Un enfant blessé à coups de machette, à l'hôpital pédiatrique de Bangui le 18 décembre 2013 (AFP / Fred Dufour)

Saison de machettes en Centrafrique

BANGUI, 20 déc. 2013 – J’hésite toujours à photographier des enfants. Il y a un gros risque de tomber dans la photo « facile », dans l’émotion gratuite. Mais au bout d’une semaine en Centrafrique, j’avais vraiment envie d’aller au bout des choses, de voir tous les aspects de ce qui se passe dans ce pays en proie à de terribles violences entre chrétiens et musulmans, violences qui n’épargnent pas les enfants. Alors, ce jour-là, je décide de pousser la porte de l’hôpital pédiatrique de Bangui.

Je déambule discrètement dans les couloirs et je finis par arriver dans une chambre qui héberge plusieurs jeunes patients. Quelques parents sont à leur chevet. Je m’avance et je les salue. On me répond d’un signe de tête, en souriant. Le rapport avec la photo, ici, est différent de celui qui existe en Europe. Tout le monde me laisse travailler. Personne ne tourne la tête. Personne ne se cache. Il y a une volonté spontanée de témoigner.

Je remarque un petit garçon, calme, qui a la main bandée et l’air triste. Il me regarde sans rien dire, sans sourire. Je comprends qu’il a encore très mal. Les conditions d’hospitalisation sont précaires, il n’y a probablement pas assez de calmants pour soulager ses souffrances.

Je m’approche, mon boîtier à la main. Mes réglages sont prêts. Je ne veux pas gâcher ce moment, briser cet instant naturel. Je ne veux pas que le garçon « pose » pour moi. Je m’accroupis à sa hauteur et je vise.

Une mère au chevet de son enfant, malade de la malaria, à l'hôpital pédiatrique de Bangui (AFP / Fred Dufour)

C’est à ce moment que je remarque les profondes cicatrices sur son crâne. Je déclenche une fois, deux fois… L’enfant me regarde, détourne les yeux, puis me fixe encore sans changer d’attitude, comme si tout cela ne l’intéressait pas. Il ne dit rien. Ce que je fais ne l’agace pas, mais cela ne l’amuse pas non plus. Je déclenche encore pour soigner mon cadrage, afin d’éviter de mettre au premier plan une petite fille qui tente de s’immiscer dans l’image. Toute cette scène dure une vingtaine de secondes.

Je me relève et je vais voir le père du garçon, un musulman. Je lui demande l’origine de ces cicatrices.

« Machette, machette », me répond-il.

La machette, dans de nombreux pays africains, c’est l’arme du génocide. Les machettes ont fait des centaines de milliers de morts au Rwanda en 1994. Des tueries inter-ethniques à la machette ensanglantent régulièrement le Kenya ou la République démocratique du Congo. En Centrafrique, plus de mille personnes ont péri ces dernières semaines et beaucoup d’entre elles ont été massacrées à la machette, la « balaka » en langue sango. Dans ce pays en proie au chaos depuis la prise du pouvoir en mars 2013 par la Séléka, une coalition hétéroclite de groupes armés musulmans, les exactions se sont déchaînées le 5 décembre. Une sanglante offensive sur Bangui des milices chrétiennes, les « anti-balaka », a été suivie de représailles tout aussi sanglantes de la part de la Séléka. L’intervention de l’armée française a stoppé l’engrenage de la violence, mais la tension reste vive.

« Machette ». C’est le seul mot que prononce le père de cet enfant. Il ne parle pas français. Il ne peut pas m’expliquer en détail ce qui s’est passé. Il ne peut même pas me dire le prénom de son fils. Mais ce bref échange me va droit au cœur. Je repars ébranlé, mais satisfait d’avoir pu montrer au monde ce qu’on fait, ici, aux enfants.

Ce petit garçon que je ne connais pas vient de me donner un moment de sa vie, une vie déjà si fragile, si triste. Il résume, à lui seul, ce qu’on fait à son peuple tout entier.

Scène de pillage à Bangui, le 10 décembre 2013 (AFP / Fred Dufour)

Fred Dufour est reporter photographe pour l'AFP, basé à Paris.

Fred Dufour