Pire que la guerre
Managua -- Quand ils m'ont proposé d'aller au Nicaragua, je n'ai pas hésité une seconde. Je voulais couvrir la situation critique qui sévit depuis avril et ne pas la lire - ou plutôt la souffrir – depuis cette «proximité lointaine» du Venezuela. Une situation « pire que la guerre » traversée par le pays dans les années 1980, selon ses habitants.
En 25 ans de travail à l'AFP, j'ai traversé des moments extrêmes, risqués ou compliqués dans plusieurs pays d'Amérique latine. Il y a un an, avec l'équipe de Caracas, j'ai couvert quatre longs et épuisants mois de manifestations au Venezuela. Mais, cette fois, c'était différent. Le Nicaragua est le pays où je suis née.
Le long des routes, aux carrefours, à côté des feux de circulation ou aux passages cloués, juchés sur les plateformes de gros pick-up à double-cabine, des civils, encagoulés et lourdement armés, ont marqué mon retour vers la capitale.
Juste après mon arrivée à l'hôtel, nous nous sommes dirigés avec mes collègues photo et vidéo vers Masaya, la ville qui, historiquement, a toujours été la plus rebelle du pays. Dans un petit et humble cimetière, trois manifestants y étaient enterrés. Ils avaient été abattus par les forces gouvernementales de Daniel Ortega alors qu'ils gardaient des barricades.
Un drapeau nicaraguayen, bleu et blanc, recouvrait l'un des cercueils de bois, qui reposaient au fond d'un trou de deux mètres. Deux hommes ont lâché leurs pelletées de terre sur lui. En regardant l’assistance, j'ai vu des visages contractés par les pleurs, l'impuissance et la colère.
Chaque journée passée au Nicaragua a été un défi professionnel et personnel. La violence a augmenté jusqu’à dépasser toutes les limites des manifestations antigouvernementales : meurtres et fusillades quotidiennes, maisons brulées, -l'une d'elles avec toute la famille à l’intérieur-, enfants et adolescents touchés par balles, disparitions, persécution et harcèlement.
Les bombes lacrymogènes, utilisées au Venezuela presque quotidiennement pendant les manifestations, ne l’ont été que pendant quelques jours au Nicaragua. Depuis, tout se joue avec des tirs à balles réelles.
Comme s’il était en guerre, le gouvernement a lancé une opération intensive et combinée de la police, des forces anti-émeute et des groupes paramilitaires pour « libérer» et « récupérer » les zones tenues par les manifestants, démantelant jusqu’à la dernière les centaines de barricades de pavés dressées en signe de résistance et comme moyen de protection par les habitants.
Tous encagoulés, les paramilitaires ont effectué leur besogne en s’habillant tous d’un t-shirt de même couleur, blanche un jour, parfois verte ou grise ou bleue un autre, pour ne pas être confondus avec les manifestants gardant les barricades. Ces derniers étaient eux aussi encagoulés pour ne pas être identifiés par la police et surtout par des voisins fidèles à Ortega. Pour le gouvernement, ce sont tous des "terroristes".
Pour notre sécurité, nous avons essayé de nous rendre dans les zones de conflit seulement après qu’une confrontation s’y soit produite, et toujours en caravane avec des collègues d'autres médias. Malgré cela, parfois nous nous sommes retrouvés coincés entre les feux croisés de tirs et de mortiers artisanaux, comme un jour à Masaya dans le quartier très dur Monimbó. Selon les villageois, il y avait un tireur d'élite sur un toit.
Dans ce village d'artisans indigènes, j'ai interviewé un professeur de physique mathématique. Il n’était qu'un enfant lors de l'insurrection populaire qui a renversé le dictateur Anastasio Somoza en 1979. Jeune homme, au milieu des années 1980, il s'est battu pour défendre la révolution dans les montagnes du Nicaragua, où il a perdu une jambe.
Rien ne pouvait le consoler de la mort de son fils, en avril, dans une tranchée. Nous avons parlé longtemps pendant un après-midi. Depuis lors, nous sommes restés en contact. Il m’a tenu au courant quand les émeutes et les forces paramilitaires fouillaient Monimbó.
Avec le gilet pare-balles et le casque entravant notre marche, nous avons parcouru des kilomètres entre des barricades pavées pouvant atteindre deux mètres de haut, pour entrer dans les villages à la recherche de témoignages sur ce qui s'y était passé.
À Sutiaba, une ville indigène de la ville de León, à 90 km au nord-ouest de Managua, nous sommes arrivés tôt le matin. Nous avons laissé les véhicules à la périphérie de la ville et nous sommes partis à pied vers le centre, guidés par des collègues locaux qui nous ont aidés à éviter les voies d’accès contrôlées par la police et les paramilitaires. Avant de partir, un de nos guides a fermé les yeux, baissé la tête et prié.
Les quelques villageois que nous avons trouvés dans les rues de cette ville qui semblait déserte nous ont pointés vers les maisons où, la veille, quelque chose s'était passé en pleine incursion violente des forces gouvernementales. Nous avons frappé à la porte de l'une d'entre elles et une femme nous a ouvert. Devant nous, à un mètre et demi, se trouvait un corps recouvert d'un drap blanc, étendu sur un lit. Sur un côté, une petite tache de sang était à peine perceptible.
