Femmes photographes: Ina Fassbender
La photojournaliste allemande Ina Fassbender avait 16 ans quand elle s’est saisie pour la première fois d’un appareil photo dans l’espoir de rapporter les secousses du monde. Dans son objectif, une manifestation antinucléaire à Hanau (Allemagne de l’ouest). Depuis, ses passions pour l’environnement et la photographie ont grandi ensemble, et cohabitent avec son goût pour la couverture d’événements sportifs.
D’où vient votre passion pour la photographie ?
C’est une passion familiale, transmise de génération en génération. Mon père n’était pas photographe professionnel mais il adorait faire des photos, un hobby qu’il avait hérité de son père. J’ai grandi entourée de vieux appareils, qui trainaient partout chez nous. Nous aimions accompagner mon père dans le labo photo où il développait ses clichés. Et mes premières photographies remontent à mes dix ans, un jeu d’enfants avec mes quatre sœurs. Avec l'aînée, nous avons pris des centaines de photographies en faisant toutes sortes de grimaces et nous les avons développées nous-mêmes.
Après le lycée, j’ai fait des études de géographie puis j'ai bifurqué vers la mécanique. Mais ma vraie passion était ailleurs: c’était la photo. Quand ma soeur cadette est devenue photojournaliste, elle m’a dit, Ina, tu pourrais devenir photographe de sports. Et j’ai répondu: d’accord! alors que je ne savais rien sur le sujet. J’ai eu une opportunité en or, et c’est devenu une véritable passion.
Je travaillais dans une petite équipe ce qui m’a permis d’avoir assez rapidement des couvertures importantes. J’ai couvert des compétitions de Formule 1 partout dans le monde, j’ai voyagé à Paris pour Roland Garros ou encore à Barcelone pour les Jeux olympiques de 1992. Ma soeur était très fière de moi. Il nous arrivait de couvrir des événements ensemble, nous étions les soeurs photographes !
Sur quoi vous concentrez-vous aujourd’hui ?
J’aime toujours autant la photographie sportive. Cela permet de saisir des émotions très fortes. De la plus grande des joies au désespoir le plus absolu. Je suis ravie de pouvoir faire partie de l’équipe qui couvre les JO de Tokyo.
Il y a au programme des sports que je n’ai pas couvert depuis longtemps, comme le hockey, le cyclisme ou encore l’athlétisme. Depuis que la pandémie de Covid-19 a éclaté, il n’y a plus eu que du football ! Et pendant les matchs les photographes ne pouvaient pas se déplacer, ils devaient travailler depuis un seul site, en espérant que toutes les actions importantes se dérouleraient de leur côté du stade !
J’ai eu parfois beaucoup de chance, comme quand ce milieu de terrain de Dortmund, Jude Bellingham a fêté son but en Ligue des champions en regardant tout droit dans ma caméra.
Avec d’autres sports, on peut se permettre d’être plus créatif aussi bien au niveau des angles que des temps de pose. A Roland Garros, on peut se déplacer sur une dizaine de spots. On peut attendre d’avoir la meilleure lumière et jouer avec; ou jouer avec les ombres et les rayons de soleil.
J’adore aussi les reportages photo. Et j’aime capturer les situations telles qu’elles sont, en lumière naturelle, en me servant le moins possible du flash. Je prends le temps de parler avec les sujets pour gagner leur confiance. Les relations qui se créent avec les personnes que l’on rencontre en reportage sont souvent très spéciales: il se livrent sans vous connaître. On s’attache très facilement.
La crise environnementale est omniprésente dans mon travail depuis quelques années. Il est très important de montrer ce qui se passe et de susciter une prise de conscience.
Je m’intéresse aux conséquences de cette crise depuis l’adolescence. Quand j’avais 16 ans, je participais aux manifestations contre une centrale nucléaire à Hanau. Cela me rappelle les manifestations organisées par les jeunes de Fridays For Future d’aujourd’hui.. Mes premières photographies en tant que photojournaliste datent de cette époque.
Les gens ont pris conscience de la crise depuis peu, avec les vagues de chaleur et les manifestations de Fridays for future. Et je pense que la photographie a un rôle très important à jouer pour attirer l’attention sur le réchauffement climatique. Il faut des images: ce qui échappe à la vue n'atteint pas l'esprit !
J’ai notamment suivi l’évolution d’une forêt où j’aime bien me promener en vélo, la forêt d’Iserlohn. Les deux derniers étés ont été si secs que les arbres ont manqué d’eau. Ils ont aussi souffert d'une invasion de coléoptères très destructrice. Certains ont du être abattus.
Quelle est la couverture qui vous a le plus marquée ?
La pandémie. Quand tout a commencé, je me suis dit que je devrais tout donner dans cette couverture, car c’était l’Histoire avec un grand H qui se déroulait sous nos yeux. J’étais accro aux infos, jour et nuit. Je couvrais trois événements par jour et j’avais tant d’idées.. Si seulement les journées n’avaient pas eu que 24 heures !
