Regarder le monde brûler
Alors que le monde est secoué par des vagues de chaleur, des sécheresses, des incendies et des inondations sans précédent, vous ressentez peut-être vous-même un sentiment croissant de malaise, voire de panique.
Pour moi, le "moment Oh merde !", c’est-à-dire le moment du déclic - quand j’ai ressenti dans mes tripes la gravité de la situation - s'est produit début 2009, deux ans après avoir commencé à couvrir pour l'Agence France-Presse les questions scientifiques et la géopolitique du changement climatique.
A l'époque, j'avais déjà rendu compte de tout un tas d'études évaluées par des pairs, parlé à des scientifiques, assisté aux sommets des Nations unies sur le climat et interviewé des habitants du Pacifique, dont les îles étaient en train de disparaître sous les flots. Mais je n’avais pas encore réalisé qu’un réchauffement climatique incontrôlé allait chambouler le monde civilisé, je n’avais pas encore eu cette prise de conscience qui vous frappe tout à coup à l’estomac et vous coupe le souffle.
Ce coup de massue, il m'est tombé dessus lors d'une conférence à Oxford où un large éventail d'experts s’était vu demander d'imaginer une planète qui se serait réchauffée de quatre degrés Celsius. Le tableau qui en était ressorti était un cauchemar éveillé. J'ai eu l'impression de détenir un savoir terrifiant que les autres, d'une certaine façon, n'arrivaient pas à voir.
Ce qui est étrange, car le danger, présent et manifeste, du changement climatique est depuis longtemps très visible. Déjà à la fin du 19e siècle, Svante Arrhenius - le premier prix Nobel de chimie - avait prédit qu'un doublement du CO2 dans l'atmosphère réchaufferait la planète de cinq degrés Celsius, une température invivable. Il n'était pas loin de la vérité. Il avait même émis une hypothèse sur la façon dont cela pourrait se produire : en brûlant trop de charbon.
En 1969, le conseiller présidentiel américain et futur sénateur Patrick Moynihan déclarait à l'administration Nixon que le réchauffement climatique pourrait soulever les océans au point de noyer de grandes villes. "Adieu New York", écrivait-il dans un mémo. "Adieu Washington, par la même occasion."
En 1985, l'astrobiologiste Carl Sagan avertissait le Congrès américain : "nous léguons des problèmes extrêmement graves à nos enfants alors que le temps pour résoudre ces problèmes - si tant est qu'ils puissent être résolus –, c’est maintenant." Et en 1988, l'année même où James Hansen, scientifique du gouvernement américain, proclamait que le réchauffement de la planète avait commencé, les Nations unies créaient un corps de scientifiques bénévoles - le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) - chargé de tenir informés de la crise les dirigeants mondiaux.
Quatre ans plus tard, ces derniers étaient suffisamment alarmés pour élaborer un traité visant à lutter contre les "interventions humaines dangereuses pour le système climatique".
Et pourtant, la plupart des gens semblaient allègrement ignorer la comète meurtrière qui se dirigeait vers nous. Ils considéraient le changement climatique - pour peu qu'ils le voient - comme une menace évitable et future. Ma diète quotidienne, faite de rapports scientifiques et de projections d’impacts, m'empêchait de regarder ailleurs. Comme le dit Greta Thunberg : si vous regardez l'état de la science, comment pouvez-vous penser à autre chose ?
De temps en temps, je rencontrais une âme sœur, quelqu'un d'aussi calmement effrayé que moi par la direction que nous prenons. Mais faire entendre un sentiment total d'effroi n'est pas quelque chose que l'on fait en bonne compagnie, alors je me réfrénais. Mon seul espace de confiance était la maison, où - soir après soir, année après année - je détaillais les sinistres nouvelles de ma rubrique à ma femme résiliente. Mais il y avait des dégâts collatéraux : j’en frémis aujourd'hui quand je pense au fardeau que j'ai infligé à mes deux filles pendant qu'elles atteignaient l'âge adulte, surtout à la plus jeune.
