Parler de la banlieue normalement
Bobigny, Seine-Saint-Denis (France) - Dans quelques jours, je quitterai mon poste à Bobigny où j’ai été chargée pendant quatre ans de couvrir l’actualité de la banlieue nord de Paris, du Val-d’Oise à la Seine-et-Marne en passant par la Seine-Saint-Denis.
Je me souviens de mon premier reportage, au début de l’automne 2014. Une cérémonie officielle avait été organisée sur le parvis de la gare RER de Rosny-sous-Bois en l’honneur d’un soldat tué pendant la Première guerre mondiale, 99 ans plus tôt.
Ce qui restait de lui - rien, à vrai dire, hormis la plaque militaire ayant permis son identification - avait été retrouvé quelques mois plus tôt, dans un trou d’obus. Son dernier domicile connu étant Rosny, le maire, lui-même petit-fils de Poilu, avait demandé qu’il soit enterré sur sa commune.
Je revois la scène comme si c’était hier, et l’émotion qui s’était emparée de l’assistance - jusqu’au préfet Galli, qui avait discrètement essuyé une larme - lorsque la marche funèbre avait retenti pour accompagner l’entrée solennelle du cercueil de Léon Senet, recouvert du drapeau tricolore.
La nuit tombait, les RER se succédaient, déversant sur le parvis leurs voyageurs pressés, indifférents à la cérémonie qui s'était conclue par un lâcher de colombes du plus bel effet. Puis nous avions suivi le corbillard en silence, jusqu’au carré militaire du cimetière communal où le sergent avait été inhumé contre le mur d'enceinte, au pied de deux hautes tours, surmontées de l’enseigne lumineuse « Rosny 2 », qui allaient constituer le principal repère visuel de mes trajets pendulaires au cours des quatre années suivantes.
Quel était le rapport entre ce soldat tué au front et la banlieue telle que je me la représentais alors, m’étais-je demandée ?
Aucun, et c’était cela le plus déroutant.
J’avais pris ce poste la tête farcie de préjugés sur « la banlieue », et en particulier sur ce département qui en est devenu le symbole, y compris à l’étranger : la Seine-Saint-Denis, également connu par son chiffre totémique, le 9-3.
Le plus déroutant, c’était de me retrouver à couvrir un événement qui aurait pu se passer n’importe où ailleurs et, dans mon esprit, n’importe où ailleurs, plutôt qu’ici.
Certes, il y avait les tours HLM, et « HLM » connotait « la banlieue », comme je n’avais pas manqué de le souligner dans mon reportage, avec ce titre légèrement racoleur : « retrouvé dans un trou d’obus, un soldat de la Grande Guerre inhumé au pied d’un HLM ».
Mais, excepté ce détail, on aurait pu être n’importe où ailleurs, effectivement.
Sans que j’en aie conscience, ma première expérience en banlieue reflétait une vérité de ce territoire, qui est comme n’importe lequel et qui pourtant n’est pas n’importe lequel.
C’est le paradoxe auquel est confronté le journaliste travaillant en banlieue : parler normalement d’un territoire qui n’est pas tout à fait normal, même s’il aspire puissamment à la normalité.
Comme me l’a dit un jour mon confrère Nadir Dendoune, qui adore détester notre corporation : le jour où les journalistes iront à Saint-Denis ou Sevran pour illustrer le marronnier de la rentrée scolaire, on parlera enfin de la banlieue normalement.
Oui mais voilà, on n’en est pas encore là.
Quand on parle de la rentrée en Seine-Saint-Denis, c’est toujours pour relater une situation « anormale »: en 2014 en l’occurrence, la rentrée avait été catastrophique, avec de nombreuses classes de primaire qui s’étaient retrouvées sans maître, au point que l’académie avait dû faire appel à Pôle Emploi pour trouver en urgence des vacataires. Depuis, les choses se sont améliorées au primaire et c’est au collège que se concentrent les difficultés.
Comment parler de la banlieue normalement?
C’est une question que l’on s’est souvent posée avec mes collègues de Bobigny, Sarah Brethes, Tiphaine Le Liboux et Myriam Lemétayer. Le plus souvent autour d’une salade Sodebo dans notre bureau situé derrière le TGI.
Nous avions conscience de marcher sur une corde raide : si parler à longueur d’articles de ce qui ne va pas peut avoir des effets stigmatisant, s’efforcer à l’inverse de toujours montrer la banlieue sous son meilleur jour est également problématique.
