Couvrir Bolsonaro, un sport de combat?
Rio de Janeiro -- "Je ne peux pas le croire, c'est dingue!", me dit Carl de Souza, le chef photographe de l'AFP. Comme les autres médias, l'AFP n'a pu prendre la moindre photo de Jair Bolsonaro, en ce soir de séisme électoral au Brésil.
Le futur président d'extrême droite s'est pourtant exprimé trois fois. Mais en restant retranché chez lui.
Jair Bolsonaro a délivré sur Facebook deux directs de piètre qualité technique, des discours sur ce ton martial et avec cette expression d'homme en colère que je trouve si frappants chez lui.
La troisième fois, il a lu un texte, après une prière avec le folklorique sénateur et chanteur de gospel Magno Malta, retransmise par Record TV et TV Globo.
Des scènes qui nous ont tous laissés un peu pantois et songeurs.
Est-il déjà arrivé ailleurs qu'un soir de triomphe électoral dans une grande démocratie (208 millions de Brésiliens) le vainqueur n'apparaisse pas devant la Nation qui l'a fait président?
Mais depuis l'attentat qui a failli lui coûter la vie pendant la campagne - un coup de couteau dans l’abdomen - Jair Bolsonaro a grandement limité ses sorties et a fui les foules, invoquant des raisons médicales.
Ce 28 octobre, sept photographes de l'AFP couvrent à travers le pays le deuxième tour dont il est le favori.
Mais comme me dit Mauro Pimentel, photographe brésilien de l'AFP à Rio de Janeiro, aucune photo du vainqueur : "c'est comme si on n'avait pas fini notre couverture. Les dernières photos de Bolsonaro on les a prises en milieu de matinée quand il votait!"
Le candidat veut secouer le cocotier. Il va rompre avec les usages. Et peut-être mener la vie dure aux journalistes qui vont couvrir les quatre années de sa présidence.
Pour l'AFP-TV, la journée a été particulière aussi. Notre douzaine de journalistes a diffusé près d'une centaine de vidéos en anglais et français pour les télévisions, plus de 80 pour le web en toutes langues et tourné 24 directs lors de ce deuxième tour de la présidentielle. Dans des conditions souvent difficiles.
Dans le quartier de Vila militar, Jair Bolsonaro a voté dans un certain chaos.
"On était tous prêts, deux heures avant, pour le filmer arrivant et finalement il est passé par derrière. Tout s'est fini en bousculade: on a tous couru après lui", raconte Marie Hospital, responsable de la vidéo pour l'AFP au Brésil. "Ils n'ont vraiment pas envie de bosser avec la presse".
Seuls les médias tirés au sort la veille ont pu filmer et photographier Jair Bolsonaro à l'intérieur du bureau de vote.
L'AFP, présente au Brésil depuis 1946, avec des bureaux à Brasilia, Sao Paulo et Rio de Janeiro, a découvert qu'elle n'était pas accréditée, contrairement à des équipes de télévision étrangères arrivées deux jours auparavant. Nous n’avons dû qu'à la solidarité entre agences de presse présentes au Brésil d'obtenir des images de l'intérieur du bureau de vote.
Invitée en soirée par des voisins de Bolsonaro dans la zone résidentielle de Barra da Tijuca, une équipe de l'AFP-TV a pu prendre un peu de hauteur.
Depuis le balcon de leur résidence donnant sur la longue plage de l'Atlantique, elle a filmé les milliers de Bolsonaristes célébrant la victoire. Tout en refusant poliment de goûter au buffet d'écrevisses et au Dom Pérignon 2003 et Mouton Rothschild 1998 ouverts pour célébrer le triomphe du désormais prestigieux voisin.
Au même moment le photographe Mauro Pimentel, se trouvait en bas, dans les effluves de bière, au milieu d'électeurs d'extrême droite survoltés et de plus en plus agressifs. La victoire de Bolsonaro a fait sauter les derniers verrous : "J'entendais les types se demander combien d'armes ils allaient acheter", me dit Mauro.
Sans même s'être concertés, les photographes ont tous enlevé de leur cou le badge identifiant leur média, et les télévisions les logos de leurs micros.
Quelque 140 faits de violence ont été enregistrés contre des journalistes pendant la campagne, la plupart attribués à des militants d'extrême droite.
Les photographes ne naviguent plus seuls dans les rassemblements de Bolsonaristes.
Notre JRI à Sao Paulo, Johannes Myburgh, a dû interrompre un direct alors qu'il était harcelé et insulté par des militants d'extrême droite.
Du côté du texte, j'ai vu Louis Génot revenir au bureau plus tôt que prévu de son reportage auprès d'électeurs. Un policier militaire lui a lancé: "Je vais gâcher ton dimanche, va-t'en ou je te plaque par terre et je te menotte".
Le pouvoir qui va s'installer à Brasilia, on l'aura compris, n'est pas un ami de la presse.
