Pieds-nus avec les fidèles
Temple de Sabarimala, Etat de Kerala (Inde) -- Me voici à pied d’œuvre, comme des dizaines de milliers d’autres personnes, essentiellement des hommes, grimpant péniblement pieds-nus vers le temple de Sabarimala.
Les singes crient en sautant de branche en branche dans les arbres couvrant la procession.
Et je maudis en silence la paire de sandales de bains qui me tient lieu de chaussures tout en priant pour que ma +couverture+ de touriste tienne suffisamment longtemps.
Je chemine vers un des plus sacrés des temples hindous, dans l’Etat septentrional du Kerala, pour un pèlerinage entrepris par les fervents fidèles de la divinité Ayyappa.
Un peu plus tôt dans la journée, j’ai rejoint le camp de base, après un périple mouvementé de plusieurs heures.
Tout cela parce que la Cour suprême vient de lever l’interdiction faite aux femmes de 10 à 50 ans de mettre le pied sur la colline sacrée. La décision a entrainé des protestations virulentes des dévots et organisations locales et des heurts avec les défenseurs de la cause féminine.
Les femmes peuvent entrer dans la plupart des temples hindous. Mais pour les traditionnalistes, les restrictions imposées aux femmes à Sabarimala reflètent la croyance ancestrale que leurs menstruations sont impures.
La décision de la Cour les a enragés.
J’ai d’abord atteint Nilackal, dernière étape avant le camp de base de Pamba, en compagnie de mes collègues Arun Sankar, un photojournaliste, et la journaliste reporter d’images Archana Thiyagarajan, le 17 octobre, jour d’ouverture du temple.
L’atmosphère est électrique. Des dizaines de milliers de fidèles affluent par autocars, voitures, camionnettes ou simplement à pieds, sur des dizaines de kilomètres.
La foule, essentiellement masculine et comptant aussi des femmes assez âgées et des jeunes filles, vient de tous milieux et endroits du pays. Elle traverse Nilackal en chantant des hymnes.
Des centaines de policiers anti-émeutes bien équipés surveillent ce gentil chaos organisé, plein de couleur.
Mais en tant que journaliste ayant couvert des dizaines d’émeutes et manifestations à travers la région depuis quelques années, la seule question que je me pose n’est pas de savoir si mais quand tout cela tournera mal.
Les premiers signes en apparaissent quand nous tentons de rejoindre Pamba. Notre taxi est soudainement entouré par une dizaine d’hommes visiblement furieux, dont certains tapent sur le capot tout en pointant le doigt vers Archana, notre collègue féminine. Ils veulent qu’elle sorte, journaliste ou pas.
Des pèlerins ont entendu que des défenseuses des droits des femmes tenteraient d’atteindre le temple par la ruse.
La situation tourne rapidement au vinaigre, avec un attroupement toujours plus grand autour de notre véhicule. Arun et moi sortons de la voiture pour plaider notre cause, les mains jointes, mais sans succès. Mon collègue décide d’escorter Archana vers un endroit sûr pendant que je négocie avec le chauffeur pour qu’il fasse un demi-tour.
Un peu loin, nous apprendrons qu’une journaliste a été attaquée par une bande, qui a aussi saccagé sa voiture.
J’ai souvent été le témoin ou le sujet d’attaques contre des journalistes dans différents coins en Inde mais c’est la première fois que je vois une journaliste en être la cible au seul motif qu’elle est une femme.
Arun et moi décidons d’embarquer dans un bus rempli de fidèles pour rejoindre Pamba.
La tension a clairement grimpé d’un cran.
Notre transport roule depuis peu quand nous entendons des hurlements dehors.
La scène est typique, nous nous trouvons au beau milieu de heurts entre fidèles et police anti-émeutes, avec jets de pierres de chaque côté.
Tous les passagers du bus se jettent au sol. Les plus courageux tendent leur téléphone à bout de bras pour filmer la scène.
Il y a peut-être quatre ou cinq femmes pour une cinquantaine d’hommes dans le bus, mais aucune d’entre elles n’affiche une quelconque sympathie pour les forces de police ou les journalistes, qui interférent selon elles avec les règles sacrées de la tradition.
Arun et moi sautons du bus, une écharpe autour de la tête pour se protéger des projectiles qui volent, et nous courons jusqu’au cordon de policiers.
Un point d’observation idéal pour les heurts et les arrestations de fidèles qui s’ensuivent.
La route principale venant de Pathanamthitta n’est clairement plus sûre, avec des rumeurs de fidèles attaquant les véhicules des journalistes et des officiels.
Nous passons les heures suivantes en compagnie d’une troupe de policiers dans une station-service, où l’excellente connexion internet nous permet de transmettre texte et photos à New Dehli.
Nous sommes de retour en ville à minuit, pour y apprendre que les organisations hindouistes locales ont appelé à un blocage des routes le lendemain.
Arun part pour le temple tôt le matin, et notre chauffeur, comme bon nombre de ses collègues, préfère ne pas s’aventurer sur les routes. Les rues sont désertes. Ça ressemble à un couvre-feu alors qu’il me faut couvrir 60 km pour rejoindre Pamba.