Une chose est sûre: il y a peu d’endroits où la question de la responsabilité du journaliste ne se pose aussi fortement.
Et cela d’autant que l’AFP est le seul média national - et a fortiori international - à disposer de trois bureaux en région parisienne, à Bobigny, Nanterre et Créteil, où travaillent neuf journalistes à plein temps. La « prime » au 9-3, - la Seine-Saint-Denis étant perçue comme un concentré des maux de la société française, l’envers de son fameux « modèle » ainsi qu’un démenti cinglant à sa prétention d’être la pointe avancée de la civilisation -, fait que nos articles sont souvent traduits pour les « fils » étrangers de l’agence et suscitent un grand intérêt auprès de nos clients anglo-saxons.
Eviter la stigmatisation est une chose entendue pour la plupart des journalistes.
Le concept de « no-go zones » - qui s’appliquait d’ailleurs aux quartiers populaires de Paris et non à la banlieue qui en est leur prolongement -, est devenu une blague - un stigmate retourné avec humour à l’envoyeur.
Et, si l'on met de côté certains reportages ou Une sensationnalistes, qui jouent sur la peur de l'islam et de l'étranger, il ne viendrait à l’idée d’aucun journaliste sérieux de caricaturer le « 9-3 » en bastion de l’islam radical ou en réservoir à djihadistes.
La réalité est évidemment plus complexe: Lunel, dans l’Hérault, a envoyé plus de djihadistes en Syrie que Saint-Denis, sans parler des convertis souvent issus de zones périurbaines qui ont répondu à l’appel du djihad international.
Il n’y a pas de territoires perdus de la République, non parce que l’islamisme ou la haine de la France et des institutions républicaines n’y ont pas cours, mais parce que la notion de territoire est trop large : dans une même tour HLM, on peut trouver de tout, des salafistes portant kamis et des musulmans qui ne font pas le ramadan, des filles voilées et des émancipées qui vont s’éclater en boîte le samedi soir à Paris.
Laissons donc de côté cette stigmatisation-là.
En revanche, il en existe une autre forme, de gauche celle-là, bien-pensante, à laquelle certains journalistes peuvent céder sans même s’en rendre compte.
J’ai en mémoire un reportage à la radio, à une heure de grande écoute, qui voulait dénoncer l’absence de chauffage dans une école de Seine-Saint-Denis. Et le confrère de décrire des élèves grelottant de froid, sans même un poêle pour se réchauffer comme dans les écoles des villages d’antan. Il se trouve qu’au même moment, l’école de mes enfants à Paris subissait la même avanie.
Pas de quoi en faire toute une histoire, d’autant que, confrontée à une démographie scolaire galopante, la Seine-Saint-Denis s'est lancée dans un programme accéléré de construction.
Résultat, chaque année sortent de terre de nouveaux établissements HQE qui n’ont rien à envier aux bâtiments exigus et mal-chauffés des centres-villes.
Je ne jette pas la pierre à ce confrère, car il nous est arrivé nous aussi de céder au misérabilisme.
C’était encore à propos d’une panne de chauffage, mais cette fois au tribunal de grande instance de Bobigny, où le thermostat a souvent des sautes d’humeur.
Nous avions hésité: devions-nous en rajouter une couche, alors que nous avions déjà beaucoup écrit sur des sujets autrement plus importants, comme le manque de greffiers, l'épuisement des juges aux affaires familiales ou l’engorgement du service d’exécution des peines, avec cette conséquence non négligeable que les condamnations n’étaient pas suivies d’effet ?
Mais il faut croire que cette dépêche ne fut pas inutile. Le chauffage fut rétabli dès le lendemain, au grand dam des magistrats suant sous leur robe dans des salles d'audience transformées en étuve !
D’une manière générale, ces articles relayant les doléances des élus, des enseignants ou des magistrats n’ont pas que des effets négatifs. Souvent, ils contribuent à desserrer un peu l’étau de l’austérité: les ministres acceptent de lâcher des sous pour calmer la colère et tout continue comme avant.
Mais la Seine-Saint-Denis et, au-delà, tous les territoires structurellement sous-dotés, méritent mieux que cette aumône qui leur est faite à chaque fois qu’un maire ou un président de tribunal crie assez fort pour se faire entendre, des journalistes puis du pouvoir.