Au travail, des collègues me reprochaient la prépondérance d'histoires négatives dans mes articles. "Nous devons donner de l'espoir aux gens", disait l'un d'eux. "Tu devrais te concentrer davantage sur les bonnes nouvelles."
Mais il n'y a pas de bonnes nouvelles, du moins pas du côté de la nature ou de la science.
Depuis que le monde a décidé collectivement, il y a 30 ans, de régler le problème du climat et de sauver le règne du vivant, tous les indicateurs de la santé planétaire ont dramatiquement empirés. En 2009, les scientifiques ont déterminé neuf "limites planétaires" à ne pas franchir. À l'époque, nous avions déjà dépassé la zone de sécurité pour trois d'entre elles : le réchauffement climatique, le taux d'extinction des espèces et l'excès d'azote dans l'environnement (provenant principalement des engrais). Aujourd'hui, nous en avons franchi six, voire sept. Nous recrachons dans l’atmosphère plus de gaz à effet de serre et de pollution de toutes sortes que jamais auparavant.
Les leitmotiv les plus courants, dans les milliers d'études sur le changement climatique et la dégradation de l'environnement que j'ai examinées au cours des 15 dernières années, sont "pire que nous le pensions", "plus rapide que nous le craignions".
Ce qui passe aujourd'hui pour de bonnes nouvelles, ce sont ces objectifs "net zéro" -- annoncés dans un étalage de vertus par les pays et les entreprises -- mais qui reposent davantage sur la plantation d'arbres et des compensations de carbone douteuses que sur une réelle réduction des émissions.
Dans le domaine scientifique, un flot ininterrompu de projections basées sur l'hypothèse du "nous faisons tout ce qu'il faut" dessinent des voies fantaisistes vers un monde dans lequel la température moyenne à la surface de la Terre ne se réchaufferait jamais de plus de 1,5 degré Celsius par rapport aux niveaux de la fin du XIXe siècle (la température a augmenté de 1,2 °C jusqu'à présent, principalement au cours des 50 dernières années).
Ces scénarios pétris de bonnes intentions - destinés à montrer tant aux dirigeants qu'aux administrés que nous pouvons encore éviter le pire - sont présentés comme "techniquement réalisables", ce qui signifie qu'ils fonctionnent sur le papier. Mais pas vraiment dans le monde réel des intérêts particuliers et de la pression politique.
L'année dernière a également été marquée par un enthousiasme débordant pour des solutions de géo-ingénierie - aspirer le CO2 de l'air, atténuer le rayonnement solaire avec des écrans solaires stratosphériques - qui étaient rejetées il y a dix ans, considérées comme des mesures désespérées et de la dernière chance. C'est peut-être là où nous en sommes.
Dans son dernier rapport publié au début de l'année, le GIEC a indiqué noir sur blanc qu'il n'y aurait pas de salut climatique sans une contribution majeure de ces technologies et d'autres encore en gestation ou à l'état de prototype. Nous faisons du patinage sur une glace de plus en plus mince.
Disons-le tout net : le plafond de 1,5 °C fixé par l'accord de Paris pour le réchauffement climatique est un mirage qui s'évapore à l'horizon frappé par la sécheresse. Nous allons le dépasser. Est-ce que cela signifie la fin du monde ? Bien sûr que non, mais l'ampleur des dégâts va dépendre de la gravité de notre incursion dans la zone de danger.
Au-delà d'un certain seuil - et personne ne sait exactement où il se situe - la planète elle-même accélérera considérablement le réchauffement et libérera d'importantes réserves de carbone qui réduiront à néant nos efforts déjà laborieux pour ralentir et finalement arrêter les émissions humaines. Dans le même temps, nous détruisons rapidement les écosystèmes qui soutiennent la vie sur Terre. Les océans, les forêts et les sols s'efforcent de maintenir les conditions stables qui ont fait de la Terre un lieu si hospitalier pour notre espèce au cours des 11.000 dernières années, et pourraient brusquement changer de cap et se diriger vers un nouvel équilibre de "serre", comme cela s'est déjà produit par le passé, préviennent les scientifiques.
