Pauvres, mais chaleureux
Pékin -- “Pourquoi prenez-vous des photos d’ici?”, m’a demandé un garçon, dans le petit village juste au bord de la capitale chinoise. “Vous devriez aller à la Cité interdite ou au Palais d’été. C’est beau là-bas. Ici…”, a-t-il poursuivi en balayant d'un revers de la main le décor de constructions délabrées en bois, brique et fer rouillé, “… ici c’est laid. Il n’y a rien à photographier”.
“Je crois que l’endroit est très beau, grâce aux gens qui y vivent”, lui-ai-je répondu. «Je trouve ça aussi joli que la Cité interdite, où personne n’habite plus. Cet endroit ici est plein de vie, d’énergie. Pour moi, c’est ça qui est beau ».
Le garçon m’a regardé, perplexe, avant de faire non de la tête. Il ne comprenait pas.
Il n’était sans doute pas seul. Je l’ai rencontré à Heiqiaocun, le Village du pont noir, où des migrants travaillant dans la capitale habitent dans des conditions rudimentaires.
C’est l’un des plus faubourgs les plus pauvres que j’ai connu depuis mon arrivée à Pékin. C’est aussi l’un des plus chaleureux. Ce qui est souvent le cas des quartiers où vivent les plus pauvres.
Le village est complètement ceinturé par des voies de chemin de fer servant aux tests de trains à grande vitesse. C’est comme une île, coupée de la mégapole voisine. Tous ses habitants sont des travailleurs migrants, venus des provinces de Chine pour occuper les emplois les moins qualifiés: nettoyage, cuisine, livraisons.
J’en ai entendu parler par un stagiaire du bureau, en nous préparant à l’arrivée du nouvel an lunaire, un congé que la plupart des Chinois mettent à profit pour retourner dans leur région natale.
Le cœur de l’endroit est la rue principale, bordée de magasins brillants de néons, boulangeries, tailleurs, restaurants, épiceries, salons de beauté, et de massage, ou plus si affinités.
Les travailleurs sont cantonnés ici par les loyers prohibitifs de la capitale et son système draconien d’enregistrement résidentiel, le “hukou”.
Dire que les logements sont sommaires est une litote. Chaque famille occupe une pièce avec un lit et une table, sans eau courante. Les plus “riches” ont une télévision. La cuisine, avec évier unique, généralement dans le hall, est partagée par une dizaine d’habitants.
Les odeurs vous enveloppent, où que vous soyez. L’ail et le gingembre en train de frire dans la cuisine, les épices spéciales typiques de la province du Sichuan, dans le sud-ouest, dont sont originaires la plupart des migrants, ou les raviolis à la vapeur et mantou, des petits pains blancs, pour ceux qui viennent du nord de la Chine.
S’il manque bien des choses, ce n’est pas la camaraderie. C’est une vraie communauté. Tout le monde se connaît. Et tous sont accueillants, le sourire toujours disponible, à la différence de bien des quartiers de Pékin.
Personne ne m’a jamais empêché de le prendre en photo. La plupart des gens rencontrés m’ont invité chez eux.
J’ai remarqué qu’ils passaient beaucoup moins de temps sur leurs téléphones qu’avec leurs congénères, comme dans la plupart des quartiers pauvres que j’ai photographié depuis neuf ans en Asie.
C’est le genre d’endroit où un type entre dans un atelier de retouches avec un ami et son pantalon à réparer, et discute avec la couturière assise derrière une machine à coudre à pédale. Ailleurs, le même homme poserait son pantalon sur le comptoir en demandant juste quand il devra repasser. Ailleurs, on entre dans une boulangerie, on achète son pain et on ressort. Ici, on reste un peu et on papote.
Il n’y a pas beaucoup de confort, l’accès aux soins et à la scolarité est limité, mais ce n’est pas l’extrême pauvreté. J’ai rencontré Yang, par exemple, qui habite là avec son mari. Ils sont originaires de la province côtière du Jiangsu, où ils sont propriétaires d’une maison de deux étages. Mais ils ont choisi de vivre ici pour mettre de côté tout l’argent possible. Elle travaille comme gouvernante chez des étrangers, et lui est dans la construction. A eux deux, ils gagnent environ 10.000 yuans (1.375 euros), nettement au-dessus du salaire moyen des grandes villes, qui était d’environ 6.000 yuans en 2015.
Je ne parle pas mandarin mais la communication n’a pas été difficile. D’abord j’essaie toujours d’être discret et rapide. De capturer un moment de vérité. De préférence sans que le sujet regarde mon appareil.
Une des choses qui m’a frappé dans ce village a été l’obscurité. J’ai fait beaucoup de clichés la nuit parce que je trouvais que cela restituait bien l’esprit du lieu. A part la rue principale, avec ses magasins, il n’y a pas beaucoup d’éclairage. Et puis la plupart des habitants sont ailleurs pendant la journée.
Je suis content de cette série. Parce que ces endroits ont tendance à disparaitre avec le développement urbain. Comme ce taudis de Phnom Penh, près du lac Boeung Kak. C’était un endroit plein de vie, avec des enfants courant dans tous les sens. Le lac a été rempli et on a construit des résidences et des centres commerciaux.
Black Bridge pourrait terminer comme ça. Avec le développement de la mégapole qui grandit à côté.
Ce billet de blog a été écrit avec Yana Dlugy à Paris.