A propos de la capacité des habitants à se faire entendre des médias, il faut noter qu'elle dépend beaucoup, hélas, de leur lieu de résidence, et de sa proximité avec la capitale.
De fait, de plus en plus de journalistes habitent en petite couronne, dans ces villes en cours de gentrification aux portes de Paris, si bien qu’une mobilisation pour la fermeture d’une usine polluante ou le maintien en REP d’un collège rencontrera beaucoup plus d’échos si elle a lieu à Montreuil, au bout de la ligne 9, qu’à Claye-Souilly, en Seine-et-Marne, ou à Deuil-la-Barre, dans le Val-d’Oise.
Une injustice reste pourtant une injustice, qu'elle se produise en grande ou en petite couronne.
En revanche, je me souviens que nous avions décidé de ne pas traiter le problème des rats qui avaient envahi une cité HLM d’Aubervilliers.
D’abord parce que le phénomène n’était pas propre à la ville, mais touchait de nombreuses communes de banlieue comme des arrondissements parisiens.
Là encore, la connaissance du contexte aide à relativiser, non pas la gravité du problème, mais son caractère exceptionnel : des recherches nous apprirent que la recrudescence de ces rongeurs, qui avait poussé la ville de Paris à définir un plan d'attaque, était liée aux nombreux travaux souterrains liés au Grand Paris Express, le futur super métro.
La stigmatisation dont est victime la Seine-Saint-Denis et en particulier certaines villes qui font souvent la une de l’actualité n’est pas à prendre à la légère : en bout de chaîne, il y a des gamins qui ne trouvent pas de boulot parce qu’ils habitent à Bobigny, Sevran ou Aulnay-sous-Bois.
Cela s’appelle la discrimination territoriale - et c’est ce qui avait poussé les Jeunes communistes de Bobigny à intenter un procès en diffamation à M6 après la diffusion d’un reportage portant atteinte selon eux à « l’honneur et à la réputation » des Balbyniens.
Parmi les groupes de travail qui ont travaillé en amont du rapport Borloo, l’un, consacré à « l’image des quartiers », avait proposé la création d’un délit de diffamation médiatique.
« Il y a de très bons reportages. Mais, pour l’essentiel, les médias traitent de l’extraordinaire, positif ou négatif, et ne savent pas parler du quotidien de la France populaire, comme Jean-Pierre Pernault le fait pour la France rurale », expliquait Erwan Ruty, bon connaisseur des « médias de quartiers », à ma collègue Sarah dans un article traitant de la « maltraitance médiatique » que subissent les habitants de banlieue.
Nous y sommes. Il existe une troisième forme de stigmatisation, plus insidieuse que les précédentes, une stigmatisation « positive » celle-là, qui consiste à vouloir montrer en priorité « le bon côté de la banlieue ».
Combien de fois avons-nous dû expliquer que, non, notre rôle n’est pas davantage d’accabler ces territoires que d’en vanter la richesse, d’en souligner les potentialités, d’en exalter le dynamisme ou encore d’en révéler les « talents cachés »?
Evidemment qu’en banlieue il y a pléthore de gens talentueux, intelligents, pleins de ressources, des fonctionnaires dévoués ou des créateurs d’entreprise qui réussissent : pourquoi n’y en aurait-il pas? Pardon, mais on a parqué les gens là parce qu’ils étaient pauvres et/ou immigrés, non parce qu’ils étaient plus bêtes que les autres !
Nadir Dendoune, dont j'avais fait le portrait, a été le premier Arabe du 93 à conquérir l'Everest, sans avoir jamais rien gravi d'autre que l'escalier de son HLM, cité Maurice-Thorez à l'Ile-Saint-Denis. Cet exploit, qui a inspiré le film "L'Ascension", et d'autres réussites à son actif, suffiraient à faire de lui un "exemple".
« Je ne suis pas un exemple, je suis une exception », clame pourtant notre confrère, qui rejette le discours, qu'il qualifie de "néo-libéral", consistant à vanter « l’effort » ou encore à affirmer que "si on veut, on peut" :« Non, ce n’est pas vrai ! Parfois on veut, mais on ne peut pas. Et le plus souvent, on ne pense même pas à vouloir, parce qu’on a intégré qu’on ne pourra jamais ».
En réalité, les habitants de banlieue ne sont ni pires, ni meilleurs que les autres : ils sont juste plus pauvres, ils ont juste plus de problèmes. Plus d’obstacles à surmonter.