Je me suis rendue plusieurs fois dans les hôpitaux. Je garde un souvenir particulier en mémoire. Il y avait un patient âgé d’une trentaine d’années.. Et les soignants s’attendaient à ce qu’il meure. Il était si jeune et en bonne santé avant de passer par là… Quand je suis partie, j'en avais les larmes aux yeux. Je ne sais pas ce qu'il est devenu. On se rend dans ces services hospitaliers, accompagné d’un attaché de presse et puis on rentre chez soi. On ne sait plus rien sur la personne...
Mais j’ai découvert beaucoup d’initiatives encourageantes pendant cette étape. Comme cette boulangerie qui fabriquait des gâteaux ressemblant à du papier toilette, qui en a vendu des milliers !!
Couvrir les inondations qui ont touché l’Allemagne fin juillet a été très marquant d’un point de vue émotionnel, en particulier quand je me suis rendue dans des zones touchées... à 40 km de ma ville natale. Je me suis sentie si impuissante. J’ai tenté de montrer le désastre… d’une certaine manière, c’était comme travailler dans une zone de guerre. Je n’ai pas caché mes émotions aux personnes que je rencontrais. Les gens voulaient me parler, ils prenaient le temps de me montrer leurs maisons détruites et de me raconter leurs histoires. Je me souviens de ce vieil homme, dans une chaise roulante, qui a échappé aux flots grâce à ses voisins. Ils se sont souvenus de lui juste à temps !
Trois mots pour définir ton travail ?
Préparation, responsabilité et honnêteté. La préparation est essentielle. Nous rencontrons toutes sortes de gens, des sportifs, des politiques, des économistes, des anonymes… je prends toujours soin d’enquêter sur les gens avant de les rencontrer, je fais des recherches en avance sur les personnes, les situations, les lieux...
J’ai choisi aussi le mot responsabilité, car elle est essentielle, encore plus de nos jours. Je me souviens, dans les jours qui ont suivi les attentats du 11 septembre, avoir pris en photo un homme qui avait imprimé le Coran sur du papier toilette. Je ne travaillais pas encore à l’AFP. Un débat s’était engagé avec mes collègues sur le fait de publier ou non ces images. Est-ce qu’elles mettraient la vie de cet homme en danger ? La décision de ne pas les diffuser a été prise car elles ne contenaient pas une information essentielle au regard des risques encourus. Personne ne se soucierait du sujet s’il n’y avait pas de photo. En revanche une photo peut complètement changer la donne.
L’honnêteté me paraît aussi indispensable. Il faut faire preuve de transparence sur la manière dont les photos vont être distribuées. Par exemple lorsque l’on fait des portraits d’enfants masqués à l’école. Même si les parents ont autorisé ces images je prend toujours le temps de discuter avec les enseignants en amont. Je leur explique clairement de quelle manière les photos sont utilisées mais je leur dit aussi que je ne peux pas le garantir à 100%. Parler aux personnes impliquées et s’assurer qu’elles comprennent ce qui est en jeu me paraît très important.
Etre une femme dans ce milieu, cela change quelque chose ?
Etre une femme n’a pas eu d’impact sur mon travail. Ce qui compte au fond c’est de savoir qui a la meilleure photo. Ce qui compte, c’est le résultat. Je n’ai jamais eu de problèmes avec les hommes. Il arrive même qu’ils soient plus aimables avec moi, qu’ils me proposent de porter mon matériel (rires...).
Sauf peut-être quand j’attendais mon fils. Avant que je tombe enceinte, mon chef m’avait dit que j’aurais bientôt un travail à temps plein pour moi, et qu’il aimait beaucoup faire équipe avec moi. Mais quand je l’ai informé de l’heureux événement à venir, il a cessé de me donner des piges. C’était très dur, car il ne m’a pas dit clairement que je ne travaillerais plus. J’ai à nouveau eu du travail avec cet employeur -- c'était avant de travailler pour l'AFP -- quand le chef a changé.
Quels sont vos rêves pour l'avenir?
Honnêtement, je n’ai pas de grand rêves… peut être est-ce dû au fait que je n’ai plus la vingtaine… Si vous m’aviez posé la question à l’époque, ma réponse aurait été différente. A mon âge, tout ce que je vis me convient. Mon travail actuel est la meilleure chose qui me soit arrivée en tant que photographe. Mon entourage professionnel est chaleureux, je peux travailler comme je l’entend et on me fait confiance. A ce stade, les belles relations me semblent plus importante que les rêves, plus importantes que d’aller quelque part ou de couvrir tel ou tel événement !
Interview par Eléonore Hughes à Paris. Traduction: Michaëla Cancela-Kieffer