Ces femmes qui ont tant à perdre en Afghanistan

J’ai  tout de suite pensé à elle. Quand il a été décidé de dresser une série de portraits de femmes qui avaient tout conquis par la force de leur combat, et tout à perdre d'un éventuel retour des talibans au pouvoir, Rada s'est imposée comme une évidence: forte personnalité, forte tête même, résolue au point d'en paraître parfois rugueuse, intransigeante, artiste libre, militante de la cause des femmes, sans jamais craindre de déranger.

Rada Akbar (AFP / Adek Berry)

Je l'avais vue remettre en place sans ménagement diplomates, confrères et pseudo-experts qui lui demandaient ingénument - et au nom de quoi? - si elle était “vraiment représentative des femmes afghanes” 

“En quoi le serais-je moins?”, rétorquait-elle alors, le regard noir. Sous-entendu: quelle image avez-vous imprimé dans votre psyché, dans quelle case la rangez-vous, la femme afghane?

Aussi, son hésitation à mon premier appel m'a prise de court. Elle m'a d'abord demandé de continuer via la messagerie cryptée Signal. Puis il a fallu cinq heures de discussion en tête à tête et l'intervention d'amies communes pour la convaincre de parler devant notre caméra. Rada avait peur.

Le retour à Kaboul après presque trois ans d'absence était une fête. Une émotion véritable quand l'avion, avant de se poser, survole longuement les pics acérés noyés de poussière, des drapés plissés beiges comme autant de vagues minérales qui enserrent la ville et l'aéroport.

(AFP / Joel Saget)

Mais passée la joie fébrile des retrouvailles, c'est l'anxiété des uns et la détresse des autres qui a pris le dessus. Dans l'incertitude et la peur de ce qui allait advenir, chacun tentait d'imaginer l'avenir et d'échafauder des plans pour déjouer le pire, de plus en plus proche. Ceux qui fin mai doutaient encore de vouloir partir commençaient fin juin les préparatifs et les démarches en espérant pouvoir s'échapper à temps. 

Depuis, les talibans n'ont cessé de conquérir de nouveaux territoires. Et les échos qui parviennent des zones qu'ils occupent - le plus souvent sans avoir eu à combattre tant la lassitude de la guerre a gagné les rangs d'une armée mal formée, mal équipée, souvent impayée - n'ont fait qu'accroître la terreur de tout un pays qui se sent abandonné du reste du monde.

Combattants talibans non loin de Gardez, dans la province de Paktia, en Afghanistan, en juillet 2017 (AFP / Faridullah Ahmadzai)

Dans les villes surtout, depuis près d'un an, tous ceux qui pensent, s'éduquent, militent, réfléchissent, écrivent, protestent, vivent avec une cible accrochée dans le dos: entre septembre 2020 et mai 2021, les autorités ont répertorié 180 assassinats ciblés de journalistes, magistrats, avocats, militants des droits humains et droits des femmes. Ils tombent sous les balles ou sautent sur les engins explosifs collés sous leur voiture. 

Le NDS, les services de renseignement afghans, préviennent parfois ceux qui sont “sur la liste”. Les autres reçoivent des menaces, des coups de fils nocturnes, des “night notes”, petites notes de papier laissées nuitamment sur les portes, se sentent suivis.

Que la menace soit concrète ou supposée, le résultat est le même: chaque cible potentielle réduit ses déplacements, abandonne toute forme de routine, comme se rendre au club de gym, sortir dîner avec des amis...  “Je me retourne sans cesse en marchant dans la rue”, avoue le jeune directeur d'une radio qu'il dirige de chez lui depuis novembre dernier après avoir fermé ses bureaux.

Les talibans n'ont jamais revendiqué cette vague d'assassinats, mais il est clair, pour ceux qui se sentent visés, qu'ils font le ménage avant de prendre les villes et le pouvoir. Quant aux autorités, qui renâclent désormais à publier les statistiques à jour des assassinats, elles n'ont jamais conduit d'enquête - ni même promis de le faire.

Peinture murale à Kaboul, le 22 septembre 2020 (AFP / Wakil Kohsar)

Quand j'appelle Rada, je contacte aussi d'autres femmes, universitaires, chercheuses... “Je veux bien te parler mais pas d'images”. L'une d'elles a été explicitement menacée sur Twitter. Certaines affirment qu'elles sont malades ou cas contact - le Covid frappe dur à ce moment là - d'autres sont déjà à l'étranger - et pas bien sûres de revenir, même si elles ne le disent pas. Rada, elle, hésite.