Ce n'est pas un monde dans lequel nous pouvons vivre.
Avec les catastrophes amplifiées par le changement climatiques qui se succèdent, la réalité commence à se faire durement sentir dans le monde entier. Paradoxalement, c’est pour beaucoup rassurant. Les doutes persistants, longtemps entretenus par les grands groupes pétroliers, étant enfin dissipés, un plan Marshall pour le climat est certainement le seul choix rationnel qui nous reste. Les politiciens sont éveillés, les marchés se sont réveillés. Mais comprennent-ils vraiment que nous n'avons eu droit qu'à un faible avant-goût de nos impacts déjà incorporés par le système climatique ? Même si nous commençons à injecter des milliers de milliards de dollars, d'euros et de yuans pour résoudre le problème, les choses vont empirer - considérablement - avant de commencer à s'améliorer.
Et ça, c'est le scénario optimiste.
On n'a pas non plus vraiment compris que la construction d'infrastructures massives pour se protéger contre les moussons irrégulières, les mois de chaleur mortelle, la montée des eaux, les sécheresses extrêmes et les inondations millénales n'est pas une stratégie viable, pas même dans les pays qui regorgent d'argent, de prouesses technologiques et d’une confiance absolue en leurs capacités.
Mais l'objet de cette complainte est un état d'esprit plus qu'un état de nature : ce que l'on ressent en travaillant dans ce que nous appelons affectueusement "la rubrique fin du monde". Comment porte-t-on ce fardeau ?
Cette question m'est souvent posée par mes étudiants dans les écoles de journalisme de Paris où j'enseigne. Parfois, j'y réponds par une plaisanterie - du lundi au vendredi, désespoir ; l'espoir, c'est pour le week-end. Ou bien je tente une réponse sérieuse, en expliquant en termes généraux comment les journalistes - et au premier chef les correspondants de guerre - érigent des pare-feu émotionnels contre la cruauté, la souffrance et l'injustice auxquelles ils sont confrontés. Dans les régions déchirées par la guerre, les éditeurs de photos de l'AFP suivent une formation sur les traumatismes avant de trier les clichés présentant une violence trop explicite pour être publiés.
Pendant plus d'une douzaine d'années à cette rubrique, je me suis persuadé que ce goutte-à-goutte ininterrompu de sinistrose et de catastrophisme planétaires m'avait laissé émotionnellement indemne. Le sens de ma mission était mon bouclier : aider les gens à comprendre que le fait de ne pas réparer les dommages causés entraînera des conséquences terribles et irréversibles. Au fil des années, à la suite de la communauté scientifique, mes articles ont progressivement adopté le langage de la crise existentielle, mais je ne me suis que rarement permis de contempler réellement ce que cela signifiait de revivre l'intensité de mon déclic, ce "moment Oh merde !" originel. Lorsque cela m'arrivait, je serrais les dents jusqu'à ce que la tempête se calme et puis je continuais.
Maintenant, le pare-feu s'effrite, et je ne sais pas comment le reconstruire.
Rétrospectivement, c'est embarrassant de voir combien de temps il m'a fallu pour faire le lien. Les crises d'anxiété, les nuits sans sommeil, les douleurs nerveuses invalidantes, les éclairs de colère - je les ai longtemps attribués à une constellation banale de problèmes d'argent, d'une opération ratée, de frustrations au travail et d'inquiétudes pour mes enfants. Tous ces éléments étaient réels, mais ils n'étaient pas la seule cause.
La confrontation avec le Covid - et la prise de conscience de ma propre condition mortelle - au commencement de la pandémie début 2020, m'a obligé à réfléchir sérieusement aux grandes questions de la vie. J'ai retrouvé dès que possible et avec empressement la voie du journalisme au quotidien, mais quelque chose de fondamental avait bougé. La même année, j'ai été nommé pour un nouveau prix international de journalisme environnemental, qui exigeait la rédaction d'un long essai expliquant pourquoi mon travail était important. Je n'ai pas gagné, mais l'exercice m'a fait réaliser à quel point ma vie avait été enveloppée par ce sujet, devenu une « breaking news » permanente.
