Le quartier général de la Hisbah, la police islamique, à Kano (AFP / Aminu Abubakar)

Répression du vice, répression des doutes

KANO (Nigeria), 12 déc. 2013 – C’est le casse-tête classique du journaliste vidéo: le simple fait de voir une caméra fait fuir les personnes avec qui vous voulez vraiment parler, tandis que l’excitation de « passer à la télé » attire des hordes de fanfarons envahissants prêts à raconter n’importe quoi pour se faire mousser. 

C’est un problème auquel je suis souvent confronté quand je filme en Afrique. Contrairement au carnet de notes ou au discret enregistreur du journaliste texte, une caméra Sony et un trépied ont le pouvoir de rassembler des foules, de délier les langues, de déclencher une joie débordante ou une colère monstrueuse en un temps record. Et souvent, je repars avec l’impression désagréable que tout ce que j’ai vu et filmé, bien qu’ayant l’apparence de la réalité, est en fait un spectacle que j’ai déclenché moi-même. Un événement qui ne se serait jamais produit de la même façon si je n’avais, ce jour-là, pointé ma caméra dessus…

Je me trouve à Kano, dans le nord du Nigeria à majorité musulmane. J’accompagne la brigade locale de répression du vice, dont la mission consiste à traquer et à châtier les comportements contraires à l’Islam ou considérés comme tels, comme la consommation d’alcool, la prostitution, l’homosexualité, le flirt ou même le simple fait d’avoir une coupe de cheveux à l’occidentale ou de porter un jean à taille basse. Jamais, ce jour-là, mes craintes d’avoir déclenché l’événement plutôt que d’en avoir été le simple témoin n’auront été aussi fortes.

Le reportage de Robert Leslie sur la Hisbah, la police des mœurs du nord du Nigeria. Si vous ne parvenez pas à visualiser correctement cette vidéo, cliquez ici.

Cette jeune fille que j’ai sous les yeux, arrêtée sous l’accusation de s’être prostituée, serait-elle là, recroquevillée à l’arrière d’un pickup, si je n’avais pas insisté pour accompagner une patrouille de la police de mœurs dans les rues de Kano ? Je suis assis à l’avant du véhicule. Elle se trouve à quelques centimètres de moi, de l’autre côté de la vitre arrière. Elle a l’air effrayée face aux six ou sept agents de la « Hisbah » qui la cernent, armés de matraques.

Chasse à la prostituée

Nous l’avons trouvée au terme d’une course à tombeau ouvert à travers les rues bordées d’immeubles à moitié construits et de broussailles. Un indicateur (sincère ?) avait rapporté à la Hisbah qu’une jeune femme racolait dans le secteur. La patrouille s’est ruée sur les lieux toutes affaires cessantes (était-ce ma caméra qui engendrait une telle précipitation ?) et nous l’avons rapidement trouvé là, traînant derrière un bloc de cahutes.

En voyant son air terrifié, j’ai tout à coup envie de crier : « coupez ! » Et que les acteurs retrouvent le sourire, qu’ils regagnent la salle de maquillage ou leurs loges mobiles en attendant la prochaine prise. Evidemment, rien de tout cela ne se produit.

Une patrouille de la Hisbah circule dans les rues de Kano le 29 octobre 2013 (AFP / Aminu Abubakar)

La Hisbah, la police des mœurs du nord du Nigeria créée en 2001, est particulièrement active à Kano, la deuxième ville du pays où elle compte 9.000 agents pour cinq millions d’habitants. Elle est considérée comme un moyen essentiel pour endiguer la toxicomanie, la délinquance et la prostitution dans cette région endémiquement pauvre et au taux de chômage élevé. Mais elle est aussi accusée de violences et de harcèlement, notamment par la minorité chrétienne (la religion est une question très sensible au Nigeria), ou encore d'être instrumentalisée par les politiciens locaux. Les contrevenants arrêtés pour la première ou la deuxième fois par la Hisbah sont relâchés après un « suivi psychologique », les multirécidivistes sont remis aux forces de l'ordre régulières, et encourent une amende ou une peine de prison.

Au quartier général de la répression du « vice »

Quelques jours plus tôt, j’ai obtenu l’autorisation de filmer la Hisbah grâce à l’insistance de notre pigiste local, Aminu Abubakar. Je me suis envolé pour Kano depuis Lagos, où j’étais en train de tourner des sujets magazine pendant une douzaine de jours.

Mon premier contact avec la police des mœurs a consisté à interviewer le commandant adjoint. Cela s’est plutôt bien passé. Puis on m’a fait visiter les différentes salles utilisées pour interroger les suspects, entreposer les pièces à conviction ou résoudre les conflits familiaux. Mais le deuxième jour, alors que l’heure de rentrer à Lagos approche, je n’ai toujours pas pu filmer la moindre patrouille sur le terrain.

Aminu et moi décidons d’insister. Nous allons trouver le commandant adjoint, qui est occupé à résoudre un contentieux entre une jeune fille voilée assise sur le sol et un garçon penaud qui affirme avoir « défendu son honneur » et qui veut l’épouser. Après quelques palabres, il accepte que nous filmions ses hommes en action.

Le 15 mai 2012, la Hisbah de Kano arrange le mariage de 100 veuves, veufs et divorcé(e)s dans le palais de l'émir de Kano. L'objectif est de créer des foyers stables pour favoriser la paix dans la région, en proie à des troubles incessants.

(AFP / Aminu Abubakar)

Nous nous retrouvons en compagnie d’un groupe de policiers aux uniformes élégants (sont-ils toujours aussi bien habillés ?) Et une demi-heure plus tard, nous voici dans les rues de Kano. La police a été tuyautée. La patrouille fonce. Fille repérée, fille interpellée.

J’obtiens les images d’extérieur que je cherchais, et sans lesquelles mon reportage n’aurait pas valu un clou. J’ai eu de l’action. J’ai même capté les cris d’un poulet effrayé par tout le vacarme… D’un strict point de vue technique, je suis comblé.

Mais comment apaiser ce tenace sentiment de culpabilité ? Ce soupçon que cette arrestation a, en fait, été pratiquée pour me faire plaisir, même si je n’ai bien évidemment jamais rien exigé de tel, ni mis en scène quoi que ce soit ?

Témoin objectif ou metteur en scène involontaire ?

Je fais part de mon malaise à mon collègue Aminu, qui avoue ressentir à peu près la même chose. Il veut en avoir le cœur net, mène une petite enquête, pose des questions aux hommes de la Hisbah. Il revient avec l’assurance que la femme qui vient d’être arrêtée sous mes yeux est véritablement soupçonnée de prostitution. Elle a déjà eu affaire à la Hisbah à plusieurs reprises pour les mêmes raisons, et il est probable, en plus, qu’elle soit toxicomane.

Bon… J’ai donc filmé le « vrai » travail de la Hisbah de Kano. Cela n’aidera pas beaucoup cette malheureuse. Cela n’améliorera pas son sort peu enviable. Mais au moins, quel que soit le jugement moral qu’on puisse porter sur la police des mœurs au Nigeria, je serai resté dans mon rôle d’informateur, de témoin objectif. Du moins je l'espère…

Mais je sais que les doutes resurgiront bientôt. Très bientôt. La prochaine fois que j’allumerai ma caméra pour observer, et filmer, la « réalité » qui s'offre à mon regard...

Des agents de la Hisbah, la brigade de répression du vice, détruisent des milliers de bouteilles de bière à Kano. Si vous ne parvenez pas à visualiser correctement cette vidéo, cliquez ici.

Robert Leslie est reporter vidéo pour l'AFP à Londres.