Elle a déjà dû s'enfuir toutes affaires cessantes pour se mettre à l'abri cet hiver, dans un pays proche. Elle est rentrée, malgré tout, pour terminer les préparatifs de son exposition annuelle à l'occasion du 8 mars, Journée internationale des droits des femmes. Mais elle en a fait un événement en ligne : “Organiser un vernissage comme on le faisait les dernières années aurait été trop dangereux pour les visiteurs”.

 

 

Elle aussi limite ses déplacements, sort au minimum, voit peu ses amis, ne dort jamais plus de deux ou trois nuits au même endroit et rarement chez elle. Sa voiture ne quitte plus son garage: elle pourrait servir à l'identifier. Une de ses meilleures amies, Fatima,  a été la première d'entre elles assassinée en juin 2020: alors qu'elle se rendait au travail, à la Commission indépendante des droits humains, un bombe placée sous sa voiture l'a tuée avec son chauffeur. Fatima, que ses amis appelaient Natasha, une reine des dance-floor titulaire de deux masters et parlant cinq langues, avait 24 ans; elle venait de regagner Kaboul après cinq ans d'études à l'étranger.

Ayant finalement accepté de prolonger l'interview devant la caméra, Rada a longuement hésité sur le lieu du tournage avant d'opter pour la maison d'une amie: un lieu où elle se sentirait en sécurité, mais aussi suffisamment “afghan” pour traduire l'attachement qu'elle porte à son pays. 

Assise sur les toshaks (les gros coussins des salons afghans), elle exprime sa colère face au retrait accéléré des Américains, qui retirent leurs forces sans avoir posé de conditions à leur départ ni d'exigences aux talibans. “Il n'y a aucune garantie de préserver les droits que nous avons conquis. Cet accord est une trahison qui légitime les talibans”, s'insurge-t-elle.

Rada Akbar, à Kaboul, le 20 juin 2021 (AFP / Adek Berry)

Elle évoque ces reines du passé, architectes et bâtisseuses, l'éducation qu'elle et ses sœurs ont reçues, par la volonté de leurs deux parents, père et mère, pourtant originaires d'une province rurale du nord.  Son indépendance, acquise, avec leur soutien.

Et soudain, son émotion déborde la mienne.  “Aujourd'hui, c’est difficile de garder espoir. Chaque jour peut être le dernier. Et ce n'est pas que moi, on ressent tous la même chose. Que va-t-il se passer demain, serai-je encore vivante?”

 

Hommes en armes décidés à soutenir les forces afghanes contre les talibans, à Herat (ouest), le 9 juillet 2021 (AFP / Hoshang Hashimi)

La voir si bouleversée me fait monter les larmes aux yeux - ça ne m'était jamais arrivé en reportage, où que ce soit, même dans les pires conditions. Derrière la caméra, Justine cesse de filmer. Adek pose son appareil.  Le désespoir de Rada a pris possession de la pièce et donne corps à celui des Afghanes.

La Turquie lui a refusé un visa. La France, aux dernières nouvelles, semble lui tendre la main. Mais avant de partir, Rada veut mettre ses travaux à l'abri.

Mary Akrami, le 22 juin 2021 à Kaboul (AFP / Adek Berry)
 

Deux autres femmes rencontrées pour cette série – Mary Akrami, qui a ouvert des abris pour les femmes qui fuient une famille ou un mari abusif et Laila Haidari, la mère” des drogués de Kabul auxquels elle offre un sevrage, des soins et une vie après la drogue -  doutent elles aussi de leur place future si l’Afghanistan retombe entre les mains des extrémistes.

Laila Haidari, le 25 juin 2012 (AFP / Qais Usyan)

 

Certains experts et observateurs veulent croire que les talibans ont changé. Mais les témoignages qui parviennent des districts tombés entre leurs mains contredisent déjà cet optimisme : les femmes, forcément bâchées sous la burqa, sont aussitôt interdites de sorties non accompagnées, sans marham, le terme pour désigner un homme de la famille qui fait office de chaperon; les écoles de filles sont généralement fermées - ou réduites à quelques classes pour les moins de 12 ans. 

 

 

Route du district d' Arghandab à Kandahar, le 30 septembre 2020 (AFP / Wakil Kohsar)

Dans le sud, autour de Kandahar, leur ancien bastion, les insurgés soldent des comptes sanglants avec les employés du gouvernement considérés comme des traîtres.

Rada, Mary, Laila tremblent – et les hommes avec elles. Personne n’est aujourd’hui en mesure de les rassurer, de leur garantir qu’une nuit sans fin ne va pas s’abattre de nouveau sur l’Afghanistan. La seule question, pour les plus honnêtes, c’est  quand.  

Juillet 2021, le membre d'une milice luttant contre les talibans monte la garde, dans le district de Charkint, (province de Balkh) (AFP / Farshad Usyan)

Récit: Anne Chaon. Mise en page: Michaëla Cancela-Kieffer

Anne Chaon