J'ai commencé à consulter un spécialiste des douleurs chroniques, un ancien anesthésiste qui emprunte des outils à la psychanalyse pour aider ses patients à comprendre les sources de leurs souffrances physiques. Cela a permis de déverrouiller des choses dans quelques recoins plus enfouis, mais le facteur déclenchant le plus évident est resté invisible pour moi.
L'année suivante, j'ai à nouveau retenté ma chance pour le prix et j'ai gagné. Ce fut une agréable surprise, car les journalistes des agences de presse sont rarement sous les feux de la rampe. Mais cela m'a également déstabilisé, pour des raisons que je n'arrive toujours pas à comprendre. À peu près à la même époque, j'ai commencé à réfléchir à ce que signifie vivre dans l'ombre grandissante de l'effondrement de l'environnement, tout comme ma génération s'était recroquevillée, enfant, sous les pupitres de l'école pour se préparer à l'apocalypse nucléaire. Mais je ne ressentais toujours rien d'intime là-dedans.
Il existe une littérature croissante sur le sujet, qui porte plusieurs noms : anxiété climatique, éco-anxiété ou, dans les cas extrêmes, "doomism" (catastrophisme, ndlr). Katharine Hayhoe, une éminente climatologue qui voyage aux États-Unis et dans le monde entier pour aider les personnes préoccupées par le changement climatique à trouver du réconfort dans le militantisme, affirme que la prépondérance de ses détracteurs sur les médias sociaux est brusquement passée des climato-négationnistes aux prophètes de malheur, courroucés par son message d'optimisme et d'espoir.
Ces "doomistes", comme on les appelle, ont été fustigés par les climatologues et les militants qui les considèrent comme plus dangereux que les climato-sceptiques de la vieille école. Mais puisque ces mêmes experts crient sur tous les toits que nous sommes confrontés à une menace d’extinction, ils ne devraient pas être surpris si certaines personnes perdent les pédales. Au moins, cela signifie qu'ils écoutent.
Soyons clair : nous ne pouvons pas nous permettre de nous laisser submerger par les émotions que suscite la menace du changement climatique. Les enjeux sont trop importants et le temps presse. C'est pourquoi les personnes chargées de la communication stratégique sur le réchauffement de la planète - les Nations unies, les groupes écologistes, les scientifiques et, peut-être, les médias - sont sur la corde raide.
Ils veulent effrayer suffisamment les gens pour qu'ils prennent le problème au sérieux, mais pas trop pour qu'ils ne se sentent pas désespérés. Dans le même temps, ils veulent rassurer les gens sur la possibilité d'un avenir certain sur le plan climatique, mais juste ce qu'il faut pour ne pas tomber dans l'excès d'optimisme.
Je me suis retrouvé tiraillé par le même dilemme lorsque j'ai commencé à donner un cours sur le changement climatique. J'ai immédiatement ressenti le poids des attentes des étudiants. Ils étaient comme des patients anxieux craignant un diagnostic, et j'étais le médecin leur disant de se préparer aux mauvaises nouvelles. En plaisantant à moitié, j'ai commencé au début de chaque semestre par un "trigger warning", c'est-à-dire un message d'avertissement pour contenu potentiellement traumatisant.
Une brèche est apparue dans la sagesse populaire selon laquelle une plongée profonde dans la sinistrose climatique ne fait qu'inciter les gens à abandonner ou à détourner le regard. En 2018, j'ai rencontré des membres fondateurs d’Extinction Rebellion (XR) alors naissante, qui utilisaient des actes flamboyants de désobéissance civile pour mettre en lumière l'inaction en matière de réchauffement climatique. Depuis, XR est présente dans le monde entier.
