Le puzzle Coulibaly
MANTES-LA-JOLIE (France), 9 février 2015 – L’exercice s’appelle « enquête de voisinage ». Cela consiste à fureter dans l’entourage d’un individu – souvent l’auteur d’un crime retentissant – pour découvrir sa biographie et sa personnalité. Le but, pour le journaliste, est de satisfaire au plus vite la soif soudaine d’informations du public à l’égard de quelqu’un dont, quelques heures plus tôt, personne ne savait rien. Pas facile.
Ce 3 février, ma collègue Juliette Montesse et moi avons l'occasion d'exercer nos talents d'enquêtrices de voisinage au sujet de Moussa Coulibaly, un jeune homme de 30 ans soupçonné d'avoir agressé au couteau trois militaires devant un centre communautaire juif de Nice. Cette attaque soulève une vive émotion en France, quelques semaines après les attentats contre Charlie Hebdo et une épicerie juive à Paris. Or il se trouve que Coulibaly est originaire de Mantes-la-Jolie, une ville des Yvelines située sur le territoire que Juliette et moi sommes chargées de couvrir pour l’AFP.
L’email tombe à 17h49 : nos collègues du service des informations générales à Paris, qui sont en contact avec les enquêteurs, ont appris qu’une perquisition était en préparation au domicile de Coulibaly à Mantes. Il faut se rendre immédiatement sur place pour assister à l’opération et « gratter » le plus d’informations possibles dans l’environnement du suspect.
Juliette et moi, nous nous regardons : la nuit est sur le point de tomber. A priori, la perspective de passer la soirée dans un quartier sensible de la grande banlieue parisienne par un froid polaire n’est pas très réjouissante. D’un autre côté, il s’agit d’apporter notre contribution à la plus grosse actualité du jour en France, une occasion qui ne se produit pas tous les jours.
« Pour vous les journalistes, à cette heure-ci, ça craint »
Direction le Val-Fourré. Un quartier de 22.000 habitants qui a longtemps tenu le titre de plus grande cité de logements sociaux d’Europe. Théâtre d’émeutes en 1991, le Val-Fourré a aussi été un symbole du malaise des banlieues françaises. Juliette s’y est récemment rendue pour préparer un sujet sur la lente « dé-ghettoïsation » des lieux. Aux dires de la police et de la population, la sécurité s’y est beaucoup améliorée ces dernières années. Reste que le Val-Fourré traîne encore une réputation sulfureuse.
Ma collègue passe un coup de fil à un policier à qui elle avait parlé pendant son reportage, histoire de tâter le terrain. Il n’a aucun tuyau à nous donner, mais juste une mise en garde : « pour nous les policiers, ça ne craint pas. Mais pour vous les journalistes, à cette heure-ci, ça craint ». Merci pour l’avertissement... Nous ne sommes pas mécontentes d’être parties à deux.
Pour orienter nos recherches, nous ne disposons que de deux adresses trouvées dans l’annuaire. La première se situe dans une zone pavillonnaire en lisière du Val-Fourré. Dans les allées, l'éclairage est faiblard, des numéros manquent aux boîtes aux lettres. L'ambiance est lugubre mais nous nous efforçons de ne pas tomber dans la paranoïa.
Garder la tête froide
Nous frappons à la porte. Une dame malienne âgée, un peu surprise de nous voir débarquer à l’heure du journal télévisé, éclate de rire : oui, il y a bien un Moussa Coulibaly qui habite ici. C’est son mari et il est en ce moment au pays ! Il fallait s’y attendre : chercher un Moussa Coulibaly à Mantes-la-Jolie, ville qui compte une importante population d’origine malienne, c’est un peu comme de chercher un Jean Dupont…
La seconde adresse à vérifier se situe au cœur du Val-Fourré, dans une allée déserte et sombre. Aucun uniforme ni fourgon de police en vue. Seulement une voiture aux portières ouvertes, tous feux éteints. Deux filles dans une voiture à l’arrêt, en pleine nuit au Val-Fourré ça attire les regards… Nous nous efforçons de garder la tête froide : des tas de gens vivent tranquillement dans ce quartier.
Mais nous n'aurons pas l'occasion de rester longtemps sur place: une collègue parisienne en contact avec une source proche de l’enquête nous transmet bientôt une troisième adresse. « Cette fois, c’est la bonne », nous dit-elle.
Nous faisons le tour des environs en voiture. Pas un policier à la ronde. Deux hommes encapuchonnés traînent dans les environs. Ils ont l’air un peu louche. L’un porte un sweat-shirt d’une marque qui, je le sais, ne correspond pas du tout à la mode des jeunes du coin. Bizarre…
« Une famille bien, calme, je suis choqué »
Nous nous éloignons pour appeler un habitant du quartier, un bon connaisseur du terrain qui me renseigne parfois et qui peut nous ouvrir des portes. Il connaît la famille Coulibaly, parce qu'ici tout le monde se connaît. « Une famille bien, calme, je suis choqué ».
Quelques minutes plus tard, nous le retrouvons. Il nous apprend qu'il « y a plein de flics, là-bas ». Il propose que nous ne le suivions en voiture, bien que nous connaissions déjà le chemin. Il prévient: « je vous montre où c'est, mais je ne viens pas avec vous ». Il ne doit pas être vu avec des journalistes.
La police est bien là. Au total une quinzaine d'agents, dont les deux « hommes louches » qui étaient en réalité des fonctionnaires en civil probablement venus en reconnaissance. Nous comprenons que, tout-à-l’heure, nous étions arrivées avant le gros des forces de police. Les agents gardent le hall d'entrée, flash-balls bien en vue. « Non, on ne monte pas ». Dommage.