Et comme si ça ne suffisait pas, je porte des sandales de bain, sur les conseils d’Arun, qui est un fidèle dévoué à Ayyappa. Il m’a expliqué qu’elles me permettraient de me fondre dans la masse des fidèles, et m’éviteraient de me faire voler mes chaussures une fois arrivé au temple, qui ne dispose pas de casiers fermant à clef. A première vue, l’idée est bonne.
Je n’ai pas d’autre choix que de commencer à marcher vers Pamba. Après deux kilomètres j’arrive à un barrage où je suis immédiatement entouré par des manifestants qui me soumettent à un véritable interrogatoire. Ayant revendiqué ma qualité de journaliste, certains deviennent franchement agressifs, les médias déformant selon eux la situation en se rangeant aux « arguments infondés » de leurs adversaires.
L’un d’eux tente de saisir de mon téléphone pour vérifier si je ne les ai pas pris en photo, mais heureusement un grand gaillard intervient avant de m’accompagner jusqu’au prochain carrefour, à 300 m de là.
Je file ensuite aussi vite que possible avant qu’un habitant du coin me propose une place sur son scooter. Il me dépose à une intersection où un autre habitant m’accompagne jusqu’à Thekkemala, et me confie à un policier désœuvré à un carrefour vide.
Curieux de savoir pourquoi je m’aventure dans une région sous quasi couvre-feu, je lui raconte que je suis un simple un touriste, avant qu’il ne me confie à une famille qui me dépose quelques kilomètres plus loin. J’y rencontré un jeune manifestant en moto, ravi d’emmener un natif de Delhi vers Sabarimala.
Mais plutôt que de me déposer directement à la gare routière où se rassemblent les pèlerins, il fait un détour par une manifestation toute proche. Quelques centaines de fidèles y chantent des mantras à la gloire d’Ayyappa.
Mon chauffeur de fortune m’assure que dans l’hindouisme les femmes jouissent de tous les droits, qu’elles mènent même les prières et la plupart des grandes cérémonies, et que l’interdiction concernant leur accès au temple de Sabarimala n’est pas une question de misogynie mais de tradition.
En me déposant à la gare routière, il me serre dans ses bras avant de faire un selfie.
Ma joie d’avoir atteint mon but est douchée par le spectacle chaotique de centaines de pèlerins prenant d’assaut la poignée de bus présents.
Je me débrouille pour me faufiler dans l’un d’eux, et m’assoir par terre près du chauffeur. Le véhicule est plein à craquer d’hommes pieds et torses nus, la plupart portant un « Irumudi », une offrande symbolique à la divinité enveloppée dans une pièce de tissu nouée sur leurs têtes ou leurs épaules.
Je ne sais pas ce qui est le plus inconfortable : ma position dans le bus, les regards de mes compagnons de voyage ou leurs questions sur ma présence?
Quelques heures plus tard, notre convoi, escorté par la police pour sa sécurité, atteint Pamba. Une arrivée marquant aussi le départ d’une ascension pieds-nus de trois heures vers le temple.
Il ne m’a pas fallu dix minutes pour réaliser que des sandales de bain ne seraient pas d’une grande aide pour grimper la colline. Moins d’une demi-heure plus tard, je suis à l’arrêt sur le bord du chemin, soufflant et suant. J’ai clairement sous-estimé le degré de dévotion et de forme physique nécessaire à une telle épreuve. Alors je fais des pauses, en bavardant avec d’autres pèlerins, à plusieurs stands servant des jus de fruits et des snacks.
La chose la plus frappante pour moi est la diversité des participants : des ingénieurs, des ouvriers agricoles, des chauffeurs, des fonctionnaires et des médecins, tous vêtus de façon semblable, assis ensemble et chantant de concert.
Dans un pays connu pour ses divisions ils forment une communauté unie traitant chacun comme un égal.
Beaucoup, si ce n’est la plupart, ne correspondent pas à l’image des hommes opposés à la décision de la Cour suprême. Ils m’ont expliqué tout du long avoir été mal compris et que le sens de leur tradition avait été mal expliqué.
Certains ont même justifié la colère et les attaques contre leurs adversaires, en y incluant les médias.
Le reproche le plus courant a porté sur le traitement particulier qui serait réservé à l’hindouisme, par rapport aux deux autres grandes religions de la région, l’islam et le catholicisme.
Pour le néophyte, le spectacle de ces centaines, si ce n’est des milliers de personnes cheminant comme une procession de fourmis, chantant toutes le même hymne, a quelque chose d’hypnotisant.
Je termine la montée en presque trois heures. Pour soulager mes pieds enflés, sales et douloureux je les laisse tremper pendant une heure dans un seau d’eau chaude additionnée d’un peu de shampoing.
L’endroit vaut l’effort déployé pour l’atteindre. Le petit temple doré tranche sur le vert généreux des collines environnantes, qui s’étendent à perte de vue.
Dans ce lieu tranquille, au son des mantras repris par les fidèles, on oublierait presque que ce lieu est l’épicentre d’une grande agitation culturelle, religieuse et politique du pays.