Ils ne sont pas non plus -encore une idée reçue— plus malheureux que les autres : mais souvent plus courageux, oui, parce qu’il en faut du courage pour élever dignement ses enfants quand on travaille la nuit pour gagner moins que le smic. Pour réussir quand on a grandi à Torcy, il ne suffit pas de faire un effort, il faut être un guerrier.
Je repense à Lamine, un lycéen de Noisy-le-Sec que j’avais interrogé pour un article sur les méthodes de recrutement des agents de Daech, quelques mois après les attentats de novembre 2015.
Un de ses camarades était parti en Syrie en mars de la même année et lui avait envoyé une photo où on le voyait poser, radieux, aux côtés d’autres jeunes hommes, autour d’une table débordant de victuailles, leurs kalachnikovs bien en évidence à l’arrière-plan.
Lui-même avait été abordé à plusieurs reprises, à la sortie de l'office religieux, par un petit groupe informel de recruteurs, jusqu’à ce que, paniqué à l’idée de les recroiser, il décide de ne plus jamais remettre les pieds dans cette mosquée. J’essayais de comprendre pourquoi son camarade s’était laissé convaincre de partir alors que l’idée du djihad faisait horreur à Lamine.
Il m’expliqua que c’était grâce à son père, à l’éducation que cet homme pieux leur avait donnée, à son frère et à lui. Soudain il consulta son portable et me dit qu’il devait partir, justement pour s’occuper de son père, qui était en fauteuil roulant.
Je le poussai à m’en dire plus, alors il m’expliqua que jusqu’à récemment, son père vivait en HLM à Meaux, en Seine-et-Marne, mais l’ascenseur étant toujours en panne, il ne pouvait plus sortir de chez lui. Au début, les gens le portaient, ainsi que son fauteuil. Un jour, il était resté toute une nuit dehors. Après ça, il avait décidé d’abandonner son logement et vivait à présent à l’aéroport, à Roissy.
Je lui demandai si je pouvais faire quelque chose pour lui, au moins le conduire à l’aéroport? Mais, après avoir empoigné son sac à dos, il avait déjà attrapé au vol un de ces bus à trois chiffres qui, plus encore que les HLM, sont désormais indissociables pour moi de la « banlieue ».
Je repense souvent à ce garçon et à son père, ce héros de la République qui mériterait une distinction pour avoir, malgré tout, élevé son fils de sorte qu’il devienne quelqu’un de bien.
L’histoire de Lamine montre assez combien est déplacée l’injonction à montrer le côté positif de la banlieue.
Notre travail consiste à rapporter ce qui se passe.
Pas seulement ce qui se produit d’exceptionnel - homicide ou sauvetage héroïque - mais le quotidien des vies ordinaires : les pannes d’ascenseur ; la mère de famille immigrée qui s'inquiète que son fils n’ait pas de prof de français depuis la rentrée; le diplômé arabe, trentenaire et père de famille, qui se demande s’il arrivera un jour à décrocher autre chose qu’un CDD d’été à Roissy; le chauffagiste juif qui a une petite entreprise qui tourne, mais décide, la mort dans l’âme, d’émigrer en Israël parce qu’il n’en peut plus de se faire insulter à chaque fois qu’il sort avec une kippa sur la tête.
Les petites et grandes injustices que subissent sans bruit ces gens ordinaires, dont les aspirations peuvent se résumer à trois choses: un travail qui permette de vivre, un logement décent et, surtout, une école qui garantisse la réussite de leurs enfants.
Notre travail n’est pas d’illustrer des concepts : islamisme, terrorisme, racisme, antisémitisme, ségrégation.
Il est d’abord d’être à l’écoute des signaux faibles qui émanent du terrain.
Pour cela, il faut y être, sur le terrain, et accepter d’y passer du temps. Prendre le risque de l’empathie, s’autoriser à nouer des liens d’amitié, ne pas avoir peur de s’engager.
Aussi, avant de repasser une dernière fois le périph’ et laisser derrière l’enseigne « Rosny 2 », l’A86 intérieure et les bus à trois chiffres, je voudrais saluer Fouad Ben Ahmed, Mohammed Mechmache, Nadia Dahli, Brahim Chikhi, Rodrigo Arenas, Amine Betache, Amal Bentounsi, Mohammed Maatoug et Malik Sylla.
Et tous ceux, comme le père de Lamine, qui sont « nés du mauvais côté de la France », et auxquels je dois tant.