Le passeport de Moussa Coulibaly (AFP / Bureau du Premier ministre turc)
Notre enquête de voisinage va donc se dérouler en bas de cet immeuble de huit étages, sous les yeux de la police. La pêche à l'info commence mal: les rares badauds interrogés disent ne pas connaître le suspect. Viennent ensuite plusieurs jeunes qui s'éloignent quand nous les abordons. On peut les comprendre…
Par chance, arrive une jeune femme plutôt bavarde qui se présente comme une amie d’enfance de Moussa Coulibaly. A ses côtés, un de ses proches essaye de lui interdire de parler. Elle lui tient tête. Nous sommes admiratives.
« Vous filmez sans autorisation... » et sans caméra
Quelques minutes plus tard, les policiers descendent de l'immeuble, avec à leur bras la mère et une sœur du suspect, en pleurs. Le ton monte. Un jeune énervé nous repousse en criant: « Bouge! Bouge! ». Un deuxième, la trentaine, s’énerve : « Vous filmez, vous enregistrez sans autorisation! ». On n’a pourtant pas de caméra…
Il est temps de partir. Les policiers confirment: « c'est assez tendu comme ça ». Dans la voiture, nous râlons: « tu te rends compte qu'on s'est fait virer par un post-adolescent? ».
Bilan de la soirée: les éléments recueillis sur le suspect laissent deviner un profil banal, une personnalité un peu fade avec un casier judiciaire de petit délinquant. Ce jeune homme, dont nous ne connaissons pas encore le visage, était suivi depuis peu de temps par les services de renseignement. Nous avons l'impression de courir après un fantôme.
La tâche s'annonce difficile pour ébaucher au plus vite le portrait qui doit apporter un éclairage à la couverture de son interpellation et de sa garde à vue à Nice.
Le programme du lendemain est donc établi: continuer à « gratter ». Plus déterminées que jamais, nous nous prenons au jeu.
« Prosélytisme agressif »
L'idée est de se rendre à la salle de sport dont Coulibaly avait été expulsé le 15 décembre en raison de son « prosélytisme agressif », ce qui lui avait valu un signalement à la police. Le manager est absent, mais une poignée de journalistes de télé et de radio sont là, tous venus chercher le témoignage-clé. J'appelle notre « bon connaisseur du terrain » qui me rejoint dans les environs, au fond du parking d'un supermarché. Il tient un témoin, un adhérent du club de gym. Ce dernier raconte que Moussa Coulibaly était un « gringalet », un « introverti », à fond sur le cardio et qui parlait peu.
Pendant ce temps, Juliette recontacte l'amie de Coulibaly rencontrée la veille. Au calme, elle confie qu'une des sœurs du suspect était inquiète. « Il était devenu dur. Elle l'avait vu se renfermer ». Ma collègue appelle également un éducateur sportif du Val-Fourré, qui pousse un coup de gueule: « Tous les journaleux sont à la porte de mon club ! »
Nous décidons de retourner au domicile de Coulibaly. L'idée d'aller sonner chez une famille choquée qui a passé la nuit au poste nous gêne un peu. En même temps, qui connaît mieux Moussa que ses proches ? Une sœur répond à l'interphone. Elle refuse de nous ouvrir, mais répond à quelques questions: Moussa ne travaillait pas, il s'est volatilisé il y a une dizaine de jours et avait une pratique normale de la religion. Nous n'en saurons pas plus, pas la peine de la harceler.
::video YouTube id='iWtKlmriebE' width='620'::Par chance, une habitante passe par là et nous en profitons pour nous glisser dans le hall. Dans les étages, une seule porte s'ouvre. Le témoignage est peu pertinent, banal: on le connaît comme ça, bonjour, au revoir.
Entretemps, mon contact a trouvé un autre témoin, une connaissance du suspect. « Tu vas me suivre, on va le chercher en bas d'une tour, et on va se mettre dans un parking, à l'écart, à 500 mètres de là ». Je les rassure: tout sera anonyme. Le témoin, la tête enfouie sous une capuche, raconte : Moussa était « comme nous », jogging ou jean et baskets, pas de robe longue. Il a bien eu « un petit parcours », mais « pas bien méchant ». Il semblait apaisé depuis qu'il avait « embrassé la religion ».
La conversation dérive sur Charlie Hebdo, sur les amalgames, la pauvreté. Sur la rénovation urbaine – « un cache-misère », le clientélisme de certains politiques locaux et sur la difficulté de l'amour intercommunautaire. Une chronique express du malaise des banlieues.
Au même moment, Juliette rencontre le gérant de la salle de sport, qui confirme : Moussa Coulibaly avait conseillé à une employée de porter le niqab. Il s'était plaint de voir des hommes nus au moment de prendre la douche et les avait traités de « sales chiens ».
Après une journée et demie au Val-Fourré, nous tenons le portrait d’un garçon timide, fan de cardio, qui s'est fait expulser d’une salle de sport pour prosélytisme agressif.
Quant à la question principale, à savoir qu’est-ce qui est passé par la tête de Moussa Coulibaly pour en arriver à se jeter sur trois militaires avec un couteau dans la rue après avoir vraisemblablement tenté, sans succès, de partir pour le jihad en Syrie, il faudra plus qu’une «enquête de voisinage» pour y répondre.
Nathalie Alonso est journaliste au bureau de l’AFP à Nanterre.