La formation commence par un cours accéléré sur la science du climat mettant en évidence la façon dont nous avons fait basculer la Terre dans une période rarissime d'extinction massive, qui n'épargne pas les humains. Cela signifie qu'on peut s'autoriser à être émotionnellement bouleversé et à faire le deuil de ce qui est et de ce qui sera perdu. "Aujourd'hui, je vois à peu près tout à travers le prisme du changement climatique", m'a confié un membre. Les militants de XR, en d'autres termes, ne sont pas paralysés par leur profonde appréhension. Au contraire, accepter et accueillir notre sombre avenir les a transformés en une armée de guerriers climatiques implacables.
À un niveau humain, je souhaite désespérément offrir une vision encourageante à mes étudiants et aux personnes qui lisent mes articles, à fournir les preuves que nous pouvons éviter – et que nous éviterons – le pire. Mais ce n'est pas mon travail - ni celui d'aucun journaliste - de fabriquer de l'espoir. Le faire serait non seulement manipulateur, mais aussi intellectuellement malhonnête.
Cela peut aussi s'avérer contreproductif. Étant donné le sentiment d’urgence que je ressens face à la crise climatique, j'aspire à dénoncer explicitement ce que je sais être nuisible ou erroné, et à défendre ce que je pense être la bonne ligne de conduite. Mais agir à partir de cette aspiration, quand bien même ce serait possible dans le cadre strict de l'AFP, serait une erreur.
"En fait, les journalistes en savent plus que quiconque - même que la plupart des scientifiques - sur l'ampleur réelle de la menace", m'a dit il y a quelques années l'écologiste Bill McKibben à qui je faisais part de ma frustration. "Mais si vous devenez un partisan, cela sera utilisé pour saper tout ce que vous écrivez", a ajouté l'auteur de "The End of Nature".
La justesse d'esprit, la neutralité - et surtout la perception de ces qualités - sont le fondement de notre crédibilité en tant qu'organes d'information.
Notre cœur de métier comporte une analyse nuancée des raisons pour lesquelles quelque chose s'est produit (ou pourrait se produire), mais elle ne franchit pas la limite entre "ce qui est" et "ce qui devrait être". Plus que jamais, le monde a besoin d'un journalisme fondé sur des faits incontestables, même si les informations sont parfois ignorées ou déformées.
J'ai récemment interviewé un trio d'acteurs de premier plan dans le domaine du climat, sans me rendre compte à quel point j'étais inconsciemment à la recherche de conseils sur la façon de m'en sortir. Tous avaient été aux prises avec les problèmes qui me faisaient lentement perdre pied, et chacun avait des conseils de sagesse à partager.
En tant que professeur des Sciences de la Terre, Johan Rockström a contribué à redéfinir la compréhension de notre relation avec la planète. Il est également un défenseur infatigable de l'action en faveur du climat, qu'il s'agisse de se faire entendre des élites mondiales à Davos ou de témoigner dans son émission spéciale "Breaking Boundaries" sur Netflix. Au cours d'une conversation sur son concept d'"espace de fonctionnement sûr" (Safe Operating Space, en anglais) pour l'activité humaine, je l'ai piégé avec une question personnelle.
"En 2009, nous avions déjà franchi trois limites planétaires, aujourd'hui nous en avons dépassé sept", lui ai-je dit. "Comment pouvez-vous ne pas vous sentir désespéré ?"
"Je me sens définitivement très, très inquiet et frustré", m’a-t-il répondu, un peu déstabilisé. "Au moment précis où nous avons besoin d'une biosphère résiliente, nous sommes en train de la perdre. Si nous nous éloignons trop des limites planétaires, les rétroactions de la Terre commenceront à amplifier notre trajectoire de manière irréversible vers un monde à quatre, cinq ou six degrés." Longue pause.
"Comment pouvons-nous rester concentrés de manière constructive sur la petite lueur qui est là ?" s’est-il interrogé, alors que j'étais suspendu à chacun de ses mots. "Pour commencer, quel choix avons-nous ?" Les sombres avertissements de Rockström ne sont rassurants que dans la mesure où ils confirment mes raisons d'être morose. Et si je ne doute pas de la véracité du dicton de Churchill - "Je suis un optimiste ; cela ne me semble pas très utile d'être autre chose" - ce n'est guère suffisant pour me remonter le moral.