Le moment le plus difficile reste celui où il faut prendre une décision. Se risquer ou pas à se rendre sur le lieu d’un conflit. À Diriamba, à 40 km au sud-ouest de Managua, nous sommes arrivés tôt le matin avec d'autres journalistes internationaux dans trois véhicules, un jour après l'entrée des forces gouvernementales. Selon les groupes de défense des droits de l'Homme, il y a eu plus d'une douzaine de morts dans cette incursion.
En tournant au coin d’une rue, nous sommes tombés devant la basilique, près de laquelle se trouvaient une cinquantaine de paramilitaires. A l'intérieur de l'église, une douzaine de personnes étaient réfugiées chez le prêtre, après avoir été prises au milieu de la fusillade de la veille. Deux drapeaux du Front de libération nationale sandiniste au pouvoir (FSLN) flottaient en haut de la tour de l'horloge, l’emblème de la ville.
Ne pouvant faire demi-tour, nous avons poursuivi notre chemin, en gardant un air calme et en surveillant dans le rétroviseur que personne ne nous suivait. Quelques rues plus loin, nous nous sommes arrêtés et après nous être concertés nous avons décidé de revenir. Nous, les deux seules femmes du groupe, y sommes allées en premier, en pensant que ce serait plus facile.
Une fois que nous avons convaincu les hommes encagoulés que nous voulions seulement connaître leur version de ce qui s'était passé, nous avons appelé le reste de nos collègues.
Dans leurs interviews, les paramilitaires ont déclaré qu'ils n'avaient pas d'armes et étaient de simples résidents organisés contre les manifestants pour «libérer» les gens. Plusieurs habitants les soutenant se sont rapprochés. Au milieu de la matinée, ils étaient déjà une centaine lorsqu'une délégation d'évêques est arrivée pour secourir les habitants réfugiés dans la basilique.
Criant un chapelet d'insultes, les partisans du gouvernement ont encerclé les religieux et sont entrés dans le temple par la force quand les portes ont été ouvertes pour laisser entrer les évêques et les journalistes. Un chaos s'en est ensuivi. Soudainement, nous avons vu entrer avec des bourrades et des coups les hommes encagoulés, certains armés, qui sont partis à la recherche des réfugiés.
Devant l'autel, deux des paramilitaires m'ont vu prendre des photos avec un téléphone portable et ils s’en sont pris à moi. Nous avons discuté et l'un d'eux a saisi mon téléphone.
Je l’ai suivi et lui ai repris. Ça l'a rendu furieux et il m'a poussé violemment. Maîtrisant mes nerfs, je l'ai convaincu de me laisser effacer les photos. Une fois que ça a été fait, ils m'ont permis de quitter l'église.
Dans la confusion, nos collègues ont réussi à se retrouver et à s’échanger leurs expériences respectives: notre photographe Marvin Recinos a été frappé au bras par un encagoulé qui lui a volé son appareil photo; un des journalistes d'une chaîne locale a eu le nez cassé et s’est aussi fait voler son matériel; ils ont aussi pointé leurs armes sur un caméraman d'une chaîne d’informations internationales.
Nous avons rapidement quitté Diriamba, effrayés et conscients que cela aurait pu être pire.
A plusieurs reprises, je me suis trouvé désemparée face au constat que l’extérieur regarde à peine ce que traverse ce pauvre petit pays d’Amérique centrale. Avec son histoire marquée par des invasions militaires, des guerres civiles et des catastrophes naturelles, il semble avoir forgé son caractère à force de souffrances.
Venant du Venezuela, un pays qui fait souvent les manchettes de la presse internationale avec les hauts et les bas d’une crise qui n’en finit pas, j'ai été frappée que la situation au Nicaragua attire moins l'attention du monde, bien qu'elle soit plus sanglante.
Pour les journalistes, c'est aussi beaucoup plus dangereux. Nous ne sommes jamais sortis de nuit. Managua et d'autres villes du pays vivent sous un couvre-feu auto-imposé depuis des mois. Dès six heures de l'après-midi, les rues des villes sont désertes. De nombreuses entreprises ont fermé et la vie nocturne est morte.
Comme au Venezuela, les sources officielles d’information sont fermées. Une demande d'entretien avec le président a été aimablement refusée par son épouse Rosario Murillo.
La presse internationale est également accusée par le gouvernement d'une campagne de dénigrement et de jouer le jeu du "coup d'Etat", ce qui nous met en danger lorsque nous couvrons des manifestations pro-gouvernementales. Mais les envoyés spéciaux n'ont pas eu jusqu'à présent de problèmes pour entrer dans le pays.
Pendant le mois où j'étais au Nicaragua, j'ai souvent entendu des gens dire que «c'est pire que la guerre». Ils l'ont dit parce qu'ils se sentaient impuissants et non à cause de la terreur, avec un courage admirable dont j’ai été témoin dans les quartiers de Monimbó.
J'ai terminé ma mission au Nicaragua un jour après une attaque contre les étudiants de l'UNAN et l'église où, entre les rafales de fusil, les réfugiés ont passé une nuit. Ce dimanche-là, pendant que je voyageais, une opération gouvernementale a commencé pour «récupérer» le quartier rebelle de Monimbó.
"Ils n'attaquent pas, nous avons des blessés et nous ne pouvons pas les évacuer, on est cernés", m'a dit le professeur sur WhatsApp. C'est le dernier message que j'ai reçu de lui.
J'ai vu dans les réseaux sociaux une photo dans laquelle il apparaît à côté d'un petit autel avec l'image de son fils entre des fleurs blanches et jaunes: "Urgent, urgent! Le professeur a été kidnappé ", dit le titre. Depuis je suis sans nouvelles de lui.