d'après vous ?

F. de C. : « Ça ne m'étonne pas! À l'AFP même je n'en ai jamais plus parlé et on ne m'en a plus jamais parlé. Vraiment quand je suis rentré place de la Bourse je n'étais pas conscient de ce que c'était pour l'AFP d'être seule à annoncer que Sartre refusait le Nobel. Et puis comme on me l'a toujours dit, on ne vous estime jamais qu'en fonction que de l'estime que vous vous portez vous-même. Le lendemain ça m'était déjà sorti de la tête. Je n'ai même pas pensé à aller lire ses raisons. J'avais accepté de rendre ce service, je n'avais pas le moins du monde l'ambition de devenir journaliste littéraire puisque j'étais intéressé par le journalisme scientifique. Pour d'autres ce scoop aurait peut-être lancé le moulin à vent avec lequel ils auraient brassé de l'air pendant toute leur carrière. Moi j'ai surtout vu la terreur qu'on éprouve quand on sent que sa carrière est finie. »

Qu'est-ce qui vous a poussé à le raconter dans un livre ?

F. de C. : « J'ai voulu revenir sur mon parcours depuis mon enfance jusqu'à quarante ans, jusqu'au moment où je deviens écrivain. J'explique comment je suis devenu journaliste par hasard. Comment j'étais ensuite allé comme reporter en Algérie par hasard, parce que l'OAS avait dit qu'elle ne supportait plus le correspondant à Alger, et que l'AFP était sûre que moi, personne ne me connaîtrait donc l'OAS ne me repérerait pas. Je ne connaissais pas l'Algérie, je n'y étais même pas allé pour mon service militaire! Comment enfin je suis arrivé à la télévision par hasard. Il y a eu comme ça des concours de circonstances un peu extravagants et Sartre en faisait partie. »

---

L'histoire est si mal connue que, dans un livre qu'il a consacré à ce jour-là, le critique littéraire Jean-Jacques Brochier se trompe de restaurant. Brochier disait à L'Express en 1995: « Songez qu'en 1964, le jour où il refusa le Nobel, Sartre, qui mangeait son petit salé aux lentilles à La Coupole, ne fut dérangé que par un journaliste! Aujourd'hui, il ne finirait pas son assiette ». Effectivement. Il suffit de voir l'enfer qu'est devenu le prix Goncourt.

Hugues Honoré est correspondant de l'AFP à Stockholm.

Hugues Honoré