En revanche, passer deux heures avec l'invincible optimiste Katharine Hayhoe fut un véritable shoot d’endorphine. Comme Rockström, Hayhoe est une climatologue de haut niveau qui passe beaucoup de temps sur la route à répandre la Bonne Nouvelle de l'action climatique, notamment dans l'Amérique profonde. Travaillant en étroite collaboration avec des spécialistes des sciences sociales, son objectif primordial est de "faire en sorte que tous ceux qui sont inquiets s'activent... aujourd'hui, la plupart des gens sont déjà inquiets face au changement climatique. Mais nous ne savons pas quoi faire".
Hayhoe n'enjolive pas la situation : "Notre civilisation a été construite pour un climat qui n'existe plus. Chaque aspect de notre vie sur Terre est menacé par le changement climatique." Mais elle déborde d'optimisme et d'espoir, ce qui, précise-t-elle, n'est pas la même chose. Quand on n'a pas de soucis, on peut quand même être optimiste et penser que l'avenir sera aussi bon, voire meilleur. "On n'a besoin d'espoir que lorsque les choses ne vont pas bien. L'espoir vient de la souffrance", explique-t-elle.
Plusieurs sources abreuvent le réservoir d'espoir exceptionnellement grand de Mme Hayhoe : la science, une vision charitable de la nature humaine et sa profonde foi chrétienne. "Grâce à la science, je sais viscéralement que ce que nous faisons a une incidence", confie-t-elle, notant qu'en l'espace d'une décennie les engagements en matière de réduction des émissions ont permis de ramener les projections de la température à la surface de la Terre à la fin du siècle de 5 °C à 3 °C par rapport à la référence préindustrielle.
Insuffisant, mais déjà une énorme différence. "La science montre que chaque petit morceau compte, et c'est en fait une chose plutôt encourageante".
Hayhoe pense qu'un déclic – un "moment Oh merde !" - collectif, provoqué par le type de catastrophes météorologiques extrêmes qui deviennent rapidement la nouvelle norme, fera passer l'action climatique à la vitesse supérieure. "Si l'on tient compte de la façon dont les humains réagissent, socialement, aux catastrophes, nous pourrions atteindre l'objectif des 2°C", dit-elle, citant l'obtention du droit de vote et des droits civiques par les femmes comme des changements majeurs rendus possibles par une évolution rapide des valeurs.
Hayhoe a certainement raison de dire que ce sont les masses qui exigent et adoptent des changements profonds qui peuvent nous sauver, mais je ne partage pas sa confiance dans le fait que nos meilleurs anges prévaudront lorsque les choses deviendront vraiment difficiles. A d'autres égards toutefois, ses mots ont été une bouée de sauvetage.
Bien qu'elle ne s'appesantisse pas sur le sujet, la colère a clairement été un puissant moteur pour elle. Hayhoe et sa famille ont déménagé en Colombie lorsqu'elle avait neuf ans. "En premier lieu, ce qui m'a poussée à devenir une scientifique du climat, c'est l'injustice de la situation", se souvient-elle, le changement climatique frappant le plus durement ceux qui en sont le moins responsables. "Si vous vivez dans un pays à faible revenu, quand une catastrophe se produit, vous savez à quoi cela ressemble, et c'est très différent d'ici."
Ce que j'ai également trouvé réconfortant, c'est son idée simple selon laquelle vous n'avez pas à porter le fardeau seul. "Il y a un million de mains sur le rocher, et si je devais retirer la mienne un petit moment, ce n'est pas grave - quelqu'un d'autre est là." Un muscle tendu en permanence à l'arrière de mon cou s'est alors un peu décontracté.
Mais c'est le troisième entretien qui m'a vraiment fait tourner la tête. C'était comme une séance de psychanalyse, et je ne savais même pas que j'étais sur le divan.
Clover Hogan est une experte de l'anxiété climatique, et a créé une ONG - Force of Nature - en 2019 pour s'attaquer à ses conséquences, notamment chez les jeunes. "Nous sommes confrontés non seulement à une crise climatique, mais aussi à une crise de santé mentale", m'a-t-elle dit alors que nous nous tenions au milieu d'enfants jouant dans un parc parisien.