Jair Bolsonaro a fait quasiment toute sa campagne sur les réseaux sociaux. Il n'a accordé que quelques interviews à des télévisions, le plus souvent à son domicile, menées de façon parfois très complaisante, et sur le ton d'une conversation informelle.
"J'ai toujours trouvé que tu étais un super mec", lui a lancé en direct José Luiz Datenna, journaliste star de TV Bandeirantes, en le remerciant de l'avoir reçu dans sa "modeste maison de 240 mètres carrés", à l'issue d'une interview fleuve, aussi décousue qu'accommodante, huit jours après son élection.
Peu avant, Bolsonaro, qui porte sur l'abdomen une poche de stomie depuis l'attentat, avait averti sans façon le journaliste: "Je risque d’avoir des flatulences et tu vas devoir te mettre à l’abri à cause de l’odeur".
La couverture de la présidence Bolsonaro va-t-elle être un sport de combat pour les agences de presse telles l'AFP?
"On court après son ombre en permanence", m'explique Mauro Pimentel, qui, comme ses confrères fait le planton des heures devant le domicile du président élu. Parfois il décide de parler sans préavis : "Il fait rentrer chez lui les médias les plus près de la porte. Et c'est fini pour les autres".
Cinq jours après sa victoire et dans la foulée des premières annonces importantes sur la composition de son gouvernement, Bolsonaro a accordé un accès à quelques organes de presse sélectionnés sur une liste -- en raison du "manque de place".
Aucun média étranger pour cette conférence de presse impromptue dans son jardin, où les micros ont été installés sur une planche de bodyboard.
J'aimerais protester, mais auprès de qui? Personne dans l'entourage de Jair Bolsonaro n'est chargé de la presse, en tout cas durant cette période de transition.
D'ailleurs le "capitao" (capitaine) a prévenu: les grandes annonces ne viendront que de lui. Et via les réseaux sociaux.
La presse internationale ne semble pas digne d'intérêt pour la nouvelle équipe. Bien plus sévères que la presse brésilienne, le New York Times, The Economist, The Guardian ou El Pais ont publié des éditoriaux cinglants, avertissant le Brésil qu'il connaîtrait des heures sombres s'il élisait un candidat d'extrême droite au discours de haine.
Le système de tirage au sort des médias inaugure-t-il une ère de "loterie" pour le travail de la presse accréditée au Brésil?
Inquiétant également, le futur président de la République a annoncé au premier journal du Brésil, Folha de Sao Paulo, qui l'a mis en cause dans une possible fraude électorale, qu'il "était fini" car il lui couperait le robinet de la publicité institutionnelle.
"C'est le peuple qui décidera quels médias survivront", a lancé Jair Bolsonaro, provoquant des sueurs froides dans des rédactions brésiliennes.
Mais revenons à la journée du 6 septembre. Un déséquilibré surgit de la foule et porte un coup de couteau de cuisine à Bolsonaro, lui perforant l'intestin. Le candidat se trouve par chance à proximité d'un hôpital. En 15 minutes, il est au bloc opératoire. Il a déjà perdu 40% de son sang.
"Vous venez d'élire le président de la République!" Je trouve stupéfiante cette phrase de Flavio, son fils sénateur, accouru au chevet de son père qui est entre la vie et la mort.
Personne alors n'accordait beaucoup de chances au député à la carrière insignifiante et aux déclarations sulfureuses. Les sondages le donnaient battu dans quasiment toutes les simulations de deuxième tour.
Comme l'a bien expliqué Steve Bannon, l'ex-conseiller de la Maison blanche: "Sans Facebook, Twitter ou d'autres réseaux sociaux, nous n'aurions pas réussi à surmonter la barrière de l'appareil médiatique. Trump a réussi à le faire, Salvini et Bolsonaro aussi. Ils savent communiquer avec les masses".
Bolsonaro a dit que c'est "Dieu qui l'a fait élire". Dieu "et les réseaux sociaux".
Mais celui qui aimait être porté en triomphe sur les épaules de ses supporters fuit aujourd'hui la foule, et la presse. Tout "Mito" qu'il est (ses fans l'appellent "Le Mythe"), Bolsonaro a probablement été traumatisé par l'attentat.
C'est désormais avec une sécurité quasiment digne d'un président américain qu'il se déplace, en convoi de véhicules blindés, avec une cinquantaine d'agents dont des membres des unités d'élite de la police fédérale lourdement armés et une dizaine de motards.
Grand admirateur de Donald Trump, Bolsonaro s'inspire à l'évidence du président américain dans son traitement méprisant ou agressif de la presse.
Comme lui, il a qualifié durant sa campagne les médias "d’usines à fausses informations" et dressé la population contre la presse.
Une fois élu, il a pu imposer comme condition de choisir le journaliste lui posant des questions lors d'interviews, exclure certains médias de ses conférences et promettre sa disparition à un grand quotidien respecté.
Et comme son homologue américain, c’est un président qui tweete.