La source de cette anxiété, a-t-elle rapidement compris, est autant le sentiment que l'humanité se dirige en somnambule vers le bord d'une falaise que ce qui pourrait se passer lorsque nous y arriverons. "Nous menons des programmes qui aident les jeunes à convertir leur éco-anxiété en action".
Pendant son enfance dans l'Australie rurale, Hogan avait pour meilleure amie la nature.
Et en regardant des documentaires, elle a réalisé combien le monde qu'elle chérissait était menacé. Elle avait 11 ans. Elle s'est lancée dans l'activisme environnemental et, à 16 ans, elle s'est retrouvée au sommet de la COP21 à Paris. L'un des événements auxquels elle a assisté était un haut lieu de l’écoblanchiment, autrement dit du greenwashing: le Forum de l'innovation durable, financé par BMW, Coca Cola et Shell. "Je me souviens avoir pensé que c'était comme aller à une conférence sur le cancer du poumon sponsorisée par (le géant du tabac) Philip Morris", dit-elle.
Au début de son adolescence, Hogan a tenu l'éco-anxiété à distance en étant "implacablement optimiste, positive et déterminée." Et puis, en novembre 2019, "tout s'est écroulé". C'était l'année de "l'été noir" australien, des incendies incontrôlables qui ont réduit en cendres de grands pans de ses souvenirs d'enfance et environ deux milliards d'animaux sauvages. "J'ai commencé à pleurer spontanément", a déclaré Hogan. "Je pleurais en allant au travail... Je m'effondrais au milieu des réunions. Je faisais des rêves apocalyptiques."
"Je pense que le désespoir est la seule réponse rationnelle. Mais nous avons peur de ressentir la douleur et le déchirement du cœur. La peur est que si j'ouvre la porte à ce déchirement, alors je n'en sortirai jamais." Cependant, lorsqu'elle a vu son pays en flammes, quelque chose a craqué. "J'ai dû m'abandonner à ce chagrin. Mais ce faisant, j'ai trouvé une énorme quantité d'amour, de passion et de détermination, et j'ai compris qu'il ne s'agit pas de moi ou de vous, mais de tout le monde. Il s'agit de l'avenir de la planète."
Clover Hogan reproche aux journalistes comme moi d'avoir échoué dans leur couverture de la crise climatique. Les médias ont (enfin) appris à tirer la sonnette d'alarme et à parler de l'ampleur du danger. "C'est comme être frappé par un train. Mais nous ne disposons pas des compétences, des connaissances ou des outils nécessaires pour nous demander ce que nous pouvons faire", m’a-t-elle dit. "Beaucoup de journalistes ne considèrent pas cela comme leur responsabilité ; ils considèrent que leur travail consiste à rapporter les faits de la manière la plus objective possible. Ils ne pensent pas à l'impact de ce qu'ils disent."
Dans ma quête de conseils climatiques, je me suis également tourné vers un vieil homme espiègle qui avait mis une tempête dans mon crâne lors d'une interview en 2009. James Lovelock, qui est décédé cet été le jour de son 103e anniversaire, a inventé la machine qui a révélé que nous faisions par inadvertance des trous dans la couche d'ozone et qui a conçu une expérience pour la NASA afin de prouver que Mars est dépourvue de vie.
Mais on se souviendra surtout de lui pour Gaïa, sa théorie - révolutionnaire dans les années 1970 - selon laquelle la Terre est un système autorégulé qui tend vers la stabilité, une "planète vivante" dans laquelle tout joue un rôle. C'est pourquoi, par exemple, les océans et les forêts - qui s'efforcent de maintenir l'équilibre de la Terre - ont absorbé pendant des décennies la moitié de notre pollution au carbone, alors même que les émissions de CO2 augmentaient de plus de 50%. Aujourd'hui, c'est du B.A.-ba des sciences de la Terre. Mais Lovelock était également convaincu que Gaïa avait une finalité, une hypothèse qui reste très controversée.
"Je pense que le but est tout simplement de maintenir l'habitabilité, et que la sélection naturelle y veille. Toute espèce sur la planète qui affecte négativement le climat, affecte négativement sa propre progéniture et - selon le darwinisme - aura tendance à être éliminée", m’a-t-il expliqué.
Il y a longtemps que Lovelock a décidé que l'humanité avait raté le coche du changement climatique et que notre espèce était condamnée à voir son nombre diminuer considérablement. Deux ans avant sa mort, son point de vue n'avait pas beaucoup changé. "Si nous ne faisons pas quelque chose, nous serons retranchés de la planète", m'avait-il dit.
Lovelock adoptait une perspective olympienne - il aimait le point de vue depuis l'espace – pour contempler l'humanité, « ce pauvre acteur qui s’agite et parade une heure sur la scène » du monde. « Nous sommes comme d'autres espèces avant nous qui ont massivement changé l'environnement de la planète entière... Les photosynthétiseurs, lorsqu'ils ont produit de l'oxygène pour la première fois (il y a plus de 2,5 milliards d'années), étaient des organismes dévastateurs et nuisibles qui ont tué des pans entiers d'autres espèces. »
Puis les algues marines produisant un composé organique chargé de soufre, probablement à l'origine de la couche de glace qui a recouvert notre planète il y a plus de 650 millions d'années. "Et puis arrivent les humains avec une intelligence communicante", a-t-il ajouté. "Cela a eu des effets dévastateurs sur la planète, et nous en sommes témoins. Mais si la planète peut s'adapter, et si nous pouvons nous adapter, cela pourrait finalement faire de Gaïa une planète intelligente, la première de la galaxie."
En d'autres termes, même si des milliards de nos semblables périssent, "ceux qui survivent pourraient avoir une meilleure planète pour vivre."
Alors, où est-ce que tout cela me mène ? À un niveau personnel, je réalise que je ne peux plus chroniquer, jour après jour, la destruction accélérée de la nature et la tempête climatique qui s'amorce, comme je l'ai fait depuis 2007. Ce n'est pas de l'épuisement professionnel, du burn-out, c'est de l'auto-préservation. Il y a maintenant une légion de reporters pour prendre ma place. Je ne peux pas non plus me résoudre à croire, une fois de plus, que les négociations des Nations unies sur le climat déboucheront sur autre chose qu'une amère déception agrémentée de juste assez de progrès pour empêcher le processus de s'effondrer.
Le sommet des Nations unies sur le climat de Charm el-Cheikh - le 27e depuis 1995, et mon 11e - sera mon dernier. Quant à la bataille entre l'espoir et le désespoir, je ne trouve aucun réconfort dans la vision de Lovelock d'un "bon Anthropocène" émergeant des ruines d'un monde ravagé par le climat, et je n'ai pas la moindre idée de ce que signifie partager la foi de Hayhoe, qui pense que nous parviendrons envers et contre tout à éviter la catastrophe.
Mais le pessimisme n'implique pas nécessairement de se retirer dans les Alpes et de relever le pont-levis. Je suis toujours stimulé par la colère - contre les mensonges, les demi-mensonges, la cupidité, et surtout les souffrances supplémentaires qu'ils entraîneront dans un monde de plus en plus inégal et injuste.
"L'espoir est un verbe actif", a déclaré M. Hogan. "Nous continuons à nous précipiter vers l'effondrement du climat. C'est ce que dit la science. Mais il faut être prêt à tenir les deux vérités, à tenir l'espoir et le désespoir dans le même souffle. Ce ne sont pas les extrémités polaires d'un spectre, c'est une seule et même chose."
Plus important encore, où tout cela vous mène-t-il, vous ? Vous n'y avez peut-être pas beaucoup réfléchi, et vous n'en avez peut-être pas envie. Mais que vous le vouliez ou non, la réalité du changement climatique va empiéter sur nos vies, corps et âme. Accrochez-vous !
Texte traduit en français par Benjamin Legendre et édité par